Les Mystères du peuple - Tome II
154 pages
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Description

Histoire d’une famille de prolétaires à travers les âges Le ton de cette immense fresque historique et politique en seize volumes est donné par son exergue : «Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection.» Les Mystères du peuple est l'histoire rétrospective, de 57 avant Jésus-Christ à 1851, de la famille Lebrenn. À la veille de la conquête de la petite Bretagne par César, cette famille vit paisiblement près des pierres de Karnak. La défaite de la bataille de Vannes marque le début de la servitude pour les descendants de Joel, le brenn (chef) de la tribu de Karnak. À l'esclavage imposé par les Romains, succède l'oppression physique exercée par les Franks puis la domination morale exercée par l'Église qui prône que ceux qui souffrent dans ce bas monde seront récompensés dans les cieux. Au fil de l'Histoire chaque représentant de cette famille devra affronter un nouvel oppresseur pour reconquérir la liberté originelle de ses ancêtres.

Informations

Publié par
Nombre de lectures 19
EAN13 9782824707082
Langue Français

Extrait

Eugène Sue
Les Mystères du peuple Tome II
bibebook
Eugène Sue
Les Mystères du peuple
Tome II
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION.
Travailleursquiontconcouruàlapublicationdu volume: Protes et ImprimeursRichard Morris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules : Desmarest, Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux, Etienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, Alphonse Perrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, Auguste Mignot, Benjamin. Clicheurs :Curmer et ses ouvriers. Fabricants de papiers: Maubanc et ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers. Artistes Dessinateurs: Charpentier, Castelli. Artistes Graveurs: Ottweil, Langlois, Lechard, Audibran, Roze, Frilley. Planeurs d’acier: Héran et ses ouvriers. Imprimeurs en taille-douce: Drouart et ses ouvriers. Fabricants pour les primes :Associations fraternelles d’Horlogers et d’ouvriers en Bronze : Duchâteau, Deschiens, Journeux, Suireau, etc., etc.
Employés à l’Administration : Maubanc, Gavet, Berthier, Henry, Rostaing, Jamot, Blain, Rousseau, Toussaint, Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux, Vincent, Charpentier, Dally, Bertin, Sermet, Chalenton, Blot, Thomas, Gogain, Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête, Charles, Poncin, Vacheron, Colin, Carillan, Constant, etc., etc., de Paris ; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier, Etchegorey, Giraudier, Gaudin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin, Weelen, Bonniol, Allix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes, Verlé, Sagnier, etc., etc., des principales villes de France et de l’étranger. La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l’ouvrage. Le Directeur de l’Administration.
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Partie 1 LA CLOCHETTE D’AIRAIN ou LE CHARIOT DE LA MORT – AN 56 A 40 AVANT JESUS-CHRIST.
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1 Chapitre
lbinik, le marin,sa  et femme Méroë, vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière. – Leur voyage. – Ils assistent à un spectacle que nul n’avait vu jusqu’alors et que nul ne verra jamais. – Arrivée des AL’hospitalité de César. – Albinik et Méroë sont séparés. – Ce qui apparaît à Méroë dans deux époux au camp de César. – Les cinq pilotes crucifiés. – Le souper de César. – L’interrogatoire. – La jeune esclave maure. – Le réfractaire mutilé. – L’épreuve. – la tente où elle a été renfermée seule. Albinik, le marin, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; Méroë, la chère et bien-aimée femme d’Albinik, ont, pendant une nuit et un jour, assisté à un spectacle dont ils frémissent encore. Ce spectacle, nul ne l’avait vu jusqu’ici, nul ne le verra désormais ! L’appel aux armes, fait par les druides de la forêt de Karnak, et parle chef des cent vallées, avait été entendu. Le sacrifice d’Hêna la vierge de l’île de Sên, semblait agréable à Hésus, puisque toutes les populations de la Bretagne, du nord au midi, de l’orient à l’occident, s’étaient soulevées pour combattre les Romains. Les tribus du territoire de Vannes et d’Auray, celles des montagnes d’Arès et d’autres encore, se sont réunies devant la ville de Vannes, sur la rive gauche, et presque à l’embouchure de la rivière qui se jette dans la grande baie du Morbihan : cette position redoutable, située à dix lieues de Karnak, et où devaient se réunir toutes les forces gauloises, a été choisie parle chef des cent vallées, élu général en chef de l’armée.
Les tribus, laissant derrière elles leurs champs, leurs troupeaux, leurs maisons, étaient rassemblées, hommes, femmes, enfants, vieillards, et campaient autour de la ville de Vannes, où se trouvaient aussi Joel, ceux de sa famille et de sa tribu. Albinik, le marin, ainsi que sa femme Méroë, ont tous deux quitté le camp, vers le coucher du soleil, pour entreprendre une longue marche. Depuis son mariage avec Albinik (il est fier de le dire), Méroë a toujours été la compagne de ses voyages ou de ses dangers sur mer. Alors, comme lui, elle portait le costume de marin ; comme lui, elle savait au besoin mettre la main au gouvernail, manier la rame ou la hache, car son cœur est ferme, son bras est fort. Ce soir-là, avant de quitter l’armée gauloise, Méroë a revêtu ses habits de matelot : une courte saie de laine brune, serrée par une ceinture de cuir, de larges braies de toile blanche tombant au-dessous du genou, et des bottines de peau de veau marin ; elle porte son court mantel à capuchon, sur son épaule gauche et sur ses cheveux flottants un bonnet de cuir ; de sorte qu’à son air résolu, à l’agilité de sa démarche, à la perfection de son mâle et doux visage, on pouvait prendre Méroë pour un de ces jeunes garçons, dont la beauté fait rêver les vierges à fiancer. Albinik aussi est vêtu en marin ; il a jeté sur son dos un sac contenant des provisions pour la route, et les larges manches de sa saie laissent voir son bras gauche enveloppé jusqu’au coude dans un linge ensanglanté. Les deux époux avaient quitté depuis peu d’instants les environs de Vannes, lorsque Albinik, s’arrêtant triste et attendri, a dit à sa femme : – Il en est temps encore… songes-y… Nous allons braver le lion jusque dans son repaire ; il est rusé, défiant et féroce… c’est peut-être pour nous l’esclavage, la torture, la mort… Méroë, laisse-moi accomplir seul ce voyage et cette entreprise, auprès de laquelle un combat acharné
ne serait qu’un jeu… Retourne auprès de mon père et de ma mère, dont tu es aussi la fille. – Albinik, il fallait attendre la nuit noire pour me dire cela… tu ne m’aurais pas vue rougir de honte à cette pensée : tu me crois lâche !… Et la jeune femme, en répondant ces mots, a hâté sa marche, au lieu de retourner en arrière. – Qu’il en soit ainsi que le veut ton courage et ton amour pour moi… – lui a dit son mari. – Qu’Hêna, ma sainte sœur, qui est ailleurs, te protège auprès de Hésus !… Tous deux ont continué leur chemin à travers une route montueuse, qui aboutit et se prolonge sur les cimes d’une chaîne de collines très-élevées. Les deux voyageurs eurent ainsi à leurs pieds et devant eux une suite de profondes et fertiles vallées : aussi loin que le regard pouvait s’étendre, ils virent ici des villages, là des bourgades, ailleurs des fermes isolées, plus loin une ville florissante, traversée par un bras de la rivière, où étaient de loin en loin amarrés de grands bateaux chargés de gerbes de blé, de tonneaux de vin et de fourrages.
Mais, chose étrange, la soirée était sereine, et l’on ne voyait dans les pâturages aucun de ces grands troupeaux de bœufs et de moutons qui ordinairement y paissaient jusqu’à la nuit ; aucun laboureur ne paraissait non plus dans les champs, et pourtant c’était l’heure où, par tous les sentiers, par tous les chemins, les campagnards commençaient à regagner leurs maisons, car le soleil s’abaissait de plus en plus. Cette contrée, la veille encore si peuplée… semblait déserte.
Les deux époux se sont arrêtés pensifs, contemplant ces terres fertiles, ces richesses de la nature, cette opulente cité, ces bourgs, ces maisons. Alors, songeant à ce qui allait arriver dans quelques instants, dès que le soleil serait couché et la lune levée, Albinik et Méroë ont frissonné de douleur, d’épouvante, les larmes ont coulé de leurs yeux, et ils sont tombés à genoux, les yeux attachés avec angoisse sur la profondeur de ces vallées, que l’ombre envahissait de plus en plus… Le soleil avait disparu ; mais la lune, alors dans son décours, ne paraissait pas encore…
Il y eut ainsi, entre le coucher du soleil et le lever de la lune, un assez long espace de temps. Cela fut poignant pour les deux époux, comme l’attente certaine de quelque grand malheur.
– Vois, Albinik, – a dit tout bas la jeune femme à son époux, quoiqu’ils fussent seuls, car il est des instants redoutables où l’on se parlerait bas au milieu d’un désert, – vois donc… pas une lumière ! pas une !… dans ces maisons… dans ces villages… dans cette ville… La nuit est venue… et tout dans ces demeures reste ténébreux comme la nuit…
– Les habitants de ce pays vont se montrer dignes de leurs frères, – a répondu Albinik avec respect. – Ceux-là aussi vont répondre à la voix de nos druides vénérés, et à celledu chef des cent vallées– Oui, à l’effroi dont je suis saisie, je sens que nous allons voir une chose que nul n’a vue jusqu’ici… que nul ne verra peut-être désormais… – Méroë, aperçois-tu là-bas… tout là-bas… derrière la cime de cette forêt… une faible lueur blanche ?… – Je la vois… c’est la lune qui va bientôt paraître… Le moment approche… Je me sens frappée d’épouvante… Pauvres femmes !… pauvres enfants !… – Pauvres laboureurs !… ils vivaient depuis tant d’années, heureux sur cette terre de leurs pères ! sur cette terre fécondée par le travail de tant de générations !… Pauvres artisans ! ils trouvaient l’aisance dans leurs rudes métiers !… Oh ! les malheureux !… les malheureux !… Quelque chose égale leur grande infortune… c’est leur héroïsme !… Méroë… Méroë !… – s’est écrié Albinik, – la lune paraît… Cet astre sacré de la Gaule va donner le signal du sacrifice… – Hésus !… Hésus !… – a répondu la jeune femme, les joues baignées de larmes, – ton courroux ne s’apaisera jamais si ce dernier sacrifice ne le calme pas… La lune s’était levée radieuse au milieu des étoiles ; elle inondait l’espace d’une si éclatante
lumière, que les deux époux voyaient comme en plein jour, et jusqu’aux plus lointains horizons, le pays qui s’étendait à leurs pieds. Soudain, un léger nuage de fumée, d’abord blanchâtre, puis noire, puis bientôt nuancée des teintes rouges d’un incendie qui s’allume, s’éleva au-dessus de l’un des villages disséminés dans la plaine. – Hésus !… Hésus !… – s’écria Méroë, tout en cachant sa figure dans le sein de son époux agenouillé près d’elle, – tu as dit vrai : l’astre sacré de la Gaule a donné le signal du sacrifice… il s’accomplit…
– Oh ! liberté !… – s’est écrié Albinik, – sainte liberté !… Il n’a pu achever… Sa voix s’est éteinte dans les pleurs, tandis qu’il serrait avec force sa femme éplorée entre ses bras. Méroë n’est pas restée la figure cachée dans le sein de son époux plus de temps qu’il n’en faudrait à une mère pour baiser le front, la bouche et les yeux de son enfant nouveau-né… Et lorsque Méroë, relevant la tête, a osé regarder au loin… ce n’était plus seulement une maison, un village, un bourg, une ville, de cette longue suite de vallées, qui disparaissait dans des flots de fumée noire teinte des lueurs rouges de l’incendie qui s’allume ! C’étaient toutes les maisons… tous les villages… tous les bourgs, toutes les villes… de cette longue suite de vallées que l’incendie dévorait… Du nord au midi, de l’orient à l’occident, tout était incendie ! les rivières elles-mêmes semblaient rouler des flammes sous leurs bateaux chargés de grains, de tonneaux, de fourrages, aussi embrasés, qui s’abîmaient dans les eaux. Tour à tour le ciel était obscurci par d’immenses nuages de fumée, ou enflammé par d’innombrables colonnes de feu. D’un bout à l’autre, cette vallée ne fut bientôt plus qu’une fournaise, qu’un océan de flammes… Et non-seulement les maisons, les bourgs, les villes de ces vallées ont été livrés aux ravages de l’incendie, mais il en a été ainsi de toutes les contrées qu’Albinik et Méroë ont traversées durant une nuit et un jour de marche qu’ils ont mis à se rendre de Vannes à l’embouchure de [1] la Loire, où était établi le camp de César . Oui, tous ces pays ont été incendiés par leurs habitants, et ils ont abandonné ces ruines fumantes pour aller se joindre à l’armée gauloise, rassemblée aux environs de Vannes. Ainsi a été obéie la voix duchef des cent vallées, qui avait dit ces paroles, répétées de proche en proche, de village en village, de cité en cité :
« Que dans trois nuits, à l’heure où la lune, l’astre sacré de la Gaule, se lèvera, tout le pays, de Vannes à la Loire, soit incendié ! Que César et son armée ne trouvent sur leur passage ni hommes, ni toits, ni vivres, ni fourrages, et partout… partout… des cendres, la famine, le désert et la mort !… » [2] Cela a été fait ainsi que l’ont ordonné les druides et lechef des cent vallées. Ceux-là, qui ont assisté à ce dévouement héroïque de chacun et de tous au salut de la patrie, ont vu une chose que personne n’avait vue… une chose que personne ne verra peut-être plus désormais… Ainsi, du moins, ont été expiées ces fatales dissensions, ces rivalités de province à province, qui pendant trop longtemps, et pour le triomphe de leurs ennemis, ont divisé les Gaulois. La nuit s’est passée, le jour aussi, et les deux époux ont traversé tout le pays incendié, depuis Vannes jusqu’à l’embouchure de la Loire, dont ils approchaient. Au soleil couché, ils sont arrivés à un endroit où la route qu’ils suivaient se partageait en deux. – De ces deux chemins, lequel prendre ? – dit Albinik ; – l’un doit nous rapprocher du camp de César, l’autre doit nous en éloigner.
Après avoir un instant réfléchi, la jeune femme répondit : – Il faut monter sur cet arbre, les feux du camp nous indiqueront notre route. – C’est vrai, – dit le marin ; et confiant dans l’agilité de sa profession, il se disposait à grimper à l’arbre ; mais s’arrêtant, il dit : – J’oubliais qu’il me manque une main… Je ne saurais monter. Le beau visage de la jeune femme s’attrista et elle reprit : – Tu souffres, Albinik ? Hélas ! toi, ainsi mutilé ? [3] – Prend-on leloup de mer?sans appât – Non… – Que la pêche soit bonne, – reprit Albinik, – je ne regretterai pas d’avoir donné ma main pour amorce… La jeune femme soupira, et après avoir regardé l’arbre pendant un instant, elle dit à son époux : – Adosse-toi à ce chêne : je mettrai mon pied dans le creux de ta main, ensuite sur ton épaule, et de ton épaule j’atteindrai cette grosse branche… – Hardie et dévoué !… tu es toujours la chère épouse de mon cœur, aussi vrai que ma sœur Hêna est une sainte ! – répondit tendrement Albinik. Et s’adossant à l’arbre, il reçut dans sa main robuste le petit pied de sa compagne, si leste, si légère, qu’il put, grâce à la vigueur de son bras, la soutenir pendant qu’elle lui posait son autre pied sur l’épaule ; de là, elle gagna la première grosse branche, puis, montant de rameau en rameau, elle atteignit la cime du chêne, jeta au loin les yeux, et aperçut vers le Midi, au-dessous d’un groupe de sept étoiles, la lueur de plusieurs feux. Elle redescendit, agile comme un oiseau qui sautille de branche en branche, et, appuyant enfin ses pieds sur l’épaule du marin, d’un bond elle fut à terre, en disant : – Il nous faut aller vers le Midi, dans la direction de ces sept étoiles… les feux du camp de César sont de ce côté. – Alors, prenons cette route, – reprit le marin en indiquant le plus étroit des deux chemins. Et les deux voyageurs poursuivirent leur marche. Au bout de quelques pas, la jeune femme s’arrêta, et parut chercher dans ses vêtements. – Qu’as-tu, Méroë ? – Attends-moi ; j’ai, en montant à l’arbre, laissé tomber mon poignard ; il se sera détaché de la ceinture que j’ai sous ma saie.
– Par Hésus ! il nous faut retrouver ce poignard, – dit Albinik en revenant vers l’arbre. – Tu as besoin d’une arme, et celle-ci, mon frère Mikaël l’a forgée, trempée lui-même, elle peut percer une pièce de cuivre.
– Oh ! je retrouverai ce poignard ! Albinik. Avec cette petite lame d’acier bien effilée, on a réponse à tout… et dans tous les langages.
Après quelques recherches au pied du chêne, elle retrouva son poignard ; il était renfermé dans une gaine, long à peine comme une plume de poule, et guère plus gros. Méroë l’assujettit de nouveau sous sa saie, et se remit en route avec son époux. Après une assez longue marche, à travers des chemins creux, tous deux arrivèrent dans une plaine : on entendait, très au loin le grand bruit de la mer ; sur une colline on apercevait les lueurs de plusieurs feux. – Voici enfin le camp de César ! – dit Albinik en s’arrêtant : – le repaire du lion… – Le repaire du fléau de la Gaule… Viens… viens… la soirée s’avance. – Méroë !… voici donc le moment venu !…
– Hésiterais-tu, maintenant ?…
– Il est trop tard… Mais j’aimerais mieux un loyal combat à ciel ouvert… vaisseau contre vaisseau… soldats contre soldats… épée contre épée… Ah ! Méroë… pour nous, Gaulois, qui, méprisant les embuscades comme des lâchetés, attachons des clochettes d’airain aux fers de nos lances, afin d’avertir l’ennemi de notre approche, venir ici… traîtreusement…
– Traîtreusement ! – s’écria la jeune femme. – Et opprimer un peuple libre… est-ce loyal ? Réduire ses habitants en esclavage… les expatrier par troupeaux, le collier de fer au cou… est-ce loyal ?… Massacrer les vieillards, les enfants… livrer les femmes et les vierges aux violences des soldats… est-ce loyal ?… Et maintenant, tu hésiterais… après avoir marché tout un jour, tout une nuit, aux clartés de l’incendie… au milieu de ces ruines fumantes, qu’ont faites l’horreur de l’oppression romaine !… Non… non… pour exterminer les bêtes féroces, tout est bon : l’épieu comme le piège… Hésiter… hésiter ! ! ! Réponds, Albinik !… Sans parler de ta mutilation volontaire… sans parler des dangers que nous bravons en entrant dans ce camp… ne serons-nous pas, si Hésus aide ton projet, les premières victimes de cet immense sacrifice que nous voulons faire aux dieux ?… Va, crois-moi, qui donne sa vie n’a jamais à rougir… et par l’amour que je te porte ! par le sang virginal de notre sœur Hêna… j’ai à cette heure, je te le jure, la conscience d’accomplir un devoir sacré… Viens, viens… la soirée s’avance…
– Ce que Méroë, la juste et la vaillante, trouve juste et vaillant doit être ainsi… – dit Albinik en pressant sa compagne contre sa poitrine. – Oui… oui… pour exterminer les bêtes féroces tout est bon : l’épieu comme le piège… Qui donne sa vie n’a pas à rougir… Viens… Les deux époux hâtèrent leur marche vers les lueurs du camp de César. Au bout de quelques instants, ils entendirent, à peu de distance, résonner sur le sol le pas réglé de plusieurs soldats et le cliquetis des sabres sur les armures de fer ; puis à la clarté de la lune ils virent briller des casques d’acier à aigrettes rouges. – Ce sont des soldats de ronde qui veillent autour du camp, – dit Albinik. – Allons à eux… Et ils eurent bientôt rejoint les soldats romains, dont ils furent aussitôt entourés. Albinik avait appris dans la langue des Romains ces seuls mots : « Nous sommes Gaulois bretons ; nous voulons parler à César. » Telles furent les premières paroles du marin aux soldats. Ceux-ci, apprenant ainsi que les deux voyageurs appartenaient à l’une des provinces soulevées en armes, traitèrent rudement ceux qu’ils regardèrent comme leurs prisonniers, les garrottèrent et les conduisirent au camp. Ce camp, ainsi que tous ceux des Romains, était défendu par un fossé large et profond, au delà duquel s’élevaient des palissades et un retranchement de terre très-élevé, où veillaient des soldats de guet.
Albinik et Méroë furent d’abord conduits à l’une des portes du retranchement. A côté de cette porte, ils ont vu, souvenir cruel… cinq grandes croix de bois : à chacune d’elles était crucifié un marin gaulois, aux vêtements tachés de sang. La lumière de la lune éclairait ces cadavres… – On ne nous avait pas trompés, – dit tout bas Albinik à sa compagne ; – les pilotes ont été crucifiés après avoir subi d’affreuses tortures, plutôt que de vouloir piloter la flotte de César sur les côtes de Bretagne. – Leur faire endurer la torture… la mort sur la croix… – répondit Méroë, – est-ce loyal ?… Hésiterais-tu encore ?… Parleras-tu de traîtrise ?… Albinik n’a rien répondu ; mais il a serré dans l’ombre la main de sa compagne. Amenés devant l’officier qui commandait le poste, le marin répéta les seuls mots qu’il sût dans la langue des Romains : « Nous sommes Gaulois bretons ; nous voulons parler à César. » En ces temps de guerre, les Romains enlevaient ou retenaient souvent les voyageurs, afin de savoir par eux ce qui se passait dans les provinces révoltées. César avait donné l’ordre de toujours lui amener les prisonniers ou les transfuges qui pouvaient l’éclairer sur les mouvements des Gaulois.
Les deux époux ne furent donc pas surpris de se voir, selon leur secret espoir, conduits à travers le camp jusqu’à la tente de César, gardée par l’élite de ses vieux soldats espagnols, chargés de veiller sur sa personne.
Albinik et Méroë, amenés dans la tente de César, le fléau de la Gaule, ont été délivrés de leurs liens ; ils ont tâché de contenir l’expression de leur haine, et ont regardé autour d’eux avec une sombre curiosité.
Voilà ce qu’ils ont vu :
La tente du général romain, recouverte au dehors de peaux épaisses, comme toutes les tentes du camp, était ornée au dedans d’une étoffe de couleur pourpre, brodée d’or et de soie blanche ; le sol battu disparaissait sous un tapis de peaux de tigre. César achevait de souper, à demi couché sur un lit de campagne que cachait une grande peau de lion, dont les ongles étaient d’or et la tête ornée d’yeux d’escarboucles. A portée du lit, sur une table basse, les deux époux virent de grands vases d’or et d’argent précieusement ciselés, des coupes enrichies de pierreries. Assise humblement au pied du lit de César (triste spectacle pour une femme libre), Méroë vit une jeune et belle esclave, africaine sans doute, car ses vêtements blancs faisaient ressortir davantage encore son teint couleur de cuivre, où brillaient ses grands yeux noirs ; elle les leva lentement sur les deux étrangers, tout en caressant un grand lévrier fauve, étendu à ses côtés ; elle semblait aussi craintive que le chien.
Les généraux, les officiers, les secrétaires, les jeunes et beaux affranchis de César, se tenaient debout autour de son lit, tandis que des esclaves noirs d’Abyssinie, portant au cou, aux poignets et aux chevilles, des ornements de corail, restaient immobiles comme des statues, tenant à la main des flambeaux de cire parfumée, dont la clarté faisait étinceler les splendides armures des Romains.
César, devant qui Albinik et Méroë ont baissé le regard, de crainte de trahir leur haine, César avait quitté ses armes pour une longue robe de soie richement brodée ; sa tête était nue, rien ne cachait son grand front chauve, de chaque côté duquel ses cheveux bruns étaient aplatis. La chaleur du vin des Gaules, dont il buvait, dit-on, presque chaque soir outre mesure, rendait ses yeux brillants, et colorait ses joues pâles ; sa figure était impérieuse, son sourire moqueur et cruel. Il s’accoudait sur son lit, tenant de sa main, amaigrie par la débauche, une large coupe d’or enrichie de perles ; il la vida lentement et à plusieurs reprises, tout en attachant son regard pénétrant sur les deux prisonniers, placés de telle sorte qu’Albinik cachait presque entièrement Méroë.
César dit en langue romaine quelques paroles à ses officiers. Ils se mirent à rire, l’un d’eux s’approcha des deux époux, repoussa brusquement Albinik en arrière, prit Méroë par la main, et la força ainsi de s’avancer de quelques pas, afin, sans doute, que le général pût la contempler plus à son aise, ce qu’il fit en tendant de nouveau, et sans se retourner, sa coupe vide à l’un de ses jeunes échansons.
Albinik sait se vaincre ; il reste calme en voyant sa chaste femme rougir sous les regards effrontés de César. Celui-ci a bientôt appelé à lui un homme richement vêtu, l’un de ses interprètes, qui, après quelques mots échangés avec le général romain, s’est approché de Méroë, et lui a dit en langue gauloise : – César demande si tu es fille ou garçon ? – Moi et mon compagnon, nous fuyons le camp gaulois… – répondit ingénument Méroë. – Que je sois fille ou garçon, peu importe à César… A ces paroles, que l’interprète lui traduisit, César se prit à rire d’un rire cynique. Il parut confirmer d’un signe de tête la réponse de Méroë, tandis que les officiers romains partageaient la gaieté de leur général. César continuait de vider coupe sur coupe, en attachant sur l’épouse d’Albinik des yeux de plus en plus ardents ; il dit quelques mots à l’interprète, et celui-ci commença l’interrogatoire des deux prisonniers, transmettant à mesure leurs réponses au général qui lui indiquait ensuite de nouvelles questions. – Qui êtes-vous ? – a dit l’interprète ; – d’où venez-vous ?
– Nous sommes Bretons, – répondit Albinik. – Nous venons du camp gaulois, établi sous les murs de Vannes, à deux journées de marche d’ici… – Pourquoi as-tu abandonné l’armée gauloise ? Albinik ne répondit rien, développa le linge ensanglanté dont son bras était entouré. Les Romains virent alors qu’il n’avait plus sa main gauche. L’interprète reprit : – Qui t’as mutilé ainsi ? – Les Gaulois. – Mais tu es Gaulois toi-même ? – Peu importe auchef des cent vallées. Au nom duchef des cent vallées, César a froncé les sourcils, son visage a exprimé la haine et l’envie. L’interprète a dit à Albinik : – Explique toi. – Je suis marin, je commande un vaisseau marchand ; moi et plusieurs autres capitaines, nous avons reçu l’ordre de transporter par mer des gens armés et de les débarquer dans le port de Vannes, par la baie du Morbihan. J’ai obéi ; un coup de vent a rompu un de mes mâts ; mon vaisseau est arrivé le dernier de tous. Alors… lechef des cent vallées m’a fait appliquer la peine des retardataires… Mais il a été généreux, il m’a fait grâce de la mort ; il m’a donné à choisir entre la perte du nez, des oreilles ou d’un membre. J’ai été mutilé… non pour avoir manqué de courage ou d’ardeur… cela eût été juste… je me serais soumis sans me plaindre aux lois de mon pays… – Mais ce supplice inique, – reprit Méroë, – Albinik la subi parce que le vent de mer s’est levé contre lui… Autant punir de mort celui qui ne peut voir clair dans la nuit noire… celui qui ne peut obscurcir la lumière du soleil ! – Et cette mutilation me couvre à jamais d’opprobre, – s’est écrié Albinik. – A tous elle dit : Celui-là est un lâche… Je n’avais jamais connu la haine : maintenant mon âme en est remplie ! périsse cette patrie maudite, où je ne peux plus vivre que déshonoré ! périsse sa liberté ! périssent ceux de mon peuple, pourvu que je sois vengé duchef des cent vallées !… Pour cela je donnerais avec joie les membres qu’il m’a laissés. Voilà pourquoi je suis ici avec ma compagne. Partageant ma honte, elle partage ma haine. Cette haine nous l’offrons à César ; qu’il en use à son gré, qu’il nous éprouve ; notre vie répond de notre sincérité… Quant aux récompenses, nous n’en voulons pas. – La vengeance… voilà ce qu’il nous faut, – ajouta Méroë. – En quoi pourrais-tu servir César contrele chef des cent vallées ? – a dit l’interprète à Albinik. – J’offre à César de le servir comme marin, comme soldat, comme guide, comme espion même, s’il le veut. – Pourquoi n’as-tu pas cherché à tuerle chef des cent vallées… pouvant approcher de lui dans le camp gaulois ? – dit l’interprète au marin. – Tu te serais ainsi vengé. – Aussitôt après la mutilation de mon époux, – reprit Méroë, – nous avons été chassés du camp : nous ne pouvions y rentrer. L’interprète s’entretint de nouveau avec le général romain, qui, tout en écoutant, ne cessait de vider sa coupe et de poursuivre Méroë de ses regards audacieux. – Tu es marin, dis-tu ? – reprit l’interprète ; – tu commandais un vaisseau de commerce ? – Oui. – Et… es-tu bon marin ? – J’ai vingt-huit ans ; depuis l’âge de douze ans je voyage sur mer ; depuis quatre ans je commande un vaisseau.
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