To-Ho Le Tueur d or
115 pages
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Description

George, né de parents hollandais, a été capturé lorsqu'il était enfant par les Aaps, des sauvages intermédiaires entre l'homme et le singe, qui l'ont emporté au fond des forêts de Sumatra. En grandissant, il s'est prit d'amitié pour un des hommes-singes, To-Ho, et pour Van Kock, un ancien hollandais qui, fuyant l'humanité, a vieilli parmi les Aaps et découvert un procédé pour détruire l'or. La sœur de George, le fiancé de celle-ci, Lewen, et un vieux savant, Valtenius, ont résolu de le retrouver tout en faisant la prospection de l'or pour la maison Vanderbeim, de Rotterdam. Ils ne soupçonnent point qu'un ancien associé de cette maison, l'Allemand Koolmaan, accompagné du capitaine Ned et de cinquante bandits, s'est embarqué en même temps qu'eux pour Sumatra afin de se venger d'avoir été remercié...

Informations

Publié par
Nombre de lectures 9
EAN13 9782824708546
Langue Français

Extrait

Jules Lermina
To-Ho Le Tueur d'or
bibebook
Jules Lermina
To-Ho Le Tueur d'or
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
Partie 1 Le Supplice de Méha
q
1 Chapitre
ans le kraton de Kota-Rajia, se dressant comme un nid d’aigles au-dessus du [1] fleuve Kroung-Daroub, à la pointe nord de l’île de Sumatra, les Orangs-Atchés se défendaient contre les conquérants hollandais avec un courage du désespoir. fortDteerèitlalsnaesertitsausslesousrehaniedecnodri,tpemsopeolrbeaes;ccsbrluseiltano,ujeslerkunemasschésurPeuple aux mœurs violentes, aux instincts pillards, les Atchés semblaient  sultan, Mahmoud Shah, enfermé d sauvage assauts, dirigeant avec une énergie sauvage ses troupes qui faisaient de leurs cadavres une barrière infranchissable. Autour du maître, serviteur d’Allah, s’étaient groupés les chefs des tribus barbares et courageuses, fanatisées par le mépris de la mort, qui, oubliant dans cette crise suprême leurs querelles intestines, étaient accourues pour résister à l’envahisseur. Ils étaient tous là, ceux de Waslah, égorgeurs de bœuf ; ceux de Malaboch, les mangeurs d’oubo-oubo, méduses et poulpes ; ceux de Malivang, sortis des gorges impénétrables du lac de Tola ; même ceux de Tibab qui est à la pointe sud, près du détroit de la Sonde : la haine de l’étranger, du civilisé, du roumi réunissait les peuplades les plus disparates, qui avaient accepté l’autorité des trois grands panglimas (lieutenants) du sultan, Toukou Ibrahim, le seigneur des vingt-six moukims (districts) : Toukou Polim, qui commandait aux vingt-deux moukims : Toukou Lampasée, le chef des vingt-cinq. Depuis neuf ans la guerre sévissait, tenace et infatigable de la part des Hollandais, furieuse et désespérée chez les Atchés, ces audacieux pirates qui repoussaient l’intrusion des Européens, des blancs détestés. Depuis des siècles, blottis dans les anses profondes de leurs rives, ils avaient guetté les navires que, tout à coup, cernaient leurs pirogues, alertes et pareilles à des albatros. Le pillage et le meurtre terrorisaient l’océan Indien et le détroit de Malacca. Les îles Bali, Nias, Raopat n’étaient que des repaires d’où chaque jour surgissaient ces vautours de mer qui rendaient le passage impossible. Oulélé, qui est le port de Kota-Rajia, était la caverne d’où s’élançaient les brigands Atchés. Edi, sur le détroit, épouvantait les navires marchands en route pour Singapour. Après de longs pourparlers, après des luttes partielles dans lesquelles l’avantage était resté aux Atchés, les Hollandais s’étaient décidés au suprême effort. En 1872, un premier ultimatum avait été envoyé au sultan qui avait répondu par d’insolentes bravades : dès 1878 l’attaque commençait et une forte artillerie bombardait Oulélé. Mais, devant la résistance des Atchés, il avait fallu reculer.
Le général Kohler, chef de l’expédition, avait été tué : après lui le colonel van Gogh, puis le général van Swieten, qui, un instant, avait cru dompter ces indomptables et s’était heurté à une nouvelle révolte, encore plus ardente. Au cours d’un raid dans les vingt-six moukims, le général Pel tombait, frappé d’apoplexie, selon les uns ; empoisonné d’après un bruit sinistre et vraisemblable. Enfin le général Dianout, désespérant de vaincre renonçait à la lutte, laissant le commandement au colonel van der Hyeden. Et maintenant c’était la suprême épreuve : à Samalaggen, le colonel, une balle dans la tête,
aveuglé par le sang, était resté sur le champ de bataille jusqu’à ce que les trompettes lui annonçassent la victoire, et, pour la première fois, en face de cet homme qui semblait plus fort que la mort, un souffle d’épouvante avait passé sur le pays d’Atché. On sentait que l’heure décisive approchait.
Ce jour-là, sur la grande place qui s’étend devant le kraton, où se tenait le sultan invisible et toujours redouté, les chefs avaient réuni les hommes et leurs tribus. La nouvelle venait d’arriver d’une nouvelle défaite : une centaine de Battaks avaient été cernés dans le lit d’un ravin et avaient été massacrés jusqu’au dernier. Car c’était une guerre féroce et sans merci.
Et la fureur des Atchés tournait en folie : des hommes, saisis de frénésie, le kriss à la main, se ruaient à travers la foule, comme ivres et épileptiques, et blessaient ou tuaient tous ceux qu’ils pouvaient atteindre. C’était l’amok, la vésanie sanguinaire des Malaisiens, qui éclatait en cette crise de désespoir.
Le panglima de Pédir, superbe guerrier d’une taille colossale, avait bondi sur une stèle, débris de quelque antique pagode bouddhique, les deux poings levés vers le ciel et, brandissant le sabre dentelé, criait la vengeance : non ! on ne reculerait pas devant l’éternel ennemi des libres Orangs ! Il fallait que partout, dans tous les coins du territoire, s’élevassent des béatengs (redoutes improvisées) d’où siffleraient les flèches empoisonnées. Chaque arbre, chaque pli de terrain cacherait un vengeur ! Se décourager, non pas ! Pour quelques enfants d’Atchés qui étaient tombés, des milliers d’autres se lèveraient pour prendre leur place… déjà on annonçait l’arrivée du kedjouronan de Passangau, le puissant rajah qui disposait de huit mille lances… Allah protégerait ses enfants, et les damnés blancs huileux (les Hollandais) seraient jetés en pâture aux requins de la mer, amie des Atchés. Des cris frénétiques saluaient ces exhortations ; au-dessus des têtes, c’était comme un fourmillement d’acier, et ces acclamations sonnaient comme des rugissements de fauves. Tout à coup, une clameur s’éleva : « A la montagne des Trois-Paliers ! » Et, de toutes les poitrines, les mots jaillirent. « A la montagne ! Allah ! Allah ! »
C’était, à quelque distance du kraton, un étrange monument, amas de dalles de marbre formant trois immenses gradins, et qui aux temps da l’idolâtrie, – moins éloignés que la conversion mahométane ne l’eût fait supposer – servait aux sacrifices humains. Depuis lors elle était réservée aux exécutions et, sur chacune des bornes en forme d’œufs énormes qui garnissaient les paliers comme de grosses perles de pierre, formant une ligne presque ininterrompue, ou voyait encore les traces sanglantes des hécatombes.
L’appel avait été entendu : ç’avait été comme une issue ouverte à la frénésie générale. Par la grande avenue qui fait face au kraton de la porte à Ponté-Perak, le long du Kroung Daroub, la foule s’était ruée, enlevant sur ses épaules les panglimas et les kedjouronans qui, brandissant leurs goloks dentelés, hurlaient des cris de fureur.
Et quand cette vague humaine, plus sinistre que celles de la mer, passa devant le gloumpang, l’arbre à forme d’oiseau éployé sous lequel le général Kohler avait été tué lors de l’attaque de la mosquée (missighit), il y eut une formidable explosion de glapissements qui n’avaient plus rien d’humain.
La course continua avec des poussées sauvages, comme si chacun avait voulu atteindre le premier le but – la montagne des Trois-Piliers, – dont maintenant la masse se profilait au-dessus des bananiers, des pamplemousses, des koupoulos que dominait le somptueux soukouw, l’arbre à pain, dont les vastes feuilles se déploient ainsi qu’un dais d’émeraude.
On était arrivé : à un signal, toutes les voix, subitement, s’étaient tues. Des épaules qui les portaient, les grands chefs avaient été hissés jusqu’aux premiers gradins, et là, s’étant assis sur les pierres ovales, blanches et brillantes, restaient immobiles, les yeux baissés, attendant
que la protection d’Allah se manifestât par des signes visibles. Alors s’éleva de la foule, sourd, susurrant, obscur en quelque sorte, un murmure que l’on aurait cru venir du fond de la terre, grondement doux et mystérieux. De tous ces hommes, tout à l’heure exaspérés et criards, les lèvres à demi fermées exhalaient des sons dont l’unité eût été à peine perceptible. Peu à peu, par gradation insaisissable, un bruit s’élevait, grandissait, hymne des temps antiques, alors que les Atchés s’efforçaient d’imiter les bruissements de la nature, invocation à la fois suppliante et passionnée aux forces mystérieuses épandues sur la terre et dans l’espace. Les chefs s’étaient dressés et, au-dessus de cette étrange prière faite de milliers de soupirs, lançaient le nom d’Allah à plein gosier, en des éclats de voix stridents.
Tout à coup, comme si à ces impérieuses requêtes le dieu de Mahomet se fût décidé à répondre, il se produisit sur le monument un mouvement subit, instantané, pareil à un changement de décor.
Sur le deuxième et le troisième palier, à tous les angles, entre et sur les pierres rondes, des hommes s’étaient subitement dressés, nus, brandissant des lames et des sagaies, sortes d’êtres fantastiques évoqués de quelque rêve de légende.
Les Sakeys ! les Sakeys ! c’est-à-dire les peuplades sauvages vivant dans les bois, loin du commerce des hommes, et indifférents aux luttes engagées contre ceux de Sumatra.
de la presqu’île de Malacca, qui jusqu’ici étaient restés
Ils apparaissaient tout à coup nombreux, vigoureux. Les chefs Atchés tendaient leurs mains vers eux, les appelaient, les encourageaient de s’approcher. Les Sakeys, qui avaient traversé le détroit à la nage, race audacieuse et combative, cependant au moment de renoncer à leur isolement et de se mêler à leurs congénères, semblaient encore hésiter.
Mais un d’entre eux se détacha et, franchissant d’un bond l’espace qui séparait un palier de la rampe inférieure, – saut de quatre mètres au moins, – se laissa tomber devant le Toukou panglima des vingt-six moukims et lui soulevant le pied, le plaça sur sa tête en signe de soumission. Le Sakey qui s’était prosterné devant le panglima était horrible à voir. Tandis que ses compagnons, vigoureux, grands, bien découplés, aux cheveux noirs et abondants, aux muscles puissants, donnaient l’impression d’êtres puisant leur vitalité aux sources primaires de la nature, celui-là était une sorte de monstre, raccourci des misères humaines. Maigre, étique, avec les os qui perçaient la peau parcheminée, squameuse, comme lépreuse, les yeux bordés d’un bourrelet écarlate, ce spectre, évadé de quelque repaire diabolique, jouissait cependant dans l’archipel d’une réputation universelle. Des Sakeys, c’était le seul qui eût voyagé à travers la Malaisie, et on le disait savant, sorcier, guérisseur. Il commandait à l’orage et à la tempête, et une terreur respectueuse s’attachait à lui. Le panglima l’avait relevé, et maintenant, entre les deux hommes, le Sakey et l’Atché, un colloque s’était engagé à voix basse. Igli-Otou, c’était le nom du Sakey, parlait avec animation et ses bras décharnés s’agitaient en gestes violents. Le panglima l’écoutait attentivement, et quand l’autre eut achevé ; il appela du geste ses deux collègues, les panglimas des vingt-deux et des vingt-cinq moukims. Effrayant de laideur, presque beau à force d’horreur, Igli-Otou attendait. Ses frères sakeys n’avaient pas fait un mouvement et tenaient leurs grands yeux noirs fixées sur lui : on comprenait que de lui seul ils attendaient un appel, un ordre.
Alors le panglima des vingt-six moukims, Toukou Ibrahim, s’avança sur le bord du palier de pierre, et, d’un geste impérieux commanda le silence. Tous se turent et Toukou Ibrahim cria : « Frères d’Atché, nos frères sakeys viennent nous offrir leurs bras vaillants et leur invincible courage !… – Menang ! menang ! (Bravo !) crient toutes les voix.
– Nos frères sakeys ont été pillés par les Ourangs Oulou (les hommes blancs, les Hollandais) et leurs femmes ont été enlevées, et leurs enfants ont été égorgés… – Talo ! Talo ! (Exclamations de colère). – Nos frères sakeys se veulent venger : ils sacrifieront leur vie pour punir les envahisseurs. Ils viennent à nous pour combattre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Mais, avant tout, ils veulent que le sultan accepte une condition qu’ils entendent ne révéler qu’à lui-même : si notre seigneur sultan Mahmoud, le représentant d’Allah sur la terre, consent à ce qu’elle soit remplie, deux mille Sakeys se joindront à nous et, avec nous, chasseront l’envahisseur… Igli-Otou, notre frère sakey, ai-je bien traduit ta pensée ? » Le vieillard, les deux mains croisées sur sa poitrine, s’inclina en signe d’assentiment. « Lors, reprit Toukou Ibrahim, nous allons nous rendre au kraton avec une députation de nos frères sakeys et nous solliciterons une audience du sultan. Vous tous, ayez confiance : accueillez dans vos kampongs (maisons) les Sakeys qui demain combattront pour vous… Allez, gardez la paix entre vous et qu’Allah vous protège !… »
Mais un cri rauque, de clameur sauvage, interrompit, et un des Sakeys, une sorte de colosse velu, dont le visage disparaissait tout entier sous une barbe épaisse qui lui cachait les joues et montait jusqu’à son front, bondit au devant du panglima qui se disposait à descendre, et d’une voix hurlante, effrayante d’acuité, cria : « Non, non ! pourquoi aller au sultan ?… Mort à l’ennemi ! Le Dieu veut le sacrifice ! En avant ! en avant !… » Sa face sauvage étincelait de fureur ; en l’état d’excitation ou se trouvait la foule, ses appels à la violence ne pouvaient être qu’entendus… « Talo ! Talo ! » hurlaient maintenant les Atchés. Le chef de Waslah traduisit le sentiment général : « Que veut dire notre frère sakey ? Qu’il s’explique !… S’il est un acte de justice à accomplir, nous sommet prêts !… Qu’il parle ! qu’il parle !… – Frères atchés !… » commença le panglima des vingt-six moukims. Mais la foule lui coupa la parole par ses clameurs. Quelques-uns des Sakeys entouraient Igli-Otou, et à voir la brutalité de leur geste, il n’était pas douteux qu’ils ne fussent prêts à se révolter contre son autorité, s’il n’obéissait pas à leur volonté. Et Igli-Otou, soucieux avant tout de sa popularité, se décida à parler. « Frères atchés, cria-t-il, le Dieu qui préside aux choses du ciel et de la terre, qui aima les Atchés et couvre les Sakeys de sa protection, exige, pour le salut du pays, que soit mise à mort la misérable femme blanche qui, depuis cinq ans, souille de sa présence l’île sainte de Sumatra… Il ne veut pas que la race traîtresse vous brave jusque sur votre sol… il ne veut pas que les rejetons de la race maudite des hommes d’au-delà les mers puissent, grandissant sur votre terre, vous espionner, vous trahir et vous vendre à l’ennemi !… » De qui parlait il donc ? Quel était donc cet être, si dangereux, dont le Dieu des Sakeys réclamait le châtiment ?… mais déjà les Atchés avaient compris, et un nom était jeté, dans une exclamation de rage et de haine : « Méha ! Méha ! oui ! oui ! le Dieu des Atchés est le Dieu de justice !… A mort Méha la blanche… à mort les enfants de Méha !… » Etait-ce par politique, était-ce pure pitié que Igli-Otou n’avait cherché à accomplir un acte de violence qu’avec l’assentiment du sultan des Atchés ?… Mais son calcul, quel qu’il fût, était déjoué… un vent de fureur soufflait sur toutes les têtes… Peut-être l’horrible scène qu’ils prévoyaient troublait-elle les trois panglimas… mais la rage populaire était déchaînée… Méha ! Méha !…
Ce nom maintenant était comme un cri de guerre : Igli-Otou, entraînait les Sakeys derrière lui, et la masse entière, comme un torrent déchaîné, se rua sur la pente qui conduisait aux bords du Kroung-Deroub…
Et dans le lointain, à la porte d’une petite paillote dont les pieds baignaient dans l’eau bleue, on apercevait une femme aux formes délicates, qui, au milieu des herbes, jouait avec deux enfants qui riaient à leur mère…
Cette femme, c’était Méha !
Méha, la blanche, l’exilée, la prisonnière des Atchés et qui, depuis des années, à la suite d’événements tragiques que nous raconterons plus loin, douce et résignée, se consacrait tout entière à ses deux enfants…
George, dix ans à peine. Margaret, la petite fille au teint pur et aux grands yeux étonnés… Elle vivait là, dans une butte, bonne à tous, inoffensive certes et ne pressentant pas l’horrible péril qui la menaçait. Et voici qu’à l’appel sauvage d’Igli-Otou, la foule se ruait à assaut du misérable abri fait de lianes et de branchages. Méha, ce matin-là, venait de baigner ses deux enfants : sa petite Margaret avait cinq ans maintenant et grandissait heureuse et insouciante au milieu de cette nature luxuriante et gracieuse à la fois. George entrait dans sa dixième année : c’était un garçon solide, hardi, aux yeux clairs, au teint foncé par le climat. Sa chevelure très brune encadrait de boucles élégantes un visage beau et énergique.
A celui-là, Méha avait raconté les terribles événements du passé ; et dans l’âme de cet enfant, dont le climat avait presque fait déjà un jeune homme, grandissaient les colères et les désirs de vengeance.
Méha s’efforçait de le calmer, mais pouvait-elle le blâmer quand il maudissait l’infâme trahison qui avait coûté la vie à son père, la liberté à sa mère, et qui l’enchaînait lui-même dans cette île dont il méconnaissait les beautés pour ne se plus souvenir que de ses cruautés ?
« Mère ! mère ! s’écria George qui, monté sur un tertre verdoyant, avait aperçu la foule dévalant de la montagne des Trois Paliers. On dirait que les brigands sont affolés de rage… où vont-ils donc ? Voici qu’ils s’engagent dans le sentier qui descend vers le fleuve… S’ils venaient ici ?
– Non, mon fils, c’est impossible ! répondait Méha dont cependant le cœur se serrait d’une angoisse involontaire… Tant d’hommes ne se réuniraient pas pour attaquer les faibles que nous sommes… – Mère, écoute ces clameurs ! On dirait que ces gens sont ivres de fureur et de sang !… Mère, je te dis que c’est nous qu’ils menacent… » Méha s’était dressée toute pâle : oui, les voix, elle les reconnaissait : ces cris, elle les avait déjà entendus ! Elle s’efforçait en vain de garder son sang-froid. D’horribles pressentiments l’agitaient et elle tremblait, moins pour elle certes qui était résignée à tous les sacrifices que pour ces chers êtres qui étaient toute sa vie et qu’elle adorait de toute la force de son âme ! Mais comme si la réalité eût voulu détruire d’un seul coup ses illusions suprêmes, voici que le nom répété par cent voix parvint jusqu’à elle : « Méha ! Méha ! à mort ! » Emportés par le vent, les mots résonnaient à ses oreilles comme des éclats de tonnerre, et George, lui aussi, les avait entendus.
Il courut à la paillote et s’empara d’un arc et de flèches : il avait appris à manier ces armes dangereuses et son coup d’œil infaillible ne manquait jamais le but. « Non, enfant ! criait Méha. Je t’en supplie !… Ne songe pas à combattre !… Prends garde ! songe à Margaret !… » La petite fille, effarée par le bruit, instinctivement se blottissait dans la robe de sa mère. Méha regardait autour d’elle. Fuir, il n’y fallait pas songer ! Outre que la distance à parcourir pour atteindre le pont était trop longue pour qu’ils pussent la franchir d’une seule étape, est-ce que les Atchés ne les auraient pas bientôt rejoints ?… Pour arriver à la paillote, il fallait franchir un léger pont de lianes qui unissait les deux rives du fleuve. George s’était élancé de ce côté, prêt à défendre le passage. Mais sa mère le rappela : puisque c’était peut-être la mort, il fallait la recevoir dignement, vaillamment, en fils de la noble Europe qui donneraient, encore, en périssant, une leçon de courage à ces enragés… Et d’ailleurs tout raisonnement était superflu !… Igli-Otou, devançant ses compagnons, avait le premier franchi le pont, et, avec une première troupe de fidèles, avait couru vers la maison des blancs. En un instant, Méha, George, la pauvre petite Margaret elle-même avaient été saisis, renversés, chargés de liens. Des cris de triomphe saluaient cet acte de monstrueuse lâcheté… Déjà les couteaux se levaient sur leurs têtes ; mais Igli-Otou prononça quelques paroles, lancés d’une voix vibrante. Il dessina dans l’air, de sa main de squelette, un signe mystérieux… Les bras s’abaissèrent…
Et les prisonniers, ligotés, bâillonnés, furent emportés, tandis que la foule criait :
« Au kraton !… Chez le sultan Mahmoud !… »
q
2 Chapitre
ui était donccette Méha, contre laquelle se déchaînaient ces haines féroces ? Il y avait de cela cinq ans : c’était pendant une des premières trêves entre les Q Atchés et les Hollandais ; après plusieurs combats dont le résultat avait été indécis, mais qui en réalité avaient tourné au désavantage des envahisseurs, les Malais avaient lentement, traîtreusement préparé un coup décisif. Un armistice avait été conclu, avec tous les signes de préliminaires pacifiques, et les bateaux hollandais avaient été autorisés à relâcher à Oulélé ; et même un trafic s’était organisé entre les Européens et les insulaires qui venaient échanger leurs minerais et leurs peaux de bêtes contre les verreries et les étoffes d’Europe.
Les Hollandais croyaient déjà avoir partie gagnée et devenir à courte échéance les maîtres du commerce : ils avaient compté sans l’astuce et la haine des Malaisiens qui ne songeaient qu’à endormir leurs défiances.
Et une nuit, par une épouvantable tempête les navires hollandais s’étaient vus soudainement enveloppés par les jonques malaises… Des officiers, la plupart étaient à terre ; ils croyaient si fermement à la paix que plusieurs d’entre eux avaient fait venir leurs familles de la presqu’île de Malacca…
La surprise fut horrible : les Malais incendiaient les navires, montaient à l’abordage et, à travers le feu et la fumée, égorgeaient quiconque se trouvait à leur portée. Ce fut une effroyable hécatombe. De ceux qui étaient à terre et qui avaient été également surpris par les hordes des Atchés, bien peu avaient pu, soit en se jetant à la nage, soit en détachant une barque du rivage, soit même en se précipitant dans une jonque malaise dont ils poussaient les occupants à la mer, regagner leurs navires.
Les Hollandais, surpris en pleine sécurité, s’étaient trouvés dans l’impossibilité d’organiser la résistance. Il avait fallu fuir… et pour comble d’horreur, ceux qui s’échappaient rappelés par leurs chefs et contraints de leur obéir, entendaient, sur la rive maudite, les cris des malheureux que les Atchés égorgeaient…
Celle qui s’appelait aujourd’hui Méha portait alors le nom de Luisa Villiers, et était la femme d’un capitaine hollandais, d’origine française. – On sait quel nombre de nos compatriotes se sont réfugiés en Hollande lors des persécutions religieuses du siècle de Louis XIV. – Son mari, Wilhelm Villiers, commandant le brigantinL’Etoile, se trouvait à terre au moment où éclatèrent les Vêpres malaises.
Luisa était auprès de lui avec ses deux enfants et il causaient doucement de leurs projets d’avenir : l’île, si belle, si riche, avec son ciel radieux et ses paysages paradisiaques, les avait émerveillés, et Wilhelm avait formé le dessein, accepté par sa compagne, de s’y venir établir… même le frère de Wilhelm, Peter Villiers, se préparait à venir la rejoindre. C’était un chimiste de grand talent, et la description qu’ils lui avaient faite des richesses minérales de l’île l’avait enthousiasmé à tel point qu’il se décidait à quitter Harlem pour venir se fixer dans la famille de son frère.
C’était au milieu de cette placidité, de ces rêves qu’avaient éclaté tout à coup les cris de mort : Wilhelm, croyant à une rixe, à quelqu’un de ces tumultes si fréquents parmi ces populations bruyantes, s’était élancé dehors.
Mais à peine avait-il mis le pied hors de sa maison qu’il avait été cerné, enveloppé, entraîné. Il s’était vigoureusement défendu, appelant la rescousse des hommes qu’il savait disséminés dans Oulélé.
Ayant rallié une petite troupe, il était parvenu à s’ouvrir un passage. Son devoir le forçait à courir au secours de ses chefs et, à vrai dire, il ne comprenait pas encore toute l’atrocité de la situation.
Et quand, aveuglé par le sang, fou de rage, il avait atteint la jetée de bois qui longeait le port, il avait vu des colonnes de flammes s’élever dans les airs : c’étaient les kampongs des Européens qui brûlaient. Alors le malheureux avait tenté de revenir sur ses pas : mais que pouvait le courage, que pouvait le désespoir contre la barrière que lui opposaient les meurtriers, ivres d’alcool et de fureur ? Ses matelots, lui faisant un rempart de leurs corps, l’avaient emporté pantelant, la tête fendue, croyant ne sauver qu’un cadavre !… Qu’était-il devenu dans cette tourmente ?… Mais surtout quel avait été le sort de la pauvre Luisa et de ses enfants ?…
Surprise en plein bonheur par l’épouvantable réalité, – l’incendie, le meurtre, – la noble femme avait avant tout songé à sauver ses enfants… dont l’un, l’aîné, un garçon, George, avait cinq ans, tandis que l’autre, sa fille, Margaret, était encore au sein…
Pendant que les misérables jetaient sur le kampong fragile des torches enflammées, Luisa s’était enfuie par une porte de derrière, portant Margaret, entraînant George par la main.
Et c’était chose sinistre que cette fuite d’une mère, à travers la nuit à la lueur rouge des flammes qui dévoraient la ville… Mais Wilhelm ! Où était-il ? Qu’était-il devenu ? Sa femme le connaissait : intrépide et fidèle au devoir jusqu’à la mort, il avait dû tomber sous les coups de ces forcenés dont, plusieurs fois, en sa finesse de femme, elle avait deviné la haine latente, sous des démonstrations d’amitié. Et voici que s’était déchaîné l’enfer des hideuses réalités. Par un bonheur singulier, – si en pareilles terreurs le mot bonheur peut avoir sa place, – la jeune femme portait la robe malaise, blanche, ceinte à la taille d’un cordelet de soie, et ses cheveux blonds étaient cachés sous le bonnet des Atchés. C’était une fantaisie qui plaisait à son mari ; les enfants eux-mêmes étaient vêtus comme ceux des riches indigènes, et cette circonstance les sauva. Alors qu’elle s’enfuyait, volant pour ainsi dire à travers la foule, dans cette nuit que rendait plus profonde encore la fumée des incendies planant sur la ville, elle passait inaperçue et ainsi elle put s’échapper du centre même de la fournaise et atteindre les grands bois qui séparent Oulélé de Kota-Rajia. Elle se plongea dans ces profondeurs inextricables, sans souci des bêtes perverses qui lui semblaient moins cruelles que les hommes. D’ailleurs elle ne pensait plus, ne raisonnait plus. La fièvre martelait son cerveau en feu. Si elle s’efforçait encore de courir, c’est qu’elle n’avait plus la notion des choses. La peur et le désespoir ont leur ivresse.
Sans doute, elle était tombée enfin comme une masse dans les hautes herbes, ayant encore eu cet instinct merveilleux de préserver l’enfant qu’elle tenait dans ses bras. L’autre s’était couché auprès d’elle et, épuisé, s’était endormi.
Combien de temps cette prostration avait-elle duré ? Elle ne l’avait jamais su. Quand elle était revenue à elle, elle s’était trouvée dans une chaumière d’Atché, entourée de femmes qui la regardaient avec curiosité, mais sans colère.
Elle était incapable de s’expliquer, ignorent alors la langue du pays : mais il est entre les mères une sorte de franc-maçonnerie en laquelle les mêmes signes sont intelligibles. Dans ces solitudes, il semblait qu’on ignorât les épouvantables événements qui
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