Antoine de Saint-Exupéry
VOL DE NUIT
(1931)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
PRÉFACE par ANDRÉ GIDE ...................................................4
I .................................................................................................8
II.............................................................................................. 13
III ............................................................................................ 16
IV 20
V ..............................................................................................26
VI.............................................................................................28
VII ...........................................................................................36
VIII ..........................................................................................38
IX.............................................................................................43
X .............................................................................................. 51
XI56
XII ........................................................................................... 61
XIII..........................................................................................65
XIV70
XV............................................................................................ 77
XVI 81
XVII.........................................................................................83
XVIII .......................................................................................85
– 2 – XIX ..........................................................................................87
XX............................................................................................92
XXI96
XXII.........................................................................................99
XXIII .....................................................................................102
À propos de cette édition électronique.................................103
– 3 – PRÉFACE par ANDRÉ GIDE
Il s'agissait, pour les compagnies de navigation aérienne, de
lutter de vitesse avec les autres moyens de transport. C'est ce
qu'expliquera, dans ce livre, Rivière, admirable figure de chef :
« C'est pour nous une question de vie ou de mort, puisque nous
perdons, chaque nuit, l'avance gagnée, pendant le jour, sur les
chemins de fer et les navires. » Ce service nocturne, fort critiqué
d'abord, admis désormais, et devenu pratique après le risque des
premières expériences, était encore, au moment de ce récit, fort
hasardeux; à l'impalpable péril des routes aériennes semées de
surprises, s'ajoute donc ici le perfide mystère de la nuit. Si grands
que demeurent encore les risques, je me hâte de dire qu'ils vont
diminuant de jour en jour, chaque nouveau voyage facilitant et
assurant un peu mieux le suivant. Mais il y a pour l'aviation,
comme pour l'exploration des terres inconnues, une première
période héroïque, et Vol de Nuit, qui nous peint la tragique
aventure d'un de ces pionniers de l'air, prend tout naturellement
un ton d'épopée.
J'aime le premier livre de Saint-Exupéry, mais celui-ci bien
davantage. Dans Courrier Sud, aux souvenirs de l'aviateur, notés
avec une précision saisissante, se mêlait une intrigue
sentimentale qui rapprochait de nous le héros. Si susceptible de
tendresse, ah ! que nous le sentions humain, vulnérable. Le héros
de Vol de Nuit, non déshumanisé, certes, s'élève à une vertu
surhumaine. Je crois que ce qui me plaît surtout dans ce récit
frémissant, c'est sa noblesse. Les faiblesses, les abandons, les
déchéances de l'homme, nous les connaissons de reste et la
littérature de nos jours n'est que trop habile à les dénoncer ; mais
ce surpassement de soi qu'obtient la volonté tendue, c'est là ce que
nous avons surtout besoin qu'on nous montre.
– 4 – Plus étonnante encore que la figure de l'aviateur, m'apparaît
celle de Rivière, son chef. Celui-ci n'agit pas lui-même : il fait
agir, insuffle à ses pilotes sa vertu, exige d'eux le maximum, et les
contraint à la prouesse. Son implacable décision ne tolère pas la
faiblesse, et, par lui, la moindre défaillance est punie. Sa sévérité
peut, au premier abord, paraître inhumaine, excessive. Mais c'est
aux imperfections qu'elle s'applique, non point à l'homme même,
que Rivière prétend forger. On sent, à travers cette peinture,
toute l'admiration de l'auteur. Je lui sais gré particulièrement
d'éclairer cette vérité paradoxale, pour moi d'une importance
psychologique considérable : que le bonheur de l'homme n'est pas
dans la liberté, mais dans l'acceptation d'un devoir. Chacun des
personnages de ce livre est ardemment, totalement dévoué à ce
qu'il doit faire, à cette tâche périlleuse dans le seul
accomplissement de laquelle il trouvera le repos du bonheur. Et
l'on entrevoit bien que Rivière n'est nullement insensible (rien de
plus émouvant que le récit de la visite qu'il reçoit de la femme du
disparu) et qu'il ne lui faut pas moins de courage pour donner ses
ordres qu'à ses pilotes pour les exécuter.
« Pour se faire aimer, dira-t-il, il suffit de plaindre. Je ne
plains guère, ou je le cache... je suis surpris parfois de mon
pouvoir. » Et encore : « Aimez ceux que vous commandez; mais
sans le leur dire. »
C'est aussi que le sentiment du devoir domine Rivière ;
« l'obscur sentiment d'un devoir, plus grand que celui d'aimer ».
Que l'homme ne trouve point sa fin en lui-même, mais se
subordonne et sacrifie à je ne sais quoi, qui le domine et vit de lui.
Et j'aime à retrouver ici cet « obscur sentiment » qui faisait dire
paradoxalement à mon Prométhée : « je n'aime pas l'homme,
j'aime ce qui le dévore ». C'est la source de tout héroïsme : « Nous
agissons, pensait Rivière, comme si quelque chose dépassait, en
valeur, la vie humaine... Mais quoi ? » Et encore : « Il existe peut-
– 5 – être quelque chose d'autre à sauver, et de plus durable; peut-être
est-ce à sauver cette part de l'homme que Rivière travaille. » N'en
doutons pas.
En un temps où la notion de l'héroïsme tend à déserter
l'armée, puisque les vertus viriles risquent de demeurer sans
emploi dans les guerres de demain dont les chimistes nous
invitent à pressentir la future horreur, n'est-ce pas dans
l'aviation que nous voyons se déployer le plus admirablement et
le plus utilement le courage ? Ce qui serait témérité, cesse de l'être
dans un service commandé. Le pilote, qui risque sans cesse sa vie,
a quelque droit de sourire à l'idée que nous nous faisons
d'ordinaire du « courage ». Saint-Exupéry me permettra-t-il de
citer une lettre de lui, déjà ancienne; elle remonte au temps où il
survolait la Mauritanie pour assurer le service Casablanca-
Dakar :
« Je ne sais quand je rentrerai, j'ai tant de travail depuis
quelques mois : recherches de camarades perdus, dépannages
d'avions tombés en territoires dissidents, et quelques courriers
sur Dakar.
« Je viens de réussir un petit exploit : passé deux jours et
deux nuits avec onze Maures et un mécanicien, pour sauver un
avion. Alertes diverses et graves, pour la première fois, j'ai
entendu siffler des balles sur ma tête. Je connais enfin ce que je
suis dans cette ambiance-là : beaucoup plus calme que les
Maures. Mais j'ai aussi compris, ce qui m'avait toujours étonné :
pourquoi Platon (ou Aristote ?) place le courage au dernier rang
des vertus. Ce n'est pas fait de bien beaux sentiments : un peu de
rage, un peu de vanité, beaucoup d'entêtement et un plaisir
sportif vulgaire. Surtout l'exaltation de sa force physique, qui
pourtant n'a rien à y voir. On croise les bras sur sa chemise
ouverte et on respire bien. C'est plutôt agréable. Quand ça se
– 6 – produit la nuit, il s'y mêle le sentiment d'avoir fait une immense
bêtise. Jamais plus je n'admirerai un homme qui ne serait que
courageux. »
Je pourrais mettre en épigraphe à cette citation un
apophtegme extrait du livre de Quinton (que je suis loin
d'approuver toujours) :
« On se cache d'être brave comme d'aimer » ; ou mieux
encore : « Les braves cachent leurs actes comme les honnêtes
gens leurs aumônes. Ils les déguisent ou s'en excusent. »
Tout ce que Saint-Exupéry raconte, il en parle « en
connaissance de cause ». Le personnel affrontement d'un
fréquent péril donne à son livre une saveur authentique et
inimitable. Nous avons eu de nombreux récits de guerre ou
d'aventures imaginaires où l'auteur parfois faisait preuve d'un
souple talent, mais qui prêtent à sourire aux vrais aventuriers ou
combattants qui les lisent. Ce récit, dont j'admire aussi bien la
valeur littéraire, a d'autre part la valeur d'un document, et ces
deux qualités, si inespérément unies donnent à Vol de Nuit son
exceptionnelle importance.
André GIDE.
À Monsieur Didier Daurat
– 7 – I
Les collines, sous l'avion, creusaient déjà leur sillage d'ombre
dans l'or du soir. Les plaines devenaient lumineuses mais d'une
inusable lumière : dans ce pays elles n'en finissent pas de rendre
leur or, de même qu'après l'hiver elles n'en finissent pas de rendre
leur neige.
Et le pilote Fabien, qui ramenait de l'extrême Sud, vers
Buenos Aires, le courrier de Patagonie, reconnaissait l'approche
du soir aux mêmes signes que les eaux d'un port : à ce calme, à ces
rides légères qu'à peine dessinaient de tranquilles nuages. Il
entrait dans une rade immense et bienheureuse.
Il eût pu croire ausi, dans ce calme, faire une lente
promenade, presque comme un berger. Les bergers de Patagonie
vont, sans se presser, d'un troupeau à l'autre : il allait d'une ville à
l'autre, il était le berger des petites villes. Toutes les deux heures il
en rencontrait qui venaient boire au bord des fleuves ou qui
broutaient leur plaine.
Quelquefois, après cent kilomètres de steppes plus inhabitées
que la mer, il croisait une ferme perdue,