La rigueur et la rigolade
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La rigueur et la rigolade

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La rigueur et la rigolade
À propos de l’usage des méthodes quantitatives par Pierre Bourdieu
Article paru dans : Rencontres avec Pierre Bourdieu, sous la direction de Gérard Mauger, Éditions du Croquant, 2005
!Michel Gollac*
u long de son œuvre, Pierre Bourdieu fait des statistiques un usage remarquable à trois titres : le fond, le choix A des méthodes et la forme de l’exposé. Il insère l’usage des statistiques dans une critique sociologique qui remet en cause des catégories de pensée et des préjugés sociaux : conscient du fait que la statistique est un outil critiquable car construit justement à partir de ces catégories, il l’utilise d’autant mieux. Dans le choix des méthodes, sa préférence va à l’analyse des correspondances multiples qui permet de construire des variables audelà de celles existantes. Dans la forme, enfin, il traduit la créativité du chercheur et recherche la facilité de lecture, plutôt qu’il ne met en vedette la rigueur formelle des ses travaux. Au fil du temps, cependant, il a porté une attention croissante à la rigueur statistique sans renoncer à la rigueur critique de la sociologie. Ainsi Pierre Bourdieu atil fait un usage original des statistiques pour nous faire voir le monde social sous un angle inattendu, avec le plus grand irrespect des catégories ordinaires de pensée. Cette combinaison de rigueur et de liberté peut demeurer une source d’inspiration. C’est ainsi que pour l’évoquer dans cet article, l’auteur a adopté un ton « décalé » qui, paradoxalement, renforce le sérieux de son propos.
« La sociologie, disait Pierre Bourdieu, ça doit être rigolo ». Comment conci lier cette opinion avec l’usage, relati vement important dans son œuvre, des méthodes quantitatives ? Car les statistiques, d’ordinaire, ne font rire personne, et surtout pas les sociologues. Fautil en conclure que Bourdieu se moquait des statistiques ou du moins en faisait usage, comme certains l’en ont accusé, avec légè reté ? Ou bien plutôt que les sta tistiques à la Bourdieu sont drôles parce qu’elles représentent un usage nouveau des statistiques.
La statistique, arme de la critique
La puissance comique des chiffres n’est pas nouvelle en sociologie, même si elle a été quelque peu per due de vue par le(s)mainstream(s)de la discipline. Elle est pourtant bien présente dans certains ouvra ges fondateurs. Au livre premier du Suicide, Émile Durkheim propose à ses lecteurs un réjouissant spectacle de Guignol scientifique. Réduits à l’état de pantins (de modèles stylisés testables dans le langage poppérien
actuel), une théorie de représentants de différentes disciplines et écoles entrent tour à tour en scène et en sortent piteusement après avoir été copieusement rossés par le gros bâton statistique de l’auteur. Le con traste est réjouissant entre le respect dont Durkheim fait preuve (ou feint de faire preuve) envers ses collègues et la façon dont un simple tableau de chiffres réduit à néant leurs préten tions à expliquer le suicide.
Un tel comique reste cependant extérieur à l’entreprise sociologique ellemême. La déconfiture des con currents de Durkheim est drôle, mais lorsque luimême en vient à l’exposé positif de ses recherches, le rire et même le sourire disparaissent tandis que se multiplient les signes ostenta toires de la scientificité (les éventuels ricanements d’esprits irrespectueux, s’il en existe, ne sont pas compris dans les plans de l’auteur). Quand le sociologue se sert des chiffres pour réfuter des conceptions de sens commun ou des erreurs scientifiques, il est drôle : il nous fait voir la réalité sous un angle inattendu, il dégonfle des baudruches. Mais il prend aussi
Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004
une position d’autorité : il utilise la réputation de sérieux du chiffre, la croyance dans leur vérité.
Un tel usage du chiffre est largement pratiqué dans nombre d’œuvres de Bourdieu datant des années 1960 : œuvres sur l’Algérie, sur les inégalités, sur la reproduction sociale. Bourdieu et ses coauteurs dévoilent la réalité cachée derrière les croyances et les discours sur la croissance ou les vertus émancipatrices de l’école : ils font du coup apparaître ce que ces discours ont de dérisoire.
* Michel Gollac a été, au sein de l’Insee, res ponsable du service des études régionales en Picardie, puis de la section « enquêtes » de la division « emploi », avant d’animer la division « conditions de travail et relations profession nelles » au service des études et de la statis tique du Ministère du travail. Il est aujourd’hui directeur de recherches au Centre d’études de l’emploi et chercheur associé au Centre de sociologie européenne (CNRSEHESS). Ses travaux actuels portent sur les réorganisations du travail, la mise en visibilité et la mesure des conditions de travail, la perception subjective des inégalités de salaire. Il a participé à l’ensei gnement de sociologie appliquée de l’Ensae et enseigné les statistiques appliquées aux scien ces sociales à l’École des hautes études en sciences sociales, à l’École normale supérieure et à l’Université de MarnelaVallée. Principales publications : voir à la fin de l’article.
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