Herbert George Wells
LA MACHINE À
EXPLORER LE TEMPS
(1895)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »
Table des matières
CHAPITRE PREMIER INITIATION.......................................3
CHAPITRE II LA MACHINE..................................................11
CHAPITRE III L'EXPLORATEUR REVIENT ....................... 17
CHAPITRE IV LE VOYAGE...................................................25
CHAPITRE V DANS L'ÂGE D'OR .........................................32
CHAPITRE VI LE CRÉPUSCULE DE L'HUMANITÉ...........38
CHAPITRE VII UN COUP INATTENDU ..............................46
CHAPITRE VIII EXPLORATIONS........................................54
CHAPITRE IX LES MORLOCKS...........................................68
CHAPITRE X QUAND LA NUIT VINT .................................75
CHAPITRE XI LE PALAIS DE PORCELAINE VERTE.........83
CHAPITRE XII DANS LES TENÉBRES................................ 91
CHAPITRE XIII LA TRAPPE DU SPHINX BLANC .............99
CHAPITRE XIV L'ULTIME VISION ...................................103
CHAPITRE XV LE RETOUR DE L'EXPLORATEUR..........109
CHAPITRE XVI APRÈS LE RÉCIT ...................................... 111
CHAPITRE XVII ÉPILOGUE ...............................................117
À propos de cette édition électronique..................................119
CHAPITRE PREMIER
INITIATION
L'EXPLORATEUR du Temps (car c'est ainsi que pour plus
de commodité nous l'appellerons) nous exposait un mystérieux
problème. Ses yeux gris et vifs étincelaient, et son visage, habi-
tuellement pâle, était rouge et animé. Dans la cheminée la
flamme brûlait joyeusement et la lumière douce des lampes à
incandescence, en forme de lis d'argent, se reflétait dans les bul-
les qui montaient brillantes dans nos verres. Nos fauteuils, des-
sinés d'après ses modèles, nous embrassaient et nous cares-
saient au lieu de se soumettre à regret à nos séants ; il régnait
cette voluptueuse atmosphère d'après dîner où les pensées va-
gabondent gracieusement, libres des entraves de la précision. Et
il nous expliqua la chose de cette façon – insistant sur certains
points avec son index maigre – tandis que, renversés dans nos
fauteuils, nous admirions son ardeur et son abondance d'idées
pour soutenir ce que nous croyions alors un de ses nouveaux
paradoxes.
« Suivez-moi bien. Il va me falloir discuter une ou deux
idées qui sont universellement acceptées. Ainsi, par exemple, la
géographie qu'on vous a enseignée dans vos classes est fondée
sur un malentendu.
– Est-ce que ce n'est pas là entrer en matière avec une bien
grosse question ? demanda Filby, raisonneur à la chevelure
rousse.
– Je n'ai pas l'intention de vous demander d'accepter quoi
que ce soit sans argument raisonnable. Vous admettrez bientôt
– 3 – tout ce que je veux de vous. Vous savez, n'est-ce pas, qu'une li-
gne mathématique, une ligne de dimension nulle, n'a pas d'exis-
tence réelle. On vous a enseigné cela ? De même pour un plan
mathématique. Ces choses sont de simples abstractions.
– Parfait, dit le Psychologue.
– De même, un cube, n'ayant que longueur, largeur et
épaisseur, peut-il avoir une existence réelle ?
– Ici, j'objecte, dit Filby ; certes, un corps solide existe.
Toutes choses réelles…
– C'est ce que croient la plupart des gens. Mais attendez un
peu. Est-ce qu'il peut exister un cube instantané ?
– Je n'y suis pas, dit Filby.
– Est-ce qu'un cube peut avoir une existence réelle sans
durer pendant un espace de temps quelconque ? »
Filby devint pensif.
« Manifestement, continua l'Explorateur du Temps, tout
corps réel doit s'étendre dans quatre directions. Il doit avoir
Longueur, Largeur, Épaisseur, et… Durée. Mais par une infirmi-
té naturelle de la chair, que je vous expliquerai dans un mo-
ment, nous inclinons à négliger ce fait. Il y a en réalité quatre
dimensions, trois que nous appelons les trois plans de l'Espace,
et une quatrième : le Temps. On tend cependant à établir une
distinction factice entre les trois premières dimensions et la
dernière, parce qu'il se trouve que nous ne prenons conscience
de ce qui nous entoure que par intermittences, tandis que le
temps s'écoule, du passé vers l'avenir, depuis le commencement
jusqu'à la fin de votre vie.
– 4 – – Ça, dit un très jeune homme qui faisait des efforts spas-
modiques pour rallumer son cigare au-dessus de la lampe, ça…
très clair… vraiment.
– Or, n'est-il pas remarquable que l'on néglige une telle vé-
rité ? continua l'Explorateur du Temps avec un léger accès de
bonne humeur. Voici ce que signifie réellement la Quatrième
Dimension ; beaucoup de gens en parlent sans savoir ce qu'ils
disent. Ce n'est qu'une autre manière d'envisager le Temps. Il
n'y a aucune différence entre le Temps, Quatrième Dimension,
et l'une quelconque des trois dimensions de l'Espace sinon que
notre conscience se meut avec elle. Mais quelques imbéciles se
sont trompés sur le sens de cette notion. Vous avez tous su ce
qu'ils ont trouvé à dire à propos de cette Quatrième Dimen-
sion ?
– Non, pas moi, dit le Provincial.
– Simplement ceci : l'Espace, tel que nos mathématiciens
l'entendent, est censé avoir trois dimensions, qu'on peut appeler
Longueur, Largeur et Épaisseur, et il est toujours définissable
par référence à trois plans, chacun à angles droits avec les au-
tres. Mais quelques esprits philosophiques se sont demandé
pourquoi exclusivement trois dimensions, pourquoi pas une
quatrième direction à angles droits avec les trois autres ? et ils
ont même essayé de construire une géométrie à quatre Dimen-
sions. Le professeur Simon Newcomb exposait celle-ci il y a
quatre ou cinq semaines à la Société Mathématique de New
York. Vous savez comment sur une surface plane qui n'a que
deux dimensions on peut représenter la figure d'un solide à trois
dimensions. À partir de là ils soutiennent que, en partant d'ima-
ges à trois dimensions, ils pourraient en représenter une à qua-
tre s'il leur était possible d'en dominer la perspective. Vous
comprenez ?
– 5 – – Je pense que oui », murmura le Provincial, et fronçant
les sourcils il se perdit dans des réflexions secrètes, ses lèvres
s'agitant comme celles de quelqu'un qui répète des versets ma-
giques.
« Oui, je crois que j'y suis, maintenant, dit-il au bout d'un
moment, et sa figure s'éclaira un instant.
– Bien ! Je n'ai pas de raison de vous cacher que depuis un
certain temps je me suis occupé de cette géométrie des Quatre
Dimensions. J'ai obtenu quelques résultats curieux. Par exem-
ple, voici une série de portraits de la même personne, à huit ans,
à quinze ans, à dix-sept ans, un autre à vingt-trois ans, et ainsi
de suite. Ils sont évidemment les sections, pour ainsi dire, les
représentations sous trois dimensions d'un être à quatre dimen-
sions qui est fixe et inaltérable.
« Les hommes de science, continua l'Explorateur du Temps
après nous avoir laissé le loisir d'assimiler ses derniers mots,
savent parfaitement que le Temps n'est qu'une sorte d'Espace.
Voici un diagramme scientifique bien connu : cette ligne, que
suit mon doigt, indique les mouvements du baromètre. Hier il
est monté jusqu'ici, hier soir il est descendu jusque-là, puis ce
matin il s'élève de nouveau et doucement il arrive jusqu'ici. À
coup sûr, le mercure n'a tracé cette ligne dans aucune des di-
mensions de l'Espace généralement reconnues ; il est cependant
certain que cette ligne a été tracée, et nous devons donc en
conclure qu'elle fut tracée au long de la dimension du Temps.
– Mais, dit le Docteur en regardant fixement brûler la
houille, si le Temps n'est réellement qu'une quatrième dimen-
sion de l'Espace, pourquoi l'a-t-on considéré et le considère-t-on
encore comme différent ? Et pourquoi ne pouvons-nous pas
nous mouvoir çà et là dans le Temps, comme nous nous mou-
vons çà et là dans les autres dimensions de l'Espace ? »
– 6 – L'Explorateur du Temps sourit :
« Êtes-vous bien sûr que nous pouvons nous mouvoir li-
brement dans l'Espace ? Nous pouvons aller à gauche et à
droite, en avant et en arrière, assez librement, et on l'a toujours
fait. J'admets que nous nous mouvons librement dans deux di-
mensions. Mais que direz-vous des mouvements de haut en bas
et de bas en haut ? Il semble qu'alors la gravitation nous limite
singulièrement.
– Pas précisément, dit le Docteur, il y a les ballons.
– Mais avant les ballons, et si l'on excepte les bonds spas-
modiques et les inégalités de surface, l'homme est tout à fait
incapable du mouvement vertical.
– Toutefois, il peut se mouvoir quelque peu de haut en bas
et de bas en haut.
– Plus facilement, beaucoup plus facilement de haut en bas
que de bas en haut.
– Et vous ne pouvez nullement vous mouvoir dans le
Temps ; il vous est impossible de vous éloigner du moment pré-
sent.
– Mon cher ami, c'est là justement ce qui vous trompe.
C'est là justement que le monde entier est dans l'erreur. Nous
nous éloignons incessamment du moment présent. Nos existen-
ces mentales, qui sont immatérielles et n'ont pas de dimensions,
se déroulent au long de la dimension du Temps avec une véloci-
té uniforme, du berceau jusqu'à la tombe, de la même façon que
nous voyagerions vers le bas si nous commencions nos existen-
ces cinquante kilomètres au-dessus de la surface de la terre.
– 7 – – Mais la grande difficulté est celle-ci, interrompit le Psy-
chologue : vous pouvez aller, de-ci, de-là, dans toutes les direc-
tions de l'Espace, mais vous ne pouvez aller de-ci, de-là dans le
Temps.
– C'est là justement le germe de ma grande découverte.
Mais vous avez tort de dire que nous ne pouvons pas nous mou-
voir dans tous les sens du Temps. Par exemple, si je me rappelle
très vivement quelque incident, je retourne au moment où il
s'est produit. Je suis distrait, j'ai l'esprit absent comme vous
dites. Je fais un saut en arrière pendant un moment. Naturelle-