Les Derniers Hommes rouges
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Description

L'action de situe au Canada, à l'époque où y vivaient encore des hommes rudes dans un climat qui l'était plus encore. Un homme de bien est assassiné par une canaille. Le fils de ce dernier essaye, par tous les moyens, avec l'aide de deux autres crapules, de faire disparaître sa cousine pour hériter de cette dernière qui est très riche. Cette histoire policière sert de trame à de magnifiques descriptions d'une chasse aux bisons sauvages, nourriture de base des Indiens, sous forme de viande séchée.

Informations

Publié par
Nombre de lectures 19
EAN13 9782824706016
Langue Français

Extrait

Pierre Maël
Les Derniers Hommes rouges
bibebook
Pierre Maël
Les Derniers Hommes rouges
Un texte du domaine public. Une édition libre. bibebook www.bibebook.com
A ERNEST FLAMMARION
q
1 Chapitre
LE BISON NOIR
a plaine immenses’étendait, bordée au nord, au sud et à l’ouest par un rideau de verdure. Nulle route n’y pouvait guider les pas des voyageurs, car on ne pouvait donner le nom de route à l’espèce de sentier tracé à travers la prairie par les pieds Lintacte des arbres de l’année vieillissante mettait des taches d’ocre et de safran. Les des hommes et les sabots des chevaux. Au-dessus des têtes, le ciel d’un bleu intense gardait le rayonnement des derniers beaux jours de l’été. Sur la parure encore approches de l’automne se laissaient deviner.
Deux cavaliers suivaient au pas le sentier. Leurs montures auraient, en tout pays, attiré l’attention des connaisseurs. C’étaient d’admirables bêtes au poil fin, l’un gris pommelé, l’autre alezan, aux têtes d’une pureté de lignes rappelant le cheval arabe, auquel les deux superbes animaux ne le cédaient ni en vigueur, ni en élégance. Les deux cavaliers étaient plus remarquables encore que leurs montures. L’un d’eux était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux traits d’une distinction souveraine, aux cheveux et à la moustache blonds, aux yeux bleus largement fendus. Son corps avait les proportions harmonieuses et puissantes que la légende se plaît à accorder aux paladins. – L’autre, d’une stature égale, était presque un vieillard. Il formait un étrange contraste avec son jeune compagnon, par la différence de la race et du type. Il appartenait, en effet, à cette race rouge du nord de l’Amérique dont la sève, sans cesse appauvrie par le contact des civilisations blanches, ne laissera bientôt plus de représentants sous le ciel. Aussi grand que le jeune blanc, d’une carrure aussi athlétique, l’Indien portait avec une sorte de majesté naturelle un costume à la fois sauvage et civilisé. De longs pantalons de drap fin, terminés par des basanes de cuir fauve, garnies d’une frange flottante, des mocassins de cuir protégeaient ses pieds et ses jambes. Le haut du corps était vêtu d’une sorte de chemise de flanelle rouge, brodée de dessins multicolores. Une large ceinture, également rouge, soutenait un revolver à six coups, un coutelas et un tomahawk dont le fer, du plus pur acier, était enfermé dans une gaine de cuir. Une carabine Winchester du plus parfait modèle pendait à son épaule droite, tandis que la hanche gauche du cavalier soutenait une cartouchière bien remplie. La tête de cet homme méritait l’attention de l’observateur et l’étude du psychologue. Elle avait le front haut et bombé, l’œil profondément enchâssé sous l’arcade sourcilière, le nez aquilin un peu fort à la base, mais singulièrement délicat, les pommettes saillantes, la bouche grande, le menton accusé. Une forêt de cheveux noirs parmi lesquels ne se montrait aucun fil blanc, se mêlaient sur son crâne à une étrange coiffure faite de plumes entrelacées et dont l’extrémité flottait sur le dos du cavalier et jusque sur la croupe de sa monture. Et ce pittoresque ornement donnait à toute la physionomie de l’homme rouge une expression saisissante de force, de noblesse et de grandeur.
Les deux cavaliers se laissaient aller au pas lent de leurs bêtes, échangeant des réflexions, tantôt en langue française, tantôt dans le dialecte particulier, qui appartenait à la famille des Pawnies.
– Ainsi, Waghna, – dit le jeune homme, – vous avez entrepris seul et mené seul à bonne fin cette noble et féconde entreprise ? Savez-vous que bien peu d’hommes, dans l’histoire, ont fait œuvre aussi utile-en même temps qu’aussi grandiose ?
– Je ne sais si elle est grandiose, ou si elle le sera, – répondit mélancoliquement l’Indien. – Utile, elle l’a déjà été ; elle le sera plus encore, si ceux qui la continueront se conforment au plan que je me suis tracé et que je leur laisserai comme un testament. – Comme un testament ? – se récria gaiement le jeune homme. – Voilà un mot hors de saison dans votre bouche ! L’Indien sourit et poursuivit avec cet accent calme, un peu traînant, qui appartient à la race. – Vous me flattez, mon cher Georges. J’ai cinquante-sept ans ; je touche aux portes de la vieillesse, et, vous le savez, pour ceux de ma couleur, les portes de la vieillesse sont celles de la mort, car nous ne dépassons guère les dix ou douze lustres, nous, qui sommes, peut-être, les aînés de l’humanité. Il prononça ces mots avec une sorte de tristesse, mais de tristesse sereine et grave, avec le ton qui convient à un sage. Puis, d’un geste large, il embrassa l’horizon verdoyant dont l’allure de leurs chevaux les rapprochait peu à peu. – Voyez ces forêts, mon cher enfant, – dit-il. – Elles sont encore pleines de sève et de vigueur. L’homme ne les a point encore souillées de son industrie profanatrice. Encore quinze ou vingt ans, et ceux que vous nommez les pionniers de la civilisation les auront envahies, dégradées, mutilées. Autrefois, elles couvraient toute la face de ce continent, le nouveau par rapport à l’Europe, et pourtant, la vieille, la sainte patrie des hommes rouges. Elles étaient notre domaine propre, l’asile de notre primitive innocence, au temps où la postérité de Caïn n’avait point enseigné la haine et les armes au reste de l’humanité. Les armes, nous ne nous en servions que pour pourvoir aux besoins de l’existence, pour la défendre contre les fauves, contre les autres créatures de Dieu, devenues les ennemis de l’homme après la grande malédiction. Il s’interrompit et fixa un regard défiant sur les yeux clairs etq
2 Chapitre
MADELEINE
afille dYvesKerlo était une étrange et séduisante créature. Peut-être n’aurait-elle pas rempli exactement le programme des qualités requises L pour faire ce que nous nommons, en France, « une jeune fille accomplie ». Elle n’avait point encore les grâces alanguies de la femme, elle n’avait jamais eu les subtiles coquetteries de quelques échantillons assez désagréables du sexe féminin. Mais la femme française revivait en elle par ses qualités de vivacité spirituelle, de haut bon sens, de dévouement à la hauteur de toutes les épreuves.
En même temps, elle tenait de son origine sauvage, quoique déjà lointaine, un charme mystérieux et captivant. Sa beauté même avait la saveur des fruits exotiques. On pouvait lire dans ses yeux une volonté impétueuse, un courage que n’effrayait aucun obstacle. Grande, élégante et souple, elle était écuyère consommée en même temps que rompue à tous les exercices. Aussi Wagha-na, en lui faisant faire plus ample connaissance avec Georges Vernant, souligna-t-il ses éloges d’une parole qui, chez nous, n’eût pas été précisément un compliment : – C’est un garçon manqué que cette fille-là. Dans la bouche de l’Indien, ce n’était là qu’un éloge. Mais l’éloge ne nuisait aucunement aux qualités de séduction de la jeune fille. Sous la forêt de ses cheveux noirs, son teint blanc et mat, que coloraient à peine, sous le coup d’une excitation ou d’une émotion, quelques fugitives rougeurs, faisait mieux ressortir l’éclat de ses prunelles sombres. Quoique toujours élégamment vêtue dans l’intérieur de la maison, et toujours avec le goût pur qu’avaient su affiner en elle les religieuses françaises dont elle avait été l’élève à Montréal, elle revêtait pour ses courses au dehors un costume de chasse qui lui assurait mieux la liberté de ses mouvements. Ici encore l’élégance s’était rencontrée naturellement, sans, recherche. De larges pantalons à la zouave, ou une courte jupe, descendant jusqu’aux genoux, étaient accompagnés de guêtres de peau tannées à la manière indienne et rejoignant des mocassins également de cuir. Une sorte de justaucorps de cuir protégeait le buste, un chapeau de feutre à larges bords pour l’été, une toque de fourrure en hiver, complétaient ce costume simple et pittoresque. Il n’était pas jusqu’aux armes qui ne fussent appropriées aux forces et au goût de la jeune fille. Un ceinturon brodé par elle soutenait une cartouchière, un revolver à six coups, une dague à la lame large et solide. Sur son épaule, elle jetait une carabine légère que Wagha-na avait fait faire tout exprès pour sa fille, une arme admirable, ciselée et damasquinée, d’une portée et d’une justesse égale à celles des fusils de guerre. L’Indien y avait mis le prix. Ce chef-d’œuvre avait coûté mille dollars, – un prix exorbitant en Europe où les plus belles armes ne dépassent pas le chiffre de quatre mille francs.
Ce fut en cet équipement que Maddalen se montra à Georges Vernant le lendemain matin de son arrivée à la station de Doggerty, nom irlandais donné par ses premiers habitants à l’embryon de ville où ils s’étaient assemblés provisoirement, d’abord, et bientôt définitivement fixés. Doggerty n’était encore qu’un village de soixante feux, construit sur la rive orientale du lac Winnipeg. Au simple point de vue de ses origines, cette ébauche d’agglomération urbaine méritait d’être étudiée de près. Des soixante familles qui la constituaient, vingt étaient purement indiennes. Quatorze autres étaient de race métisse. Six représentaient l’élément français, et plus spécialement breton, auquel Wagha-na avait voué une affection particulière. Les vingt autres étaient irlandaises. Et, bien qu’inférieures en nombre, les familles blanches l’emportaient par le chiffre des vivants. En effet, elles mettaient en ligne cent cinquante-six individus des deux sexes, tandis que les vingt familles indiennes n’offraient que soixante-quinze membres et les quatorze métisses soixante. Wagha-na, qui présidait aux destinées de ces organisations commençantes, s’attachait à leur imposer dès le début un régime quasi-militaire. Chaque cité ainsi fondée avait sa milice à laquelle on était astreint de vingt à quarante-cinq ans, ce qui n’empêchait pas les hommes plus âgés de se constituer en réserve.
Présentement, Doggerty avait une armée active de cinquante-deux soldats volontaires, parmi lesquels vingt-six Irlandais, douze Français, huit Indiens et six « Bois brûlés », et une réserve de trente hommes dont Joë O’Connor était le chef indiscuté. Il était, à vrai dire, le généralissime de ces quatre-vingt-deux combattants, et disait avec fierté, en montrant de la main l’ensemble des demeures, à moitié voilées par les arbres : – Si l’on appelait les jeunes gens à partir de quinze ans, je commanderais à une véritable compagnie de cent deux hommes. – Cent trois quand je suis là, – disait gaiement Miss Madge, en embrassent le vieux trappeur sur les deux joues. – Oui, quand vous êtes là, – répliquait Joë. – Mais, voilà, petite Miss. Quand y êtes-vous ? Et Madeleine de répondre avec un imperturbable sérieux : – Tu sais bien que j’y suis toujours, capitaine Joë O’Connor. Cette réponse amenait un sourire sur les lèvres de l’Irlandais, et ses yeux se fixaient, humides, pleins de tendresse sur la belle jeune fille qui lui parlait avec cette familiarité touchante. C’est que Madeleine était à la fois l’enfant et la reine, presque la fée des vingt-deux stations fondées par Jean Wagha-na. Elle leur servait de lien familial. Tous aimaient le noble et grand Indien qui s’était fait le bienfaiteur et l’ami de ses frères sans distinction de couleur et d’origine. Mais cette affection était tempérée par le respect et même par un peu de crainte. Jean Wagha-na avait eu, au début de ses créations, quelques sévérités à l’égard de certaines velléités de discorde. De mauvais esprits, de faux frères, avaient subi l’effet de sa justice. Il avait même été contraint, en une circonstance, de brûler la cervelle à un Yankee venu sur ses terres beaucoup plus en espion qu’en colonisateur. Ces souvenirs lui avaient fait une légende, un renom d’implacable justice que mille actes de bonté et de mansuétude n’avaient pu détruire. Aussi bien ne nuisait-elle aucunement à son prestige.
Mais, autour de Madeleine, cette même légende n’était plus qu’une auréole de poésie, fondant tous les cœurs en une seule tendresse, en un attachement fanatique qui lui assurait le dévouement sans réserve des dix mille habitants de la nouvelle colonie et lui donnait pour armée, pour gardes attentifs et jaloux, les trois mille six cents volontaires qui formaient la milice du petit Etat.
Elles étaient ravissantes, les histoires que racontaient les mères et les filles sur le passage de la fée, histoires empreintes de la poésie des forêts et des solitudes, histoires vraies, au demeurant, qui toutes se rattachaient à de bonnes actions ou à de vaillantes prouesses accomplies par la jeune fille.
Oui, c’était bien vraiment une fée que l’on voyait passer sur sa jument alezane emportée d’une course folle à travers la prairie, chassant devant elle les troupeaux de chevaux sauvages ou de bœufs aux immenses cornes, franchissant ravins et torrents comme si le merveilleux coursier qui la portait avait eu des ailes, affrontant les bandes de bisons encore errantes dans les plaines ou les hardes de wapitis, n’ayant aucun souci des panthères de la forêt ou des terribles grizzlis de la montagne.
Mais c’était plus encore une fée, cette douce et belle jeune fille que l’on voyait toujours apparaître au moment des détresses, au chevet des malades ou des mourants, portant aux uns l’argent ou les armes nécessaires, aux autres le remède efficace ou simplement apaisant, à tous le bienfait de sa parole et de son sourire. Les Pères qui dirigeaient les consciences de ce jeune peuple, les religieuses qui leur versaient le baume des soins pieux et de l’enseignement chrétien, disaient d’elle en la regardant : – C’est notre fille et notre sœur. Ce sera la première sainte du Manitoba. Aussi était-ce fête en chaque station dès qu’on signalait sa venue. Celles qui possédaient quelques instruments de musique lui préparaient une réception triomphale. On lui dressait des arcs de triomphe, et la milice en armes, précédée du clergé et des écoles, suivie du reste de la population, se portait en grande pompe au-devant d’elle. Alors la pieuse Madeleine s’humiliait. Elle se défendait de ces honneurs qu’elle jugeait immérités, et, du plus loin qu’elle voyait les bannières de la paroisse et la croix portée par les enfants de chœur, elle mettait pied à terre et s’avançait, les mains jointes, s’agenouillant pour recevoir la bénédiction du prêtre. De toutes les stations de la colonie, Doggerty était celle qui obtenait les préférences de Madeleine. Elle avait pour cela plusieurs raisons. C’était à Doggerty qu’elle était née, qu’elle avait passé les premières années de son enfance, qu’elle avait, plus tard, après sa sortie du couvent vu naître et croître, sous sa jeune influence, les belles et bonnes œuvres qui s’y épanouissaient. Doggerty était, en quelque sorte, son apanage, son bien propre. Les habitants se flattaient de la posséder entre tous, à eux, bien à eux, et peut-être la charmante fille encourageait-elle un peu la naïve vanité qu’ils en tiraient.
Or, ce matin-là, entre autres, elle était attendue avec impatience. Le conseil de la station s’était réuni et avait décidé de soumettre à son jugement, en dernier ressort, une question embarrassante. Il s’agissait d’une demande de séjour adressée aux autorités par deux étrangers venus du Sud. Bien que se disant catholiques et d’origine française, les nouveaux venus n’avaient pas eu l’heur de plaire aux habitants de la colonie. La grande majorité du conseil, – six contre un, – avait conclu au rejet de la demande. Cela n’avait point empêché d’exercer à leur égard les devoirs d’une hospitalité bienveillante. On les avait logés et nourris pendant trois jours. Mais les règlements étaient formels : ils prescrivaient que, dans la semaine, le conseil eût à statuer sur l’admission définitive des voyageurs à la résidence perpétuelle. Or c’était là le point du conflit. Malgré leur instinctive répulsion à rencontre des deux personnages, les chefs de la station n’auraient pas voulu rejeter la demande qui leur était faite, sans en référer à celle qui, à leurs yeux, représentait toute la sagesse unie à toute la bonté. Ils avaient donc attendu la venue de la « fée » pour lui exposer le délicat problème. En outre, la présence de Wagha-na leur assurait le concours d’un jugement très sûr, d’une sagacité éprouvée.
Aussi, lorsque Georges Vernant, à son lever, fut descendu dans la salle à manger de la maison que les colons de Doggerty avaient bâtie en belle pierre pour leur jeune souveraine, vit-il celle-ci se présenter à lui en simple et claire toilette de femme du monde qui n’a plus qu’à mettre son chapeau sur sa tête.
Il s’inclina devant la matineuse jeune fille, s’étonnant un peu qu’elle fût levée d’aussi bonne heure. Le jour, en effet, venait à peine de paraître, et le lac était couvert de brumes blanches, moutonnant comme des flocons de laine sur le dos d’un troupeau de moutons. – Vous vous préparez donc à sortir, Mademoiselle ? demanda-t-il gaiement à Madeleine. – Oui, Monsieur, répondit-elle, et pour affaires graves. Et elle lui exposa le cas difficile que l’on soumettait à sa compétence. – Vous le voyez, dit-elle, j’ai grand besoin que la sagesse divine m’assiste en cette occasion. Mes chers concitoyens me font juge d’un cas auprès duquel celui qu’eut à trancher le grand roi Salomon n’était qu’un jeu d’enfants au berceau. – Vous ne pouviez mieux dire, Mademoiselle, répliqua Georges, riant du mot de la jeune fille. Il ne pouvait se défendre d’une véritable surprise en face de cette simplicité des âges primitifs, qui remettait à l’intuition, presque à l’instinct de cœur d’une femme à peine entrée dans la vie la solution d’un problème qui tenait en suspens la prudence de plusieurs hommes mûrs.
Madeleine n’était pas sans s’être aperçue de cet étonnement de son hôte, et peut-être allait-elle s’en expliquer avec lui, lorsque son père d’adoption entra à son tour dans la salle à manger.
Tous trois s’assirent alors autour d’une table sur laquelle une servante Indienne avait placé des œufs, du beurre, du chocolat préparé avec une entente parfaite de ce breuvage hygiénique et fortifiant.
La conversation se généralisa. En quelques paroles, Wagha-na expliqua à Georges toute la gravité du problème qui s’agitait devant ce conseil d’hommes simples et quelque peu frustes. – Mon cher enfant, dit-il, vous venez des cités industrieuses et policées de l’Union et de la vieille Europe. Vous n’êtes point encore au courant de nos mœurs et de nos usages. Et pourtant, vous n’en êtes pas si éloigné que vous en avez l’air et que vous pourriez le croire vous-même. N’êtes-vous donc point le fils de mon vieil ami Paul Vernant, l’un des plus robustes et des plus hardis colons du Minnesotah ? Il ne peut donc exister en vous aucune répulsion, aucune répugnance contre notre mode de vie par trop agreste. Georges protesta vivement contre une telle hypothèse. – Répugnance, répulsion ? Quels mots employez-vous donc là ? Ils n’ont aucune signification dans le sujet actuel de notre entretien. Ne savez-vous donc pas que les années passées par moi, soit dans les grandes cités industrielles et commerçantes des Etats-Unis, soit même dans la douce et chère France, notre première patrie, au sein de cette ville admirable, unique au monde, qui se nomme Paris, ne m’ont laissé aucun regret, et qu’elles étaient toujours hantées par le désir de revenir aux lieux de mon enfance ? – En ce cas, vos vœux sont réalisés, mon cher Georges, puisque votre père renonce à l’idée de vous établir dans un grand centre comme New York ou Chicago, et consent à vous garder près de lui.
– Mieux encore, mon excellent ami, – répondit Georges. – Mon père va au-delà de mes désirs. Il met en vente toutes ses propriétés du Minnesotah pour passer la frontière et s’établir ici. Il a le désir de finir ses jours auprès de vous et de ses compatriotes. Le Canada n’est-il pas destiné à devenir une seconde France ?
– Quoi ! – s’écria joyeusement l’Indien, – votre père se souvient à ce point de notre vieille amitié ! Il réalise le plus cher de mes vœux. Ah ! vous pouvez m’en croire, aucune nouvelle ne pouvait être plus douce à mon cœur.
Et, se levant, il ouvrit ses bras au jeune Vernant et le serra étroitement sur sa poitrine. Madeleine fit une adorable moue. – Oh ! Monsieur Vernant, fit-elle, vous êtes ingénieur, m’a dit mon père. N’allez pas, je vous en supplie, nous apporter votre abominable progrès à la vapeur, cette atroce science dont le siècle est si fier, et que je considère, moi, comme le bourreau de la nature ! Georges rassura en souriant la jeune fille trop promptement alarmée. – Tranquillisez-vous, Mademoiselle. Oui, je suis ingénieur, mais sans professer pour la science l’aversion que vous semblez ressentir à son endroit, je puis vous assurer, que j’ai tout autant que vous l’horreur d’un progrès dont le luxe est toute la raison d’être et le mercantilisme l’essence. Je ne veux faire de la science que l’auxiliaire de la nature, la propagatrice des bienfaits que l’homme est en droit d’attendre d’elle, qu’il doit lui réclamer au besoin. Sous la garantie de cette déclaration, j’espère que vous ne me refuserez pas la faveur de m’établir sur votre domaine, aux côtés de mon père, et de prendre ma part de l’œuvre grandiose que le vôtre a si heureusement entreprise. Madeleine rougit et, souriant à son tour, tendit la main au jeune homme. – Non, fit-elle, à Dieu ne plaise que je refuse un aussi précieux concours. Je le réclame même au besoin. Ils ne purent continuer leur dialogue sur ce sujet. La porte venait de s’ouvrir et l’Indien Cheen-buck était entré. – Petite Reine, dit-il, le Conseil est assemblé et n’attend plus que vous. lle M Kerlo se leva. Elle jeta sur sa tête une sorte de cape de toile blanche et, donnant l’exemple, elle sortit la première, en criant gaiement à Georges : – Allons, Monsieur. Vernant, s’il vous plaît d’assister à une séance délibérative du Comté de Doggerty, vous n’avez qu’à me suivre. Elle s’était servie de l’expression « Comté » pour traduire le mot anglais « Shire » qui correspond à une division territoriale inconnue aux Français et qu’elle appliquait arbitrairement aux terres non classées du Dominion. Elle conduisit son père d’adoption et l’hôte de celui-ci dans le local des séances du Conseil. Ce local servait à tous les pouvoirs, militaire, administratif et judiciaire. Dans une haute et vaste salle, aux murs et aux planchers de bois, des chaises rangées sur trois des faces étaient réservées aux spectateurs. Sur une estrade plus élevée d’un pied et demi était placée la large table en bois de chêne couverte de trois peaux de bisons merveilleusement préparées, autour de laquelle, sur d’imposants fauteuils, s’asseyaient les conseillers de la station, le juge Etienne Briant, un Français, et les officiers de la milice qui y tenaient hebdomadairement leurs réunions.
Au moment où Madeleine, escortée de Wagha-na et de Georges, pénétra dans la salle, les sept membres, parmi lesquels se trouvait l’Indien Marc Cheen-buck, qui était allé la prévenir, se levèrent respectueusement, et Joë O’Connor, traduisant les sentiments de l’assistance, lui offrit le fauteuil de la présidence. – Comme en Angleterre, dit le vieil Irlandais, nous avons, nous aussi, notre gracieuse reine. – Et, dit le juge Etienne Briant, en riant, la loi Salique n’existe point en ce pays. lle M Kerlo refusa gentiment d’un geste de la main. Puis, afin de bien montrer à ses amis qu’elle ne se désintéressait aucunement de leurs préoccupations administratives, elle prit vivement une chaise le long du mur et, la plaçant sur l’estrade, s’assit sans façons à côté du président O’Connor, un peu en arrière. Etienne Briant résuma et présenta la question en quelques mots. C’était lui qui, seul, avait émis un avis favorable à l’autorisation à donner aux deux étrangers qui sollicitaient le droit de domicile. Il crut devoir s’en expliquer. – Je dirai donc à notre chère Reine, comme je l’ai dit à mes excellents collègues, que je me suis cru tenu, par ce caractère même de juge dont m’a revêtu la confiance de mes concitoyens, à accorder à deux nouveaux venus la faveur de s’établir loyalement sur notre
territoire. Mais j’ajoute que je n’y vois aucun avantage. Madeleine écouta ces paroles, et les raisons contraires de chacun des conseillers, avec une petite moue passablement moqueuse. – Est-il possible, demanda-t-elle, de voir, ces solliciteurs face à face ? – Rien n’est plus facile, répondit Cheen-buck. Ils attendent derrière la maison commune, sous un chêne. – Bien ! Qu’on les fasse venir ! Je crois que cela vaudra mieux. Madeleine prononça ces mots d’un ton net et tranchant, qui marquait une grande force de volonté. Cheen-buck, qui était, sans doute, l’appariteur en chef ou le préfet de police de la petite commune, se leva et, ouvrant une porte dans le fond de la salle, jeta un ordre bref à un beau garçon de vingt ans, coiffé d’un large chapeau de feutre, chaussé de bottes molles, et qui, par-dessus son justaucorps de peau, portait une large ceinture de laine rouge à laquelle étaient pendus un sabre de cavalerie et un revolver d’arçon dans sa gaine de peau de martre zibeline. Le jeune milicien traversa la salle et sortit. Mais ce ne fut que pour rentrer au bout de trois minutes escortant les deux pétitionnaires. On vit alors apparaître deux individus aussi dissemblables par l’allure que par les signes extérieurs du corps. Le premier était un homme de taille moyenne, bien pris dans ses formes, et paraissant âgé de quarante à quarante-cinq ans. Sa figure, très brune, soulignée par une barbe en collier, passablement longue sous le menton, avait tous les caractères à l’aide desquels on trace si aisément la caricature du Yankee démocrate. Rien de haut ou de grand ne se voyait sur cette physionomie têtue et revêche, qui n’était pas dépourvue, cependant, d’une certaine fierté, due à la bonne opinion que le personnage avait de lui-même. Il déclara se nommer Ulphilas Pitch, d’origine norvégienne, mais, depuis trois générations, citoyen de la libre Amérique.
Le second, de très grande taille, de proportions herculéennes, répondait aux noms de Gisber Schulmann. Il parlait correctement le français, mais avec un accent tudesque auquel il était impossible de se méprendre. Quand on lui demanda sa nationalité, il répondit qu’il était Alsacien, et fit voir divers papiers portant la marque des autorités françaises de Belfort.
En ce moment, Wagha-na, qui s’était assis au rang des spectateurs, éleva la voix et prononça avec la plus pure intonation parisienne, ces mots qui firent tressaillir le nommé Schulmann. – Rien ne ressemble plus à un honnête homme qu’un coquin, et à un alsacien qu’un allemand. Le solliciteur répliqua avec impertinence. – Je parle au chef de cette station et non à ce Peau-Rouge qui n’a rien à voir dans cette affaire. Georges Vernant put voir Wagha-na frémir. Mais l’Indien fut suffisamment maître de lui. Il ne proféra plus une parole. Quelqu’un parla pour lui ; ce fut Madeleine. La jeune fille s’était levée. Ses yeux noirs lançaient des éclairs. Elle, si douce à l’ordinaire, semblait agitée d’une violente colère. Elle regarda bien en face les deux hommes et, les apostrophant durement : – J’atteste, dit-elle, que j’étais venue ici avec de bonnes intentions à votre égard. Mais puisque votre premier acte est de manquer de respect à mon père, le bienfaiteur de ce pays, que tous aiment et vénèrent… – Oui, oui, bien parlé, Reine ! – s’exclamèrent les membres du Conseil. – Vous n’avez pas besoin d’en dire davantage. Notre résolution est prise. Que ces mécréants aillent se faire
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