(1931) Paru dansLa Révolution prolétariennen°117 du 5 mai 1931. Il n’est pas de bon ton, paraîtil, de se réjouir du départ d’Alphonse XIII et d’applaudir la Révolution espagnole. Pour des communistes et des révolutionnaires s’entend. Eh bien tant pis ! J’avoue la joie que j’ai éprouvé devant l’abdication du roi et la proclamation de la République espagnole. Le roi parti, qu’y atil de changé pour la classe ouvrière espagnole? Ce qu’il y a de changé, c’est qu’un événement espéré depuis des dizaines d’années par tous les révolutionnaires espagnols s’est enfin produit. Le royal assassin de Ferrer a fait sa valise. S’il reste d’autres prisons pour militants, le Montjuich des tortures n’est plus. Une couronne a été emportée par le vent. Un vestige de la féodalité de moins ! République et royauté ne se valent donc pas ? Elles se valent. C’est vrai et ce n’est pas vrai. L’ouvrier français et l’ouvrier anglais ou belge, c’est bien sûr, sont également exploités, également opprimés. L’ouvrier espagnol ne vivra donc ni mieux ni plus mal du fait du changement de régime. Ca, ce n’est pas certain. A la faveur du changement de régime, ses organisations syndicales vont se développer. L’ouvrier se sentira plus fort qu’hier en face de son patron, la classe ouvrière en face de la classe bourgeoise. Ce sentiment ne durera peutêtre pas longtemps, mais il existe aujourd’hui, et c’est un facteur appréciable. Il est naturel que nous soyons, nous, dégoûtés de la république. Mais la classe ouvrière espagnole a besoin d’y passer. Elle y passera plus vite ; dans certains épisodes historiques, les mois valent des dizaines d’années. De mars à octobre 1918 la Russie a franchi combien d’années de notre histoire? Combien faudratil de mois à l’Espagne ? Quelle date fermera l’étape ouverte le 15 avril 1931 ? Une couronne emportée par le vent révolutionnaire, ça signifie quelque chose. Entre nous, ne pensezvous pas que le jour où le travaillisme anglais respectera moins son roi cela voudra peutêtre dire qu’il est décidé à réaliser le socialisme dès aujourd’hui ? Ne croyezvous pas que lorsque les socialistes belges n’accepteront plus d’être ministres du roi, ce n’est pas seulement la royauté qui sera en péril, mais le régime capitaliste luimême. Réjouissonsnous sans crainte et sans honte, communistes et révolutionnaires de toutes tendances, de l’écroulement de la royauté en Espagne. J’ai même pesté ferme en apprenant les manifestations de sympathie faites par la bonne société parisienne en l’honneur de la famille royale et en entendant dire que, jusque dans les cinémas de quartiers ouvriers, on applaudissait le sinistre macaque quand il paraissait à l’écran. Il est probable que c’était là une petite opération montée par nos gens du Roi. Mais, quoi qu’il en soit, c’était un peu injurieux pour le peuple parisien. Je crois bien que si nous avions disposé d’une tribune quotidienne, j’aurais posé cette question : «Si nous allions, l’un de ces soirs, sous les fenêtres de l’hôtel Meurice, signifier à Alphonse XIII les sentiments véritables des ouvriers parisiens ? » Ne boudons pas contre notre cœur. Profitons de l’occasion qui nous est donnée de nous réjouir. Nous ne le pouvons pas si souvent. La monarchie espagnole renversée, c’est la voie ouverte, c’est la Révolution qui commence en Espagne. 1 Nous sommes trop vieux pour les effusions de Février, me dit un ami ? Bien sûr, attention aux journées de Juin . Mais en attendant : Vive Février ! C’estàdire : Vive Avril ! Il ne peut s’agir de nous gargariser avec la révolution légale, de dire que « la mitraille des bulletins de vote a suffi pour renverser une des plus vieilles monarchies d’Europe», que «de toutes les armes révolutionnaires le bulletin de vote n’est pas la moins efficace». Laissons cela au crétinisme parlementaire. Laissonsle dire que c’est par les urnes que les républicains et socialistes d’Espagne ont fait leur révolution, et que ce sera le tour des républicains et socialistes de France l’an prochain. Le roi est parti, la révolution reste à faire ; elle commence seulement. On ne fait pas l’économie d’une révolution. Les privilégiés n’ont pas l’habitude de déposer leurs privilèges sans y être contraints par la force. Certains conseillers du roi l’invitaient, paraîtil, à chercher dans Madrid l’entrepreneur qui disposerait d’un dépôt de sable suffisant pour sabler les rues de la ville et permettre à la cavalerie de charger la canaille. Trouver le sable était peutêtre possible. Peutêtre aussi de trouver quelques régiments fidèles de cavalerie. Mais ce qui paraissait moins possible, c’était de gagner la partie. Alphonse XIII n’a pas voulu la jouer et risquer de la perdre. Il a préféré se réserver, partir tranquillement et attendre à l’étranger l’un de ces renversements d’opinion dont fourmille l’histoire espagnole du XIX° siècle, attendre que la bourgeoisie espagnole s’avère incapable d’asseoir un régime républicain. Ce ne serait pas un trop mauvais calcul de sa part s’il n’y avait une autre force que la bourgeoisie, s’il n’y avait pas une classe ouvrière riche d’énergie révolutionnaire et soulevée par l’espérance. Aujourd’hui, dans son aile socialiste, elle offre à Madrid cent mille défenseurs à la république pour sa défense, contre les royalistes ; dans son aile anarchiste, elle monte la garde avec non moins de vigilance à Barcelone et ailleurs. La république, pour elle, c’est la révolution qui commence. Si son espérance est déçue, et elle le sera inévitablement, elle ne renoncera pas à la république pour revenir en arrière, à la royauté, mais pour faire le bond nécessaire vers la révolution prolétarienne. 1 Allusion à la révolution parisienne de 1848. (Note MIA)