Marie-Claire
66 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
66 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

Roman autobiographique. À la mort de sa mère, la petite Marie-Claire, âgée de cinq ans, est placée à l'Assistance publique, séparée brutalement de sa soeur et d'un père alcoolique. Monde clos, cet orphelinat est dirigé par d'austères religieuses. Marie-Claire se réfugie souvent dans le giron de soeur Marie-Aimée, l'institutrice à la voix chaleureuse. Pour sa protégée, cette dernière rêve d'un beau destin et dès que Marie-Claire a fait sa première communion, elle lui propose d'entrer comme demoiselle de magasin chez Mlle Maximilienne, la soeur du curé. La mère supérieure, par jalousie, en décide autrement: «Vous serez bergère, mademoiselle.» Elle se retrouve donc à la ferme de Villevieille en Sologne, et fait l'apprentissage de son nouveau métier, aidée par la vieille Bibiche et le vacher. Grâce à la compassion des fermiers Sylvain et Pauline, aux beautés de la nature et à la découverte de Télémaque au fin fond du grenier, Marie-Claire retrouve une forme de sérénité jusqu'à une nouvelle rupture: la mort de Sylvain amène à la ferme de nouveaux propriétaires. Devenue servante de Mme Alphonse, femme maniaque et froide, Marie-Claire retombe dans un désarroi absolu...

Informations

Publié par
Nombre de lectures 33
EAN13 9782824708881
Langue Français

Extrait

Marguerite Audoux

Marie-Claire

bibebook

Marguerite Audoux

Marie-Claire

Un texte du domaine public.

Une édition libre.

bibebook

www.bibebook.com

PREFACE

Francis Jourdain, un soir, me confia la vie douloureuse d’une femme dont il était le grand ami.

Couturière, toujours malade, très pauvre, quelquefois sans pain, elle s’appelait Marguerite Audoux. Malgré tout son courage, ne pouvant plus travailler, ni lire, car elle souffrait cruellement des yeux, elle écrivait.

Elle écrivait non avec l’espoir de publier ses œuvres, mais pour ne point trop penser à sa misère, pour amuser sa solitude, et comme pour lui tenir compagnie, et aussi, je pense, parce qu’elle aimait écrire.

Il connaissait d’elle une œuvre, Marie-Claire, qui lui paraissait très belle. Il me demanda de la lire. J’aime le goût de Francis Jourdain, et j’en fais grand cas. Sa tournure d’esprit, sa sensibilité me contentent infiniment… En me remettant le manuscrit, il ajouta :

– Notre cher Philippe admirait beaucoup ça… Il eût bien voulu que ce livre fût publié. Mais que pouvait-il pour les autres, lui qui ne pouvait rien pour lui ?…

Je suis convaincu que les bons livres ont une puissance indestructible… De si loin qu’ils arrivent, ou si enfouis qu’ils soient dans les misères ignorées d’une maison d’ouvrier, ils se révèlent toujours… Certes, on les déteste… On les nie et on les insulte… Qu’est-ce que cela fait ? Ils sont plus forts que tout et que tout le monde.

Et la preuve c’est que Marie-Claire paraît, aujourd’hui, en volume, chez Fasquelle.

Il m’est doux de parler de ce livre admirable, et je voudrais, dans la foi de mon âme, y intéresser tous ceux qui aiment encore la lecture. Comme moi-même, ils y goûteront des joies rares, ils y sentiront une émotion nouvelle et très forte.

Marie-Claire est une œuvre d’un grand goût. Sa simplicité, sa vérité, son élégance d’esprit, sa profondeur, sa nouveauté sont impressionnantes. Tout y est à sa place, les choses, les paysages, les gens. Ils sont marqués, dessinés d’un trait, du trait qu’il faut pour les rendre vivants et inoubliables. On n’en souhaite jamais un autre, tant celui-ci est juste, pittoresque, coloré, à son plan. Ce qui nous étonne surtout, ce qui nous subjugue, c’est la force de l’action intérieure, et c’est toute la lumière douce et chantante qui se lève sur ce livre, comme le soleil sur un beau matin d’été. Et l’on sent bien souvent passer la phrase des grands écrivains : un son que nous n’entendons plus, presque jamais plus, et où notre esprit s’émerveille.

Et voilà le miracle :

Marguerite Audoux n’était pas une « déclassée intellectuelle », c’était bien la petite couturière qui, tantôt, fait des journées bourgeoises, pour gagner trois francs, tantôt travaille chez elle, dans une chambre si exiguë qu’il faut déplacer le mannequin pour atteindre la machine à coudre.

Elle a raconté comment, lorsque en sa jeunesse elle gardait les moutons dans une ferme de la Sologne, la découverte, dans un grenier, d’un vieux bouquin lui révéla le monde des histoires. Depuis ce jour-là, avec une passion grandissante, elle lut tout ce qui lui tombait sous la main, feuilletons, vieux almanachs, etc. Et elle fut prise du désir vague, informulé, d’écrire un jour, elle aussi, des histoires. Et ce désir se réalisa, le jour où le médecin, consulté à l’Hôtel-Dieu, lui interdit de coudre, sous peine de devenir aveugle.

Des journalistes ont imaginé que Marguerite Audoux s’écria alors : « Puisque je ne peux plus coudre un corsage, je vais faire un livre. »

Cette légende, capable de satisfaire, à la fois, le goût qu’ont les bourgeois pour l’extraordinaire et le mépris qu’ils ont de la littérature, est fausse et absurde.

Chez l’auteur de Marie-Claire, le goût de la littérature n’est pas distinct de la curiosité supérieure de la vie, et ce qu’elle s’amusa à noter, ce fut, tout simplement, le spectacle de la vie quotidienne, mais encore plus ce qu’elle imaginait, ce qu’elle devinait de l’existence des gens rencontrés. Déjà, ses dons d’intuition égalaient ses facultés d’observation… Elle ne parlait jamais à quiconque de cette « manie » de griffonner, et brûlait ses bouts de papier, quelle croyait ne pouvoir intéresser personne.

Il fallut que le hasard la conduisît dans un milieu où fréquentaient quelques jeunes artistes, pour qu’elle se rendît compte combien les séduisait, combien les empoignait son don du récit. Charles-Louis Philippe l’encouragea particulièrement, mais jamais il ne lui donna de conseils. Adressés à une femme dont la sensibilité était si éduquée déjà, la volonté si arrêtée, le tempérament si affirmé, il les sentait encore plus inutiles que dangereux.

A notre époque, tous les gens cultivés, et ceux qui croient l’être, se soucient fort de retour à la tradition et parlent de s’imposer une forte discipline… N’est-il pas délicieux que ce soit une ouvrière, ignorant l’orthographe, qui retrouve, ou plutôt qui invente ces grandes qualités de sobriété, de goût, d’évocation, auxquelles l’expérience et la volonté n’arrivent jamais seules ?

La volonté, d’ailleurs, ne fait pas défaut à Marguerite Audoux, et quant à l’expérience, ce qui lui en tient lieu, c’est ce sens inné de la langue qui lui permet non pas d’écrire comme une somnambule, mais de travailler sa phrase, de l’équilibrer, de la simplifier, en vue d’un rythme dont elle n’a pas appris à connaître les lois, mais dont elle a, dans son sûr génie, une merveilleuse et mystérieuse conscience.

Elle est douée d’imagination, mais entendons-nous, d’une imagination noble, ardente et magnifique, qui n’est pas celle des jeunes femmes qui rêvent et des romanciers qui combinent. Elle n’est ni à côté ni au delà de la vie ; elle semble seulement prolonger les faits observés, et les rendre plus clairs. Si j’étais critique, ou, à Dieu ne plaise, psychologue, j’appellerais cette imagination une imagination déductive. Mais je ne me hasarde pas sur ce terrain périlleux.

Lisez Marie-Claire… Et quand vous l’aurez lue, sans vouloir blesser personne, vous vous demanderez quel est parmi nos écrivains – et je parle des plus glorieux – celui qui eût pu écrire un tel livre, avec cette mesure impeccable, cette pureté et cette grandeur rayonnantes.

OCTAVE MIRBEAU.

q

PREMIERE PARTIE

Un jour, il vint beaucoup de monde chez nous. Les hommes entraient comme dans une église, et les femmes faisaient le signe de la croix en sortant.

Je me glissai dans la chambre de mes parents, et je fus bien étonnée de voir que ma mère avait une grande bougie allumée près de son lit. Mon père se penchait sur le pied du lit, pour regarder ma mère, qui dormait les mains croisées sur sa poitrine.

Notre voisine, la mère Colas, nous garda tout le jour chez elle. A toutes les femmes qui sortaient de chez nous, elle disait :

– Vous savez, elle n’a pas voulu embrasser ses enfants.

Les femmes se mouchaient en nous regardant, et la mère Colas ajoutait :

– Ces maladies-là, ça rend méchant.

Les jours qui suivirent, nous avions des robes à larges carreaux blancs et noirs.

La mère Colas nous donnait à manger et nous envoyait jouer dans les champs. Ma sœur, qui était déjà grande, s’enfonçait dans les haies, grimpait aux arbres, fouillait dans les mares et revenait le soir les poches pleines de bêtes de toutes sortes qui me faisaient peur et mettaient la mère Colas bien en colère.

J’avais surtout une grande répugnance pour les vers de terre. Cette chose rouge et élastique me causait une horreur sans nom, et s’il m’arrivait d’en écraser un par mégarde, j’en ressentais de longs frissons de dégoût. Les jours où je souffrais de points de côté, la mère Colas défendait à ma sœur de s’éloigner. Mais ma sœur s’ennuyait et voulait quand même m’emmener. Alors, elle ramassait des vers, qu’elle laissait grouiller dans ses mains, en les approchant de ma figure. Aussitôt, je disais que je n’avais plus mal, et je me laissais traîner dans les champs.

Une fois, elle m’en jeta une grosse poignée sur ma robe. Je reculai si précipitamment que je tombai dans un chaudron d’eau chaude. La mère Colas se lamentait en me déshabillant. Je n’avais pas grand mal ; elle promit une bonne fessée à ma sœur, et comme les ramoneurs passaient devant chez nous, elle les appela pour l’emmener.

Ils entrèrent tous les trois avec leurs sacs et leurs cordes ; ma sœur criait et demandait pardon, et moi j’avais bien honte d’être toute nue.

Mon père nous emmenait souvent dans un endroit où il y avait des hommes qui buvaient du vin ; il me mettait debout entre les verres, pour me faire chanter la complainte de Geneviève de Brabant. Tous ces hommes riaient, m’embrassaient, et voulaient me faire boire du vin.

Il faisait toujours nuit quand nous revenions chez nous. Mon père faisait de grands pas en se balançant ; il manquait souvent de tomber ; parfois, il se mettait à pleurer tout haut en disant qu’on avait changé sa maison. Alors, ma sœur poussait des cris, et, malgré la nuit, c’était toujours elle qui finissait par retrouver notre maison.

Il arriva un matin que la mère Colas nous accabla de reproches, disant que nous étions des enfants de malheur, qu’elle ne nous donnerait plus à manger, et que nous pouvions bien aller retrouver notre père, qui était parti on ne savait où. Quand sa colère fut passée, elle nous donna à manger comme d’habitude ; mais, quelques instants après, elle nous fit monter dans la carriole du père Chicon. La carriole était pleine de paille et de sacs de grains. J’étais placée derrière, dans une sorte de niche, entre les sacs ; la voiture penchait en arrière et chaque secousse me faisait glisser sur la paille.

J’eus une très grande peur tout le long de la route ; à chaque glissade, je croyais que la carriole allait me perdre, ou bien que les sacs allaient s’écrouler sur moi.

On s’arrêta devant une auberge. Une femme nous fit descendre, secoua la paille de nos robes, et nous fit boire du lait. Tout en nous caressant, elle disait au père Chicon :

– Alors, vous pensez que leur père les voudra ?

Le père Chicon branla la tête en cognant sa pipe contre la table ; il fit une grimace avec sa grosse lèvre et il répondit :

– Il est peut-être parti encore plus loin. Le fils à Girard m’a dit qu’il l’avait rencontré sur la route de Paris.

Le père Chicon nous mena ensuite dans une belle maison, où il y avait un perron avec beaucoup de marches.

Il causa longtemps avec un monsieur qui faisait de grands gestes et qui parlait de tour de France. Le monsieur mit sa main sur ma tête, et il répéta plusieurs fois :

– Il ne m’avait pas dit qu’il avait des enfants.

Je compris qu’il parlait de mon père, et je demandai à le voir. Le monsieur me regarda sans répondre, puis il demanda au père Chicon :

– Quel âge a donc celle-ci ?

– Dans les cinq ans, dit le vieux.

Pendant ce temps, ma sœur jouait sur les marches avec un petit chat.

La carriole nous ramena chez la mère Colas, qui nous reçut en bougonnant et en nous bousculant ; quelques jours après, elle nous fit monter en chemin de fer, et le soir même nous étions dans une grande maison où il y avait beaucoup de petites filles.

Sœur Gabrielle nous sépara tout de suite. Elle dit que ma sœur était assez grande pour aller aux moyennes, tandis que moi je resterais aux petites.

Sœur Gabrielle était toute petite, vieille, maigre, et courbée ; elle dirigeait le dortoir et le réfectoire. Au dortoir, elle passait un bras sec et dur entre notre chemise et le drap, pour s’assurer de notre propreté, et elle fouettait à heure fixe, et avec des verges, celles dont les draps étaient humides.

Au réfectoire, elle faisait la salade dans une immense terrine jaune.

Les manches retroussées jusqu’aux épaules, elle plongeait et replongeait dans la salade ses deux bras noirs et noueux, qui sortaient de là tout luisants et gouttelants, et qui me faisaient penser à des branches mortes, les jours de pluie.

J’eus tout de suite une amie.

Je la vis venir vers moi en se dandinant, l’air effronté.

Elle n’était guère plus haute que le banc sur lequel j’étais assise. Elle appuya ses coudes sans façon sur moi, et elle me dit :

– Pourquoi ne joues-tu pas ?

Je répondis que j’avais mal au côté.

– Ah oui, reprit-elle ; ta maman était poitrinaire, et sœur Gabrielle a dit que tu mourrais bientôt.

Elle grimpa sur le banc, s’assit en faisant disparaître sous elle ses petites jambes ; puis elle me demanda mon nom, mon âge, m’apprit qu’elle s’appelait Ismérie, qu’elle était plus vieille que moi, et que le médecin disait qu’elle ne grandirait jamais. Elle m’apprit aussi que la maîtresse de classe s’appelait sœur Marie-Aimée, qu’elle était très méchante et punissait sévèrement les bavardes.

Elle sauta tout d’un coup sur ses pieds en criant :

Augustine !

Sa voix était comme celle d’un garçon, et ses jambes étaient un peu tordues.

A la fin de la récréation, je l’aperçus sur le dos d’Augustine, qui la balançait d’une épaule sur l’autre, comme pour la jeter à terre. En passant devant moi, elle me cria de sa grosse voix :

– Tu me porteras aussi, dis ?

Je fis bientôt la connaissance d’Augustine.

Un mal d’yeux que j’avais s’aggrava. La nuit, mes paupières se collaient l’une contre l’autre, de sorte que j’étais complètement aveugle, jusqu’à ce qu’on me les eût baignées. Ce fut elle qui fut chargée de me conduire à l’infirmerie. Tous les matins, elle venait me prendre au petit dortoir. Je l’entendais venir depuis la porte. Ce n’était pas long ; elle me saisissait la main, et m’entraînait du même pas qu’elle était venue, sans s’occuper si je me cognais aux lits.

Nous traversions les couloirs comme le vent, et descendions les deux étages comme une avalanche ; mes pieds rencontraient une marche de temps en temps ; je descendais comme on tombe dans le vide ; Augustine avait une main ferme qui me tenait solidement.

Pour aller à l’infirmerie, il fallait passer derrière la chapelle, puis devant une petite maison toute blanche ; là, on redoublait de vitesse.

Un jour que, n’en pouvant plus, j’étais tombée sur les genoux, elle me releva avec une tape sur la tête, en disant :

– Dépêche-toi donc, on est devant la maison des morts.

Tous les jours ensuite, dans la crainte que je tombe, elle m’avertissait quand nous étions devant la maison des morts.

J’avais surtout peur de la peur d’Augustine. Puisqu’elle courait si fort, c’est qu’il y avait du danger. J’arrivais à l’infirmerie en nage et sans souffle ; quelqu’un me poussait sur une petite chaise, et mon point de côté était passé depuis longtemps quand on venait me laver les yeux.

Ce fut encore Augustine qui me conduisit dans la classe de sœur Marie-Aimée. Elle prit une voix timide pour dire :

– Ma Sœur, voilà la nouvelle.

Je m’attendais à une rebuffade, mais sœur Marie-Aimée me sourit, m’embrassa plusieurs fois, et dit :

– Tu es trop petite pour être sur un banc. Je vais te mettre ici.

Et elle me fit asseoir sur un petit banc, dans le creux de son pupitre.

Comme il y faisait bon dans ce creux de pupitre ! Comme la chaleur des jupes de laine caressait mon corps tout meurtri par les escaliers de bois et de pierres !

Souvent deux pieds se posaient de chaque côté de mon petit banc et je me trouvais étroitement enclavée entre deux jambes nerveuses et chaudes. Une main tâtonnante m’appuyait la tête sur les jupes entre les genoux, et sous cette main douce, et sur cet oreiller chaud, je m’endormais.

Quand je m’éveillais, l’oreiller se transformait en table. La même main y déposait des débris de gâteaux, de menus morceaux de sucre, et quelques bonbons.

Autour de moi, j’entendais vivre le monde.

Une voix pleurait :

– Non, ma Sœur, ce n’est pas moi.

Des voix criardes disaient :

– Si, ma Sœur, c’est elle.

Au-dessus de ma tête, une voix pleine et chaude imposait silence, en s’accompagnant de coups de règle sur le pupitre, qui résonnaient et faisaient dans mon creux un bruit énorme.

Parfois, il se faisait un grand mouvement. Les pieds se retiraient de mon petit banc, les genoux se rapprochaient, la chaise remuait, et je voyais se pencher vers mon nid une guimpe blanche, un menton mince, des dents fines et pointues, et enfin deux yeux caressants qui m’apportaient la confiance.

Aussitôt que mon mal d’yeux fut guéri, un alphabet s’ajouta aux friandises. C’était un petit livre où il y avait des images à côté des mots. Je regardais souvent une grosse fraise que j’imaginais au moins aussi grosse qu’une brioche.

Quand il ne fit plus froid dans la classe, sœur Marie-Aimée me plaça, sur un banc entre Ismérie et Marie Renaud, qui étaient mes voisines de lit. De temps en temps, elle me permettait de revenir à mon cher creux, où je trouvais des livres avec des histoires qui me faisaient oublier l’heure.

Un matin, Ismérie m’entraîna en grand mystère pour m’apprendre que sœur Marie-Aimée ne ferait plus la classe, parce qu’elle allait prendre la place de sœur Gabrielle pour le dortoir et le réfectoire. Elle ne me dit pas où elle avait appris cela, mais elle en était toute chagrinée.

Elle aimait beaucoup sœur Gabrielle, qui la traitait toujours comme un petit enfant ; mais elle n’aimait pas cette sœur Aimée, ainsi qu’elle l’appelait avec un air de mépris, quand elle savait n’être entendue que de nous.

Elle disait aussi que sœur Marie-Aimée ne lui permettrait pas de nous grimper sur le dos, et qu’on ne pourrait pas se moquer d’elle comme de sœur Gabrielle, qui montait les marches tout de travers.

Le soir, après la prière, sœur Gabrielle nous annonça son départ. Elle nous embrassa toutes, en commençant par les plus petites. La montée au dortoir se fit en grand désordre : les grandes chuchotaient et se révoltaient à l’avance contre cette sœur Marie-Aimée ; les petites pleurnichaient comme à l’approche d’un danger.

Ismérie, que je portais sur mon dos, pleurait bruyamment, ses petits doigts m’étranglaient un peu, et ses larmes me tombaient dans le cou.

Personne ne pensait à rire de sœur Gabrielle, qui montait péniblement en disant : « Chut ! chut ! » sans se lasser, et sans que le bruit diminuât. La bonne du petit dortoir pleurait aussi : elle me secoua un peu en me déshabillant ; elle disait :

– Je suis sûre que tu es contente, toi, d’avoir ta sœur Marie-Aimée.

Nous l’appelions Bonne Esther.

Des trois bonnes que nous avions, c’était elle que je préférais. Elle était un peu bourrue, mais elle nous aimait bien.

La nuit, elle réveillait celles qui avaient de mauvaises habitudes, afin de leur épargner les verges du lendemain. Quand je toussais, elle se levait et à tâtons me fourrait dans la bouche un morceau de sucre mouillé. Bien des fois aussi, elle m’avait emporté de mon lit, où j’étais glacée, pour me réchauffer dans le sien.

Le lendemain, on entra en grand silence au réfectoire. Les bonnes nous ordonnèrent de rester debout ; plusieurs grandes se tenaient très droites avec un air fier ; Bonne Justine restait humble et triste au bout de la table, tandis que Bonne Néron, qui avait l’air d’un gendarme, faisait les cent pas au milieu du réfectoire.

Elle regardait souvent la pendule en haussant dédaigneusement les épaules.

Sœur Marie-Aimée entra en laissant la porte ouverte derrière elle ; elle me parut plus grande avec son tablier blanc et ses manches blanches. Elle marchait lentement en regardant tout le monde ; le chapelet qui pendait à son côté faisait entendre un petit bruit, et sa jupe se balançait un peu dans le bas. Elle monta les trois marches de son estrade, et nous fit asseoir d’un geste de la main.

L’après-midi, elle nous mena dans la campagne.

Il faisait très chaud. J’allai m’asseoir près d’elle, sur une hauteur ; elle lisait un livre en surveillant d’un coup d’œil les petites filles, qui jouaient dans un champ au-dessous de nous. Elle regarda longtemps le soleil couchant en disant à chaque instant :

– Que c’est beau ! que c’est beau !…

Le soir même, les verges disparurent du petit dortoir, et au réfectoire la salade fut retournée avec de longues spatules. A part cela, rien ne fut changé. Nous allions en classe de neuf heures à midi, et l’après-midi nous épluchions des noix pour un marchand d’huiles.

Les plus grandes les cassaient avec un marteau, et les plus petites les séparaient des coquilles. Il était bien défendu d’en manger, et surtout ce n’était pas facile : il s’en trouvait toujours une pour vous dénoncer, par jalousie de gourmandise.

C’était Bonne Esther qui nous regardait dans la bouche. Quelquefois, elle s’attardait à une incorrigible gourmande. Alors, elle lui faisait les gros yeux, puis elle lui disait en la renvoyant d’une taloche :

– J’ai l’œil sur toi.

Nous étions quelques-unes en qui elle avait grande confiance. Elle nous faisait pivoter en faisant semblant de nous regarder, et elle disait en riant :

– Ferme ton bec.

J’avais souvent envie d’en manger, mais les bons yeux de Bonne Esther passaient devant moi, et je rougissais à l’idée de tromper sa confiance.

A la longue, l’envie devint si forte, que je ne pensais plus qu’à cela : pendant des jours et des jours, je cherchai le moyen d’en manger sans me faire prendre. J’essayai d’en cacher dans mes manches, mais j’étais si maladroite que je les perdais aussitôt ; et puis, j’avais envie d’en manger beaucoup, beaucoup. Il me semblait que j’en aurais mangé un plein sac.

Un jour enfin, je trouvai l’occasion. Bonne Esther, qui nous menait coucher, glissa sur une coquille, et lâcha sa lanterne, qui s’éteignit. Comme je me trouvais à côté d’une bassine pleine, j’en pris une grosse poignée, que je fourrai dans ma poche.

Aussitôt que tout le monde fut couché, je sortis les noix de ma poche, et, la tête sous les draps, j’en pris ma pleine bouche ; mais aussitôt il me sembla que tout le dortoir entendait le bruit que faisaient mes mâchoires j’avais beau croquer doucement et lentement, le bruit cognait dans mes oreilles, comme des coups de maillet. Bonne Esther se leva : elle alluma la lampe, regarda sous les lits en se baissant.

Quand elle fut près de moi, je la regardai épouvantée. Elle dit tout bas :

– Tu ne dors donc pas ?

Puis elle continua ses recherches. Elle alla jusqu’au bout du dortoir, ouvrit et referma la porte, mais à peine était-elle recouchée et la lampe éteinte, que le loquet de la porte tapa comme si on l’ouvrait.

Bonne Esther ralluma encore la lampe et dit :

– Ca, c’est trop fort ; ce n’est pourtant pas la chatte qui ouvre la porte toute seule.

– Il me semblait qu’elle avait peur : je l’entendais remuer dans son lit, et tout d’un coup elle se mit à crier :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Ismérie lui demanda ce qu’elle avait. Elle nous dit qu’une main ouvrait la porte à la chatte, et qu’elle venait de sentir un grand souffle sur son visage.

Dans la demi-clarté, on voyait la porte entrouverte. J’étais très effrayée. Je pensais que c’était le démon qui venait me chercher. Au bout d’un long moment, on n’entendait plus rien. Bonne Esther demanda si l’une de nous voulait bien se lever pour souffler la lampe, qui n’était cependant pas très loin de son lit. Personne ne répondit. Alors elle m’appela. Je me levai, pendant qu’elle disait :

– Toi qui es si sage, les revenants ne te feront rien.

Elle se tut en même temps que je soufflai la lampe, et tout de suite je vis des milliers de points brillants, pendant que je sentais un grand froid sur les joues. Je devinais sous les lits des dragons verts avec des gueules tout enflammées. Je sentais leurs griffes sur mes pieds, et des lumières sautaient de chaque côté de ma tête. J’éprouvais un grand besoin de m’asseoir, et en arrivant à mon lit, je croyais fermement qu’il me manquait les deux pieds. Quand j’osai m’en assurer, je les trouvai bien froids, et je finis par m’endormir en les tenant dans mes deux mains.

Au matin, Bonne Esther trouva la chatte sur un lit près de la porte.

Elle avait fait ses petits pendant la nuit.

On rapporta l’histoire à sœur Marie-Aimée. Elle répondit que c’était sûrement la chatte qui avait ouvert la porte, en se dressant vers le loquet. Mais la chose ne fut jamais bien éclaircie, et les petites en causèrent longtemps tout bas.

La semaine suivante, toutes celles qui avaient huit ans descendirent au grand dortoir.

J’eus un lit placé près d’une fenêtre, tout près de la chambre de sœur Marie-Aimée.

Marie Renaud et Ismérie restèrent mes voisines. Souvent, quand nous étions couchées, sœur Marie-Aimée venait s’asseoir près de ma fenêtre. Elle me prenait une main qu’elle caressait, tout en regardant dehors. Une nuit, il y eut un grand feu dans le voisinage. Tout le dortoir était éclairé. Sœur Marie-Aimée ouvrit la fenêtre toute grande, puis elle me secoua, en disant :

– Réveille-toi, viens voir le feu !

Elle me prit dans ses bras. Elle me passait la main sur le visage pour me réveiller en me répétant :

– Viens voir le feu. Vois comme c’est beau !

J’avais si envie de dormir que je laissais tomber ma tête sur son épaule. Alors, elle me donna une bonne gifle, en m’appelant petite brute. Cette fois, j’étais réveillée, et je me mis à pleurer. Elle me prit de nouveau dans ses bras ; elle s’assit et me berça en me tenant serrée contre elle.

Elle avançait la tête vers la croisée. Son visage était comme transparent, et ses yeux étaient pleins de lumière.

Ismérie aurait bien voulu que sœur Marie-Aimée ne vînt jamais vers la fenêtre ; cela l’empêchait de bavarder ; elle avait toujours quelque chose à dire ; sa voix était si forte, qu’on l’entendait à l’autre bout du dortoir. Sœur Marie-Aimée disait :

– Voilà encore Ismérie qui parle.

Ismérie répondait :

– Voilà encore sœur Marie-Aimée qui gronde.

J’étais confondue de son audace. Je pensais que sœur Marie-Aimée faisait semblant de ne pas l’entendre.

Pourtant, un jour, elle lui dit :

– Je vous défends de répondre, espèce de naine.

Ismérie cria :

– Mon gnouf !

C’était un mot dont nous nous servions entre nous et qui voulait dire : « Regarde mon nez, si je t’écoute. »

Sœur Marie-Aimée s’élança vers le martinet. Je tremblai pour le petit corps d’Ismérie, mais elle se jeta à plat ventre, en gigotant, et se tordant avec des cris bizarres. Sœur Marie-Aimée la poussa du pied avec dégoût ; elle dit en lançant le martinet au loin :

– Quelle affreuse petite créature !

Dans la suite, elle évitait de la regarder et ne paraissait pas entendre ses insolences. Toutefois, elle nous défendait sévèrement de la porter sur notre dos. Cela n’empêchait pas Ismérie de grimper après moi comme un singe. Je n’avais pas le courage de la repousser, et, en me baissant un peu, je la laissais s’installer sur mon dos.

Cela se passait surtout en montant au dortoir. Elle avait une grande difficulté à enjamber les marches, elle en riait elle-même, elle disait qu’elle montait comme les poules.

Comme sœur Marie-Aimée était toujours en avant, je tâchais de me trouver dans les dernières ; il arrivait parfois qu’elle se retournait brusquement ; alors Ismérie glissait le long de moi avec une rapidité et une adresse étonnantes.

Je restais toujours un peu gênée sous le regard de sœur Marie-Aimée, et Ismérie ne manquait jamais de me dire :

– Tu vois comme tu es bête : tu t’es encore fait prendre.

Elle n’avait jamais pu grimper sur Marie Renaud, qui la repoussait toujours, en disant qu’elle usait et salissait nos robes.

Si Ismérie était bavarde, par contre Marie Renaud ne causait jamais.

Chaque matin, elle m’aidait à faire mon lit ; elle passait soigneusement ses mains sur les draps, pour lisser les cassures ; elle refusait obstinément mon aide pour faire le sien, prétendant que je roulais les draps n’importe comment. J’étais toujours stupéfaite de voir que son lit n’avait aucun désordre à son lever.

Elle finit par me confier qu’elle épinglait ses draps et ses couvertures après son matelas. Elle avait une quantité de petites cachettes pleines de toutes sortes de choses. A table, elle mangeait toujours un bout du dessert de la veille ; celui du jour restait dans sa poche ; elle le caressait et en mangeait un petit morceau de temps en temps. Je la trouvais souvent dans les coins en train de faire de la dentelle avec une épingle.

Sa plus grande joie était de brosser, plier et ranger ; aussi, grâce à elle, mes souliers étaient toujours bien cirés, et ma robe des dimanches soigneusement pliée.

Cela dura jusqu’au jour où il vint une nouvelle bonne, qui s’appelait Madeleine. Elle ne fut pas longtemps à s’apercevoir que je n’étais pour rien dans le bon arrangement de ma toilette ; elle se mit à crier en me traitant de mijaurée, de grande fainéante, disant que je me faisais servir comme une demoiselle, et que c’était honteux de faire travailler cette pauvre Marie Renaud qui n’avait pas deux liards de vie. Bonne Néron se mit d’accord avec elle pour dire que j’étais une orgueilleuse, que je me croyais au-dessus de tout le monde, que je ne faisais jamais rien comme les autres, qu’elles n’avaient jamais vu une fille comme moi, et que j’étais dépareillée.

Elles criaient toutes deux à la fois en se tenant penchées sur moi.

Je pensais à deux fées braillardes, une noire et une blanche : Bonne Néron si haute et si noire, et Madeleine si blonde et si fraîche avec de grosses lèvres ouvertes, ses dents si écartées et sa langue large et épaisse qui remuait et poussait de la salive au coin de sa bouche.

Bonne Néron leva la main sur moi et dit :

– Voulez-vous baisser les yeux !

Elle ajouta en s’éloignant :

– C’est qu’elle vous fait honte quand elle vous regarde comme cela.

Je savais depuis longtemps que Bonne Néron ressemblait à un taureau, mais il me fut impossible de trouver à quelle bête ressemblait Madeleine. J’y pensais pendant plusieurs jours en repassant dans ma tête le nom de toutes les bêtes que je connaissais, et je finis par y renoncer.

Elle était grasse et elle marchait en fléchissant les reins ; elle avait une voix perçante qui surprenait tout le monde.

Elle demanda à chanter à la chapelle, mais comme elle ne savait pas les cantiques, sœur Marie-Aimée me chargea de les lui apprendre. Marie Renaud put recommencer de brosser et plier mes habits sans que personne eût l’air de s’en apercevoir. Elle était si contente qu’elle me fit cadeau d’une épingle double pour attacher mon mouchoir, que je perdais toujours. Deux jours après, j’avais perdu l’épingle et le mouchoir.

Oh, ce mouchoir quel cauchemar épouvantable ! maintenant encore, quand j’y pense, une angoisse me prend. Pendant des années, je perdis régulièrement un mouchoir par semaine.

Sœur Marie-Aimée nous remettait un mouchoir propre contre le sale que nous jetions à terre devant elle. J’y pensais seulement à ce moment-là ; alors, je retournais toutes mes poches ; je courais comme une folle dans les dortoirs, dans les couloirs, jusqu’au grenier ; je cherchais partout. Mon Dieu ! pourvu que je trouve un mouchoir !

En passant devant la Vierge, je joignais les mains avec ferveur : « Mère admirable, faites que je trouve un mouchoir ! »

Mais je n’en trouvais pas, et je redescendais, rouge, essoufflée, penaude, n’osant pas prendre celui que me tendait sœur Marie-Aimée.

J’entendais d’avance le reproche si mérité. Les jours où je n’entendais pas de reproches, je voyais un front plissé, des yeux courroucés qui me suivaient longtemps sans se détourner ; j’étais si écrasée de honte que je pouvais à peine lever les pieds. Je marchais tout effacée, sans remuer le corps ; et, malgré cela, je perdais encore mon mouchoir.

Madeleine me regardait avec un air de fausse compassion, et elle ne pouvait pas toujours s’empêcher de me dire que je méritais une sévère punition.

Elle paraissait très attachée à sœur Marie-Aimée ; elle la servait attentivement, et fondait en larmes au moindre reproche.

Elle avait des crises de gros sanglots que sœur Marie-Aimée calmait en lui caressant les joues. Alors, elle riait et pleurait tout à la fois. Elle avait un mouvement des épaules qui laissait voir son cou blanc, et qui faisait dire à Bonne Néron qu’elle avait l’air d’une chatte.

Bonne Néron s’en alla un jour après une scène, au milieu du déjeuner, alors qu’il régnait un grand silence. Elle cria tout à coup :

– Oui, je veux m’en aller, et je m’en irai !

Comme sœur Marie-Aimée la regardait tout étonnée, elle lui fit face en baissant la tête, qu’elle secouait et lançait en avant, criant plus fort qu’elle ne souffrirait pas plus longtemps d’être commandée par une morveuse, oui, une morveuse.

Elle était arrivée à reculons près de la porte ; elle l’ouvrit tout en donnant de furieux coups de tête, et avant de disparaître, elle lança son grand bras dans la direction de sœur Marie-Aimée et, avec un profond mépris, elle dit :

– Ca n’a pas seulement vingt-cinq ans !

Quelques petites filles étaient terrifiées ; d’autres éclatèrent de rire. Madeleine eut une véritable crise de nerfs ; elle se jeta aux genoux de sœur Marie-Aimée en lui enlaçant les jambes et en embrassant sa robe. Elle lui prit les mains, qu’elle frotta contre sa grosse bouche humide ; tout cela, en poussant des cris, comme si une catastrophe épouvantable était arrivée.

Sœur Marie-Aimée n’arrivait pas à se dégager ; elle finit par se fâcher. Alors, Madeleine s’évanouit en tombant sur le dos.

Tout en la dégrafant, sœur Marie-Aimée fit un signe de mon côté. Croyant qu’elle avait besoin de mes services, j’accourus. Mais elle me renvoya :

– Non, pas toi, Marie Renaud.

Elle lui remit ses clefs, et bien que Marie Renaud ne fût jamais entrée dans la chambre de sœur Marie-Aimée, elle trouva tout de suite le flacon demandé.

Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron, elle prit de l’autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur Marie-Aimée ; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout propos qu’elle était notre surveillante, et non pas notre bonne.

Le jour de son évanouissement, j’avais vu ses seins, qui m’avaient paru si beaux, que je n’avais encore rien imaginé de pareil.

  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents