La Force mystérieuse
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La Force mystérieuseJ.-H. Rosny aîné1913AvertissementChapitre IChapitre IIChapitre IIIChapitre IVChapitre VChapitre VIChapitre VIIChapitre VIIIChapitre IXChapitre XChapitre XIChapitre XIIÉpilogueLa Force mystérieuse : AvertissementLe 11 mars 1913, un ami américain m’adressait le billet suivant :« Avez-vous cédé à un écrivain anglais – et des plus célèbres – le droit de refaire votre roman qui paraît actuellement dans J e s a i st o u t ; lui avez-vous donné le droit de prendre la thèse et les détails, comme le trouble des lignes du spectre, l’excitation despopulations, les discussions sur une anomalie possible de l’éther, l’empoisonnement de l’humanité – tout ?« Le célèbre écrivain anglais publie cela en ce moment sans vous nommer, sans aucune référence à Rosny Aîné, en plaçant la scèneen Angleterre. »À la suite de cette lettre, je parcourus le numéro du Strand Magazine, où mon confrère britannique, M. Conan Doyle, commençait lapublication d’un roman intitulé : T h e P o i s o n B e l t. Effectivement, il y avait entre le thème de son récit et le thème du mien descoïncidences fâcheuses, entre autres le trouble de la lumière, les phases d’exaltation et de dépression des hommes, etc. –coïncidences qui apparaîtront clairement à tout lecteur des deux œuvres.J’avoue que je ne pus, vu l’extrême particularité de la thèse, refréner quelques soupçons, d’autant plus que, en Angleterre, il arriveassez fréquemment que des écrivains achètent une idée, ...

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ACvheartpiitsrsee ImentChapitre IICChhaappiittrree  IIIIVChapitre VCChhaappiittrree  VVIIIChapitre VIIICChhaappiittrree  IXXChapitre XIChapitre XIIÉpilogueLa Force mystérieuseJ.-H. Rosny aîné3191La Force mystérieuse : AvertissementLe 11 mars 1913, un ami américain m’adressait le billet suivant :« Avez-vous cédé à un écrivain anglais – et des plus célèbres – le droit de refaire votre roman qui paraît actuellement dans Je saistout ; lui avez-vous donné le droit de prendre la thèse et les détails, comme le trouble des lignes du spectre, l’excitation despopulations, les discussions sur une anomalie possible de l’éther, l’empoisonnement de l’humanité – tout ?« Le célèbre écrivain anglais publie cela en ce moment sans vous nommer, sans aucune référence à Rosny Aîné, en plaçant la scèneen Angleterre. »À la suite de cette lettre, je parcourus le numéro du Strand Magazine, où mon confrère britannique, M. Conan Doyle, commençait lapublication d’un roman intitulé : The Poison Belt. Effectivement, il y avait entre le thème de son récit et le thème du mien descoïncidences fâcheuses, entre autres le trouble de la lumière, les phases d’exaltation et de dépression des hommes, etc. –coïncidences qui apparaîtront clairement à tout lecteur des deux œuvres.J’avoue que je ne pus, vu l’extrême particularité de la thèse, refréner quelques soupçons, d’autant plus que, en Angleterre, il arriveassez fréquemment que des écrivains achètent une idée, qu’ils exploitent ensuite à leur guise : quelqu’un avait pu proposer mon sujetà M. Conan Doyle. Certes, une coïncidence est toujours possible et, pour mon compte, je suis enclin à une large confiance. Ainsi, j’aitoujours été persuadé que Wells n’avait pas lu mes Xipéhuz, ma Légende sceptique, mon Cataclysme, qui parurent bien avant sesbeaux récits. C’est qu’il y a dans Wells je ne sais quel sceau personnel, qui manque à M. Conan Doyle. N’importe, mon but n’est pasde réclamer. Je tiens pour possible une rencontre d’idées entre M. Conan Doyle et moi ; mais comme je sais, par une expériencedéjà longue, qu’on est souvent accusé de suivre ceux qui vous suivent, j’estime utile de prendre date et de faire remarquer que Jesais tout avait fait paraître les deux premières parties de La Force mystérieuse quand The Poison Belt commença à paraître dans leStrand Magazine.
La Force mystérieuse : IL’image de Georges Meyral semblait traversée de zones brumeuses qui tantôt se rétractaient et tantôt s’élargissaient – faiblement ;elle apparaissait moins lumineuse qu’elle n’aurait dû l’être :– C’est inadmissible ! grommela le jeune homme.Les deux lampes électriques, après examen, se révélèrent normales, et le miroir fut essuyé. Le phénomène persistait. Il persistaencore quand Meyral eut remplacé successivement les lampes :– Il est arrivé quelque chose au miroir, à l’électricité ou à moi-même.Une glace à main révéla des singularités identiques : par suite, le miroir était sans reproche. Pour mettre sa propre vision hors decause, Georges appela sa bonne à tout faire. Cette créature hagarde, à la face rôtie et aux yeux de pirate, vint examiner sa propreimage. D’abord, elle ne remarqua rien, car elle avait presque perdu le sens de la coquetterie, puis, sans avoir subi aucunesuggestion, elle déclara :– On dirait qu’y a des raies et puis une petite vapeur.– Mes yeux sont innocents ! grommela Meyral… Marianne, apportez-moi une bougie.Deux minutes plus tard, à la lueur de la bougie, le phénomène se confirmait, aggravé par un épaississement des zones ; il sereproduisit dans les diverses pièces du logis et encore dans l’escalier, éclairé au gaz. Ainsi ni l’électricité, ni la glace, ni les yeux deMeyral ne pouvaient être soupçonnés de quelque anomalie qui leur fût particulière. Il fallait recourir à des conjectures plus générales.Elles affluaient. Il était logique de songer d’abord à une singularité de la lumière. Mais qu’est-ce qui prouvait que la perturbation nes’étendait pas à l’ensemble du milieu ? Et où s’arrêtait ce milieu ? Ce pouvait être la maison, la rue, le faubourg, la ville entière, laFrance, l’Europe…Meyral tomba dans une rêverie passionnée. C’était un homme de trente-cinq ans, de la race des hommes maigres et musclés. Lesyeux empêchaient d’abord de remarquer le visage : ces yeux, couleur béryl, étoilés d’ambre, étaient vigilants mais distraits, etpassaient d’une confiance excessive à l’inquiétude ou au soupçon. Sa bouche écarlate annonçait une âme d’enfant, le front se noyaitdans une chevelure en flocons et en spirales, qui n’obéissait qu’à la brosse métallique.Meyral était de ces savants pour qui le laboratoire est un champ de guerre. Grisé par le monde corpusculaire, par les profondeurs du« sous-sol », il cherchait la Genèse dans des mélanges hasardeux, au sein de l’évolution sauvage et brumeuse des colloïdes.L’anomalie qu’il venait de surprendre le plongeait dans une de ces crises d’exaltation où il croyait entrevoir « les autres plans del’existence ».Cependant, l’heure le pressait. Il devait rendre visite à Gérard Langre, son maître, qu’il admirait par-dessus tous les hommes. Ilacheva sa toilette et n’oublia pas d’emporter un miroir de poche. Trois fois, il s’arrêta devant des glaces pour y contempler sonimage. Tandis qu’il s’examinait, près de la chemiserie Revelle, une voix de cristal fêlé l’interpella :– Tu te trouves beau, mon mignon ?Il aperçut une jeune personne, aux yeux ensemble gouailleurs et pathétiques :– Ce n’est pas moi que je regarde ! fit-il distraitement.– Ah ! bien, s’esclaffa-t-elle… C’est ton père ?– Le phénomène persiste !– J’te crois qu’y persiste ! Est-ce qu’y paie une bleue, le phénomène ?Meyral se mit à rire :– Je paie une bleue, si vous voulez vous regarder attentivement dans cette glace et dire ce que vous voyez.Elle le considérait avec effarement :– Il est louf !
Sachant qu’il faut déférer aux manies des fous, elle obéit de bonne grâce :– V’la, je me reluque !– Faites bien attention.Elle y mit de la bonne volonté.– Qu’est-ce que vous voyez ?– Tiens ! ma fiole…– Sans rien de particulier ?La petite ouvrit et referma plusieurs fois les paupières :– Y a comme qui dirait des petites lignes qui ne sont pas ordinaires.– Eh bien ! fit Meyral avec un sourire, c’est ça le phénomène. Voilà la bleue.Et il lui remit une effigie de Léopold II.Quelque exaltation régnait aux terrasses ; beaucoup de gens piaillaient. Au coin de la rue Soufflot, des sergents de ville intervinrentdans une rixe :– L’humanité est orageuse !LES DÉBOIRES DE GÉRARD LANGRELe jeune homme arriva chez Gérard Langre, à l’instant où neuf heures sonnaient à Saint-Jacques du Haut-Pas. Le physicien vintouvrir sa porte lui-même. C’était un vieillard excitable et fatigué, dont la tête fléchissait à droite ; sa chevelure était énorme et siblanche qu’on l’avait surnommé le Phare :– Ma bonne est au lit, dit-il. Elle a sa crise de foie et des pressentiments horrifiques.– Pourquoi avez-vous une servante aussi lugubre ?– La gaieté m’énerve.Langre menait une vie désorbitée. Ses démêlés avec les universitaires lui avaient fait une jeunesse besoigneuse. Plein de génie,doué de l’opiniâtreté et de l’adresse des grands expérimentateurs, il connut l’amertume affreuse de se voir devancer par deshommes qu’inspiraient ses découvertes ou ses brochures. Il travaillait avec des appareils si rudimentaires et des matériaux sirestreints qu’il n’atteignait au but que par le miracle de son obstination, de sa vigilance et de son agilité professionnelle. Une visionexaltée suppléait à la misère de ses laboratoires. Sa défaite la plus rude, qui lui rongeait l’âme, fut celle du diamagnétisme rotatoire.Il poursuivait les expériences qui devaient élever le diamagnétisme au rang des phénomènes directeurs, lorsqu’il amena AntoninLaurys dans son laboratoire. Laurys, admirable assimilateur, était connu par trois ou quatre menues découvertes, de l’ordreparasitaire. Dans une œuvre de collaboration, ce jeune savant pouvait rendre d’immenses services. Mais il lui manquait la vue quiperce les nuages. Réduit à lui-même, il eût accumulé les travaux qui complètent ou précisent, et surtout les « variantes ». Il charmaitLangre par sa compréhension éloquente et par des éloges, dont le pauvre homme, recru de fatigue et abreuvé d’injustice, avait leplus pressant besoin. Un matin, saisi d’une ferveur de confidence, Langre raconta ses misères et montra le méchant outillage à l’aideduquel il s’attaquait au diamagnétisme rotatoire. Il avait obtenu deux résultats, ensemble caractéristiques et contestables.Contrairement à son habitude, Laurys ne parut pas bien comprendre. Ses éloges passèrent à côté, son admiration se raccrocha àdes tangentes. Trois mois plus tard, il communiquait à l’Académie des Sciences, une découverte capitale et qui n’était autre que ladécouverte de Langre, mais incontestable, entourée des garanties que donnent les expériences poursuivies avec d’excellentsappareils et des matériaux de choix. Effondré, puis fiévreux, et fou d’indignation, Langre protesta avec véhémence.L’autre, ayant fait une réponse modeste et déférente, répandit des notes anonymes où l’on rappelait les revendications antérieuresde Langre et ses démêlés avec les universitaires. En divergeant, la querelle s’obscurcit. Gérard passa pour un esprit chagrin, promptà l’illusion et accoutumé aux accusations téméraires. Il eut pour défenseurs deux ou trois jeunes hommes obscurs, à qui les revuesdominantes étaient closes, et perdit la grande découverte de sa vie comme on perd un héritage. Il ne s’en consola jamais. Devenuvieux, privé d’honneurs, pourvu de cette renommée branlante que vous font quelques hères acrimonieux et quelques solitairesenthousiastes, pauvre, harassé, malade, il rugissait à voir Laurys gorgé de postes, tapissé de décorations et saturé d’une gloire quipromettait d’être immortelle. Cependant le vaincu avait pour lui Georges Meyral, et un tel disciple le remplissait d’orgueil.– Vous avez bien fait de venir, dit-il après un silence. Ma journée a été pleine d’obsessions sinistres et d’amère hypocondrie.Il serrait à deux mains la main de Meyral ; ses yeux palpitaient, ardents, creux et lamentables.– Je suis si las et si seul ! bégaya-t-il avec une sorte de honte. Par moments, au crépuscule, je sentais passer sur mon front ce ventd’imbécillité dont parlait Baudelaire.Meyral le regardait avec sollicitude :
– Et moi aussi, j’ai été anormal, riposta-t-il… Comme si j’avais trop pris de café. Ma bonne s’est montrée particulièrement excitable :elle soliloquait. Enfin, ce soir, la foule avait une allure orageuse…Il vit Le Temps qui traînait sur une table et s’en empara :– Excusez-moi, grand ami.Dépliant l’ample feuille, il fourrageait à travers les colonnes.– Tenez… l’agitation humaine s’est accrue ; les suicides, la folie, le meurtre. Hier, déjà, c’était sensible.Gérard, impressionné, se pencha sur la gazette. Il y eut un court silence, émouvant.– Vous ne parlez pas à la légère, fit le vieil homme. Qu’est-ce que vous pensez ?– Je pense qu’il se passe des choses insolites sur ce coin de la planète ! Vous êtes-vous regardé dans une glace ?– Dans une glace ! fit Langre, surpris. Ce matin peut-être, pour démêler mes cheveux.– Vous n’avez rien remarqué ?– Rien. Il est vrai que je me regarde distraitement.Meyral, soulevant une des deux lampes à pétrole qui éclairaient la chambre, la porta devant une glace :– Voyez.LA LUMIÈRE SERAIT-ELLE MALADE ?Langre considéra son image avec l’attention précise d’un expérimentateur.– Ah ! diable ! grommela-t-il. Il y a là des zones…– N’est-ce pas ? La lumière a quelque chose. Depuis quand, je l’ignore… C’est tout à l’heure, au moment où je venais de revêtir uncostume de sortie, que je m’en suis aperçu.– Avez-vous fait les vérifications utiles ?– Je me suis borné à vérifier le phénomène tel quel… je l’ai même vérifié en route, devant la chemiserie Revelle.Les deux hommes méditaient, avec cet air brumeux et presque abruti des savants qu’absorbe une conjecture.– Si la lumière est malade, reprit enfin Langre, il faudra savoir ce qu’elle a !Il se dirigea vers une table, où l’on discernait un attirail d’appareils optiques : prismes, lentilles, plaques de verre, de quartz, detourmaline, de spath d’Islande ; nicols, spectroscopes, miroirs, polariscopes…Langre et Meyral prirent chacun une plaque de verre, afin de vérifier si la lumière réfractée confirmait l’anomalie signalée par lalumière réfléchie. Rien ne se décela d’abord. Il fallut un moment pour que Gérard, puis Georges, crussent remarquer quelquenébulosité sur les bords des images. Ils recoururent à des piles de plaques : la nébulosité s’accusa, les contours de l’images’irisèrent, finement :– Faible anomalie, marmonna Langre. Il fallait s’y attendre, puisque les milieux réfractés de l’œil ne nous avertissent point.Meyral collait un fil noir sur une des plaques. Après avoir diversement orienté les lames, il remarqua :Une double réfraction est perceptible, mais l’indice extraordinaire diffère à peine de l’indice ordinaire – et comme il n’y a pas traced’axe, je suppose que chacun des rayons suit les lois de Descartes.– Pas d’axe ! grommela Langre. Pas d’axe ! C’est absurde, mon petit !Il baissait les sourcils, agacé.– Rien ne permet de supposer un axe. Quelque orientation que j’essaie, les images demeurent immuables.– Alors, il faudrait imaginer une double réfraction en milieu isotrope ? C’est de la démence.– Oui, provisoirement, c’est de la démence, convint Meyral.Gérard remua la pile de glaces avec humeur. Son œil demeuré perçant, ressemblait à un œil de rapace. Enfin, ayant à plusieursreprises vérifié la distance des images à l’aide de projections micrométriques :– C’est fou ! C’est fou ! gémit-il. Les deux rayons suivent les lois de Descartes.
Il atteignit furieusement une plaque de spath d’Islande et la posa sur une brochure. Une immense consternation lui contracta levisage ; ses mains s’élevèrent vers le plafond :– Il y a quatre images !– Quatre images !Ils demeuraient là, béants, dans un silence où se mêlaient la curiosité, l’ahurissement et la consternation.Ce fut Gérard qui reprit la parole.– Notre étonnement est stupide ! La deuxième expérience est la démonstration d’une logique dans l’extravagant. Puisque le verredonne deux images, fatalement le spath doit en donner quatre.– Toutes les images actuelles devraient nous paraître doubles, nota Georges. Sans doute, la différence des indices est trop faiblepour que la rétine nous renseigne.– Et puis, nos fâcheux pouvoirs d’accommodation ! grogna l’autre.Ce disant, il dirigeait un faisceau de rayons parallèles sur un prisme de flint glass, tandis que Georges recevait le « spectre » sur unécran :– L’empiétement est visible. Le rouge s’étend sur l’orangé… le jaune s’étend sur le vert. Tout se passe comme si l’on superposaitimparfaitement deux spectres à peu près identiques.Cependant Meyral s’était approché d’un appareil de polarisation rotatoire ; il darda un faisceau de rayons rouges.– Pas besoin de vous demander le résultat ? s’écria le vieil homme. Vous n’arrivez pas à en obtenir l’extinction…– C’est exact.– Ergo, la lumière est positivement dédoublée sur tout le parcours du spectre… Et ce n’est pas un phénomène de réfraction !– Non, acquiesça pensivement Georges, ce n’est pas un phénomène de réfraction. Chaque rayon semble vivre une vieindépendante, se réfractant et se polarisant à peu près de la même manière que son rayon jumeau. Il y a une légère, une très légèreinégalité au point de départ, c’est-à-dire dans les indices normaux de réfraction, mais jusqu’à présent, nous ne constatons aucuneautre dissemblance. C’est un mystère terrible.– C’est un épouvantable mystère, une négation intolérable de toute notre expérience, et je n’entrevois pas même l’ombre d’uneexplication. Car, enfin, le problème est celui-ci : étant donné une lumière, supposons qu’elle se dédouble sans faire intervenir laréfraction ou la réflexion, sans recourir à une polarisation. Nous sommes en pleine aberration.– Remarquons pourtant, suggéra timidement Meyral, que, dans son ensemble, l’intensité de la lumière semble avoir décru. Donc, lalumière se serait dédoublée, mais affaiblie. Le dédoublement, par suite, aurait pu se faire aux dépens d’une partie de l’énergielumineuse disponible.– Et qu’est-ce que cela expliquerait ? cria Gérard d’un ton agressif.– Rien ! concéda le jeune homme. Du moins, cela tend à sauver les principes de conservation.– Dans l’espèce, je me fiche des principes de conservation ! Ils me gêneraient plutôt… Je préfère l’idée d’une interventionénergétique extérieure, coupable de la maladie de la lumière. Au moins pourrais-je espérer pincer l’énergie perturbatrice au demi-cercle. Tandis que, s’il y a déperdition…– Pourquoi la déperdition serait-elle insaisissable ? On peut bien retrouver un résidu !… Et la déperdition n’est pas non plus lanégation d’une intervention extérieure.– Bah ! Toute hypothèse apparaît puérile. Expérimentalement, nous avons à peine effleuré le problème… Ce qui arrive est tellementgrandiose que j’ai honte d’avoir ergoté. Travaillons !– Travaillons ! accepta Georges avec une exaltation égale à celle du vieil homme.Ils se rapprochaient de la grande table pour reprendre leurs expériences, lorsqu’un aigre coup de timbre retentit dans le corridor :– Le téléphone !… À cette heure ! Quel primate peut avoir quelque chose à me dire ?Et Langre se dirigea vers l’appareil avec un regard rancuneux.– Allô ! Qui est là ?– Moi… Sabine. Viens vite. Il a un dangereux accès de neurasthénie… Il est presque fou !Le récepteur dénonçait une voix de détresse qui fit blêmir le physicien. Il ne s’attarda pas à demander des explications :– Il faut fuir, prendre une auto et te faire conduire ici.
– C’est impossible. Il m’a enfermée avec les enfants… Seul tu peux agir. Il n’écoutera que toi…– Eh bien, j’arrive !Langre laissa retomber le cornet du récepteur et se précipita dans son laboratoire.– Ma fille m’appelle, clama-t-il. Ce misérable Pierre devient fou ! Attendez-moi ici.– Je préfère vous accompagner. Vous aurez peut-être besoin d’aide.Langre n’accepta pas tout de suite. Comme il arrive aux émotifs, son inquiétude devenait brusquement intolérable ; il était pris devertige. Ce fut court.– Oui, venez, fit-il. Il a une espèce d’amitié pour vous. À nous deux, nous le calmerons.Il ajouta, pensif :– Il n’est pourtant pas dément ?– Il peut l’être ce soir !…LE MYSTÈRE DES PRÉFÉRENCESTandis que l’auto les emporte, Langre songe à ce méchant mariage qui aggrave ses mélancolies. Il a toujours blâmé le choix de safille et le juge incompréhensible. Pourquoi a-t-elle préféré ce personnage taciturne et hypocondriaque à tant d’autres ? PierreVérannes est sans grâce, de caractère intraitable, d’humeur brutale, et son intelligence ne dépasse guère celle du troupeau.– Le mystère des préférences ! soupirait le père.Ce n’est pas le mystère des préférences. Dans la claire Sabine, rien ne s’ajuste aux qualités ni aux défauts de Vérannes. Elle n’aimepas sa structure. Surtout elle ne l’a point choisi. C’est lui qui l’a voulue, avec une énergie sauvage, avec une opiniâtreté intolérable.Pour la conquérir, il a su réfréner sa grossière impatience, dompter ses frénésies et dissimuler sa rudesse. Il n’a montré que satristesse. Humble et sombre, il parut un grand drame humain, il apporta l’infini de l’inquiétude, le sacrifice et cet air de vouloir mourirqui bouleverse les femmes. La brièveté des entrevues, leur allure craintive et furtive, loin de le desservir, lui furent salutaires ; ellespermettaient une extrême densité d’émotion, elles dissimulaient les maladresses, les fissures, la lie des âmes, elles arrangeaient lesparoles incomplètes et donnaient un sens subtil ou mystérieux aux jeux du visage… Il eut encore pour lui l’enfance de Sabine et lesvicissitudes. Elle connaissait trop, par la vie ravagée du père, l’histoire des souffrances injustes, la légende des grandeursméconnues. Les traits de l’homme, son accent, ses gestes, sa manière haletante, les pâleurs ardentes de la jalousie correspondaientétrangement à cette légende. Sabine était saisie jusqu’au tremblement par la pensée qu’elle agirait avec Pierre comme la sociétéavec Langre…Son âme pathétique subit le drame ; l’illusion fut totale, car elle aima Vérannes. Elle ne l’aima pas comme elle eût aimé un hommemieux nuancé et plus adapté à sa nature, mais enfin elle l’aima. Le sort social est aussi restreint que complexe. Ceux qui furentconstruits les uns pour les autres se frôlent dans la rue, au théâtre et dans les salons, mais, si proches, sont à des distancesincommensurables – ou plutôt, des isolateurs subtils les séparent. Par suite, les choix sont falsifiés. Une obscure fortune lesdétermine où notre action propre est négligeable… Sabine subit Vérannes parce que les combinaisons de l’heure, des rencontres etdes coïncidences l’avaient décidé.Ensuite, elle paya. Enchaînée, rudoyée de jalousie, asphyxiée d’inquiétude, elle vécut la vie rongeuse des femmes autour desquellesrôde le soupçon. Parce que son compagnon l’aimait, elle devint une petite créature tremblante, qui n’avait de sécurité ni le jour ni lanuit, ni parmi les autres, ni dans le petit désert du foyer, ni dans la caresse, ni dans le travail. Dans le vaste monde et dans le mondeintime, rien qui ne fût un danger. Un mot comme un silence, un geste comme une lecture, une étoile comme la lueur d’une lampe, toutexcitait le fauve. Tel jour, chaque minute suggérait la paix, la sérénité et la confiance. On ne s’était pas quitté. On n’avait vu personne.Les pas ne dépassaient pas le jardin – le soir rouge se mouvait délicieusement dans la nuit noire… Et tout de même le soupçonnaissait, telle une petite flamme au bout d’un brin d’herbe ; il croissait, il prenait toute l’âme de Pierre, il la remplissait de chocs odieuxet sinistres…Deux enfants étaient venus, qui n’avaient pu guérir le sombre homme. Quoiqu’il ne fût guère perspicace, en dehors de ses cornues,de ses microscopes ou de ses bobines, Langre finit par connaître la misère de sa fille. Quand elle vit qu’il savait, elle dissimula avecmoins de courage. Il intervenait par intermittences ; Vérannes craignait ce grand vieillard, dont il connaissait confusément la valeur etdont l’amère éloquence l’hypnotisait.La Force mystérieuse : II
L’auto roulait en grande vitesse. Des gens l’injuriaient au passage ; les carrefours vomissaient des créatures furibondes ; le chauffeurfaisait des gestes superflus, remuait la tête d’une façon maniaque ou répondait aux vitupérations par des cris rauques et des coupsde trompe.– Le malheureux s’exalte ! murmura Meyral, tandis qu’on atteignait le pont de l’Alma.Lui-même subissait une griserie ; les yeux de Langre luisaient sauvagement sous les gros sourcils blancs. Cette hyperesthésieinquiétait d’autant plus le jeune homme qu’elle semblait s’accroître… Il ne s’étonna pas, avenue Marceau, de voir quatre passantsbien vêtus se précipiter les uns sur les autres à grands coups de canne. Une femme se rua devant l’auto avec une clameur lugubre, etle chauffeur, qui ne l’évita que par miracle, ricanait comme une hyène. Auprès de l’Arc, débutait une vaste bagarre ; plusieurscentaines d’individus traquaient, en hurlant et en brandissant des armes, des agents aux allures de molosses. Soudain les cris sefirent épouvantables : une auto, après avoir écrasé plusieurs hommes, projetait son chauffeur parmi la foule.Ce ne fut qu’une vision. L’avenue du Bois-de-Boulogne ouvrait sa large perspective ; la voiture filait comme une auto de course,d’autres bolides trépidaient dans la pénombre et presque toutes les vitres ruisselaient de lumière.– La fièvre s’étend, grommela Meyral avec une « mélancolie exaspérée ». La démence sabre l’humanité ainsi qu’une charge decavalerie.L’auto s’arrêta dans la rue Marceau, devant un petit hôtel bâti en pierres meulières, entrecoupées de briques rouges. Un frêle jardin leprécédait où l’on entr’apercevait un peuplier, quelques ifs et des passe-roses :– Nous vous gardons ! dit Gérard au chauffeur.Le chauffeur fit une moue farouche :– Comme vous voudrez ! rauqua-t-il. Seulement, faudrait pas que ça soye pour longtemps, vu que j’ai besoin de mon repos : y aquinze heures que je roule.Il avait, en somme, une bonne gueule de dogue, aux yeux sanguinolents et candides, mais il était copieusement exalté. Meyral leconsidérait avec une attention anxieuse :« Il est normal ! »Et à voix haute :– Nous tâcherons de ne pas trop vous faire attendre, dit-il avec douceur.L’homme prit une physionomie à peu près cordiale.Au moment où Langre étendait la main vers le bouton de la sonnerie, la porte du petit hôtel s’ouvrit avec brusquerie ; tête nue, lescheveux défaits, un homme bondit dans le jardinet et se rua vers la grille :– Mon beau-père ! s’exclama-t-il avec une stupeur hagarde.Et d’une voix tonnante :– Où est Sabine ? Où sont les enfants ?– Comment le saurais-je ? répondit fougueusement Gérard.Ils se regardaient à travers les barreaux, comme des fauves. Leurs yeux brasillaient pareillement, le même défi contractait leursmâchoires. Dans cette première seconde, enfiévrés par l’influence mystérieuse, ils parurent prêts à bondir l’un sur l’autre. Mais lacolère céda à l’inquiétude.– Oui, comment le saurais-je ? reprit plaintivement Langre. Il y a vingt-cinq minutes, j’étais chez moi et Sabine…–… était encore ici, acquiesça fiévreusement Pierre.– Elle ne peut donc être loin, intervint Meyral qui se tenait à quelque distance de la grille.SABINE S’ENFUITVérannes tourna vers lui une bouche hargneuse, mais l’observation avait porté.
– Avez-vous bien fouillé la maison et le jardin d’arrière ? demanda le vieil homme.– Tout ! J’ai tout fouillé.– Elle est partie seule ?– Elle a emmené les deux enfants et une femme de chambre.– Alors, fit impérativement Langre, il n’y a qu’à se partager le champ des recherches. Vous, Vérannes, fouillerez les ruesavoisinantes. Meyral, le chauffeur et moi explorerons une aire plus large.– Je ne veux pas que des étrangers se mêlent de ma vie intime ! cria farouchement le mari.– Vous ne voulez pas ? fit Langre exaspéré. Vous ne voulez pas ! Ah ! n’est-ce pas, il est temps que ça finisse. Pour le moment, vousn’êtes pas le compagnon de Sabine, vous êtes un malfaiteur ! Vous ne devriez même pas participer à nos recherches. Si je consensà vous y mêler, c’est que, dans la circonstance, vous allez vous conduire comme un brave homme. Oui, vous avez beau être unmaniaque, vous vous rendez compte de votre iniquité.La haine, l’angoisse et la révolte convulsaient Vérannes. Tout de même, il était dominé. Taciturne, il se borna à faire un geste bref etdur, puis il rentra rapidement dans l’hôtel.– Il va chercher la domestique, grommela Langre. Inutile de l’attendre. Commençons nos recherches.– Par où ? demanda Georges.– Par l’avenue du Bois.– Ce n’est pas mon avis. Votre fille s’est sauvée au hasard, pendant que son mari, pour une raison ou pour une autre, était à l’étage.Elle a dû n’avoir qu’une seule idée : chercher un refuge chez vous.– Elle savait que j’allais venir.– Elle le savait, elle y comptait, et sûrement elle a hésité avant de sortir. Puis, la peur l’a emportée ; une peur née des allures deVérannes, qui a inévitablement prononcé des paroles insensées, mais aussi de la surexcitation qu’elle partage avec nous tous. Elles’est donc sauvée et je pense qu’elle se cache – non loin d’ici. Un de nous deux devrait attendre… l’autre irait soit au Métropolitain del’avenue du Bois, soit à celui de l’avenue de la Grande-Armée, soit encore aux prochaines stations de fiacres.– Vous avez raison ! La femme de chambre qui accompagne Sabine repassera par ici pour m’avertir. Je m’étonne même qu’elle nesoit pas encore venue…Cette nuit est si difficile ! bougonna Meyral. Qui attendra ?– Il vaut mieux que ce soit moi. Prenez l’auto.Georges ne s’attarda point. Il donna un ordre et monta dans la voiture au moment où Vérannes ressortait du petit hôtel. Le chauffeuravait repris la grande vitesse. En deux minutes la voiture atteignait l’avenue de la Grande-Armée où Meyral inspecta la station desfiacres. Ensuite il descendit dans la station du Métropolitain. Il prit un ticket et alla jusqu’au quai d’embarquement. Quelques hommeset quelques femmes y attendaient qui donnaient des signes d’impatience.Au moment où le physicien ressortait l’employé l’interpella d’un air furibond :– Quèque vous faites ?– Ça ne vous regarde pas ! répliqua Meyral.– Faudrait voir pourquoi vous entrez ici sans motif.L’homme n’insista point ; Georges regagna l’avenue. On y menait grand tapage. Dans un restaurant éclaboussé de lumières, deshommes et des femmes chantaient, hurlaient ou glapissaient ; deux rôdeurs, au seuil d’un bar, menaçaient de zigouiller le patron ; lespassants avaient des allures insolites.– Ça continue ! songeait Meyral.Il allait donner un ordre au chauffeur, lorsqu’il avisa la petite gare de Ceinture, qu’il n’avait jamais utilisée et dont il ignorait à peu prèsl’existence : elle constituait un lieu d’attente excellent. Après avoir évité un groupe où retentissaient d’incohérentes palabres, Georgesgagna la salle d’entrée. Elle était vide, ce qui le désappointa. Il examina fiévreusement le sol poudreux, un vieil homme penché devantle guichet, un cadran pneumatique qui marquait onze heures et demie, et, de morne, l’endroit devint lugubre.Une formidable impatience secoua le jeune homme.– Un billet pour Saint-Lazare, demanda-t-il à la buraliste.Cette femme eut un long tressaillement et timbra le billet d’une main saccadée.– Comment tout cela va-t-il finir ? se demandait Meyral en descendant l’escalier. Mon exaltation s’aggrave. Celle des autres doit
s’aggraver aussi. Ne deviendrons-nous pas tous fous ou enragés avant la fin de la nuit ?Un spasme le secoua, sans entraver sa marche ; les quais et les rails se décelèrent plus sinistres encore que la salle d’attente.L’éclairage était piteux, deux ombres erraient misérablement, et le cœur de Georges sursauta : il venait d’apercevoir là-bas, cachéepar une colonne, une femme assise. Un enfant était auprès d’elle, elle en tenait un autre sur ses genoux.– Sabine, chuchota-t-il.Des souvenirs s’élevaient, si doux, si frais et si tristes qu’il en était secoué jusqu’au fond de l’être. Il les refoula et se présenta devantMme Vérannes avec un visage calme. Eût-elle vu un loup, elle n’aurait pas paru plus saisie. On voyait trembler sa petite main ; elleétreignait convulsivement son enfant ; le feu de ses prunelles scintillait comme le feu des étoiles ; tout à la fois, elle révélait unétonnement exagéré et une terreur inexplicable.– Est-ce le hasard qui… balbutia-t-elle.Elle demeura court.– Ce n’est pas le hasard, dit-il, je vous cherchais.– Vous me cherchiez ?Elle eut un vague sourire ; elle parut plus calme et presque joyeuse. C’était une créature étincelante par l’éclat des cheveux couleurmoisson, par le teint de liseron et d’églantine, pathétique par les grands yeux variables et timides.– Quand vous avez appelé votre père, j’étais chez lui, poursuivit Meyral. Nous sommes venus ensemble. Il vous attend près de votrehôtel, car nous avons supposé que vous lui enverriez la femme de chambre.– Elle doit l’avoir rejoint, chuchota-t-elle.– Vous ne voulez pas que nous allions le retrouver ?Elle jeta une faible plainte :– Oh ! non… oh ! non, je ne veux pas revoir l’hôtel cette nuit, je ne veux pas être exposée à rencontrer…Elle n’acheva pas ; l’épouvante était sur elle ; ses lèvres s’agitaient à vide.– Nous attendrons donc, fit-il, troublé par le trouble de l’émouvante créature. La distance est courte.Par une saute de sentiment analogue à celle de naguère, elle se rassura d’un bloc.– Oh ! que je suis nerveuse ! avoua-t-elle.Il répondit machinalement :– Nous sommes tous nerveux cette nuit.Son accent marquait la tristesse et le malaise. Les souvenirs affluaient, foule cruelle, dissolvante et magique.– Peut-être vaudrait-il mieux attendre là-haut ? reprit-il pour faire diversion.Elle approuva d’un signe de tête ; Meyral souleva doucement la fillette qui était assise à côté de sa mère, tandis que Sabineemportait le baby.Ils n’attendirent guère. Cinq minutes à peine s’étaient dissipées lorsqu’on vit paraître Langre avec la femme de chambre. Gérardmontra une joie excessive ; ses mains tremblaient ; il avait ce sourire crispé des vieillards où le bonheur même mêle quelque chosed’instable et de tragique. Et ses yeux vifs ne cessaient de couver les deux petits, la race incertaine qui devait s’étendre sur le profondavenir.– Que désires-tu, ma chérie ? murmura-t-il enfin. Veux-tu que nous rejoignions ton mari ?Elle jeta la même plainte qu’elle avait fait entendre à Georges :– Oh ! non… pas maintenant… plus jamais peut-être.Elle ajouta, d’une voix basse et impressionnante :– J’ai lutté, père, j’ai lutté avec ferveur ; je crois que j’ai été résignée, peut-être courageuse – mais je ne peux plus, je ne peux plus !– Ce n’est pas moi qui te contraindrai à le revoir, répondit sombrement le père.LA NUIT ROUGEQuand le groupe se retrouva avenue de la Grande-Armée, une querelle sans cause convulsait deux hordes d’individus frénétiques ; le
hourvari s’enflait ; des créatures louches rôdaient près de la barrière.Il fut impossible de découvrir un véhicule de renfort : on convint que la femme de chambre prendrait le Métropolitain.D’abord, le chauffeur poussa un aboiement de colère :– Je suis pas un omnibus !– Non, mais vous êtes un brave homme, riposta vivement Meyral, et vous rendrez service à de braves gens.Il montrait la jeune femme et les petits. Le cocher, saisi d’un attendrissement brusque, se tapa sur le sternum, en criant d’une voixgénéreuse :– On a du cœur ! Et puis du bon !La voiture fila par des rues désertes ; on apercevait de-ci de-là, des silhouettes agitées ; presque toutes les fenêtres étaientlumineuses. Rien ne troubla les voyageurs jusqu’à l’église Saint-François-Xavier. Là, des bandes erratiques surgirent, composéesd’artisans qui venaient de Grenelle ou du Gros-Caillou. Elles évoluaient rapidement, dans une même direction. Parfois, un cri, serépercutant de bouche en bouche finissait par des clameurs unanimes.L’automobile fut saluée de vitupérations et d’injures. Un individu plâtreux, aux bras de gorille, croassa :– La reprise !… La reprise !…D’un élan, sur l’air des lampions, les groupes scandèrent :– La re-pris’ ! La re-pris’ !À chaque tour de roue, la foule s’accusait plus dense ; des hommes débouchaient sans relâche des voies latérales, et le chauffeur,après quelques embardées, dut ralentir l’allure.– Est-ce que tu veux écrabouiller les travailleurs ? ricana un homme noir, au nez plat et aux yeux circulaires.– J’suis un travailleur plus conscient que toi ! hurla le chauffeur, et puis syndiqué !– Alors, f… tes bourgeois su’le pavé de bois.– C’est pas des bourgeois… c’est des chic types… et une femme et puis deux gosses !Il aboyait, terrible et rauque, comme un grand molosse dans la nuit.L’homme aux yeux ronds était déjà à trente mètres à l’arrière ; un grondement formidable émanait de la gare Montparnasse :– La mort ! La mort !Presque tout de suite un chant s’enfla, par vagues successives, comme une marée : C’est le grand soir, c’est le grand soir,C’est le grand soir des exploiteurs !– N… de D… ! grogna le chauffeur… ça y est ! V’là la Nuit Rouge !L’auto avançait en douceur, sans éveiller de protestations, car le chauffeur s’était mis à chanter avec les autres, et le refrain sortait desa poitrine comme un rugissement : Les bourreaux mordront la poussière,Lève-toi, peuple aux mille bras,Nous allons tuer la misère ;La nuit rouge monte -bas !Des masses sans nombre galopaient vers la gare. Six grands aéroplanes dardaient la lueur de leurs phares parmi les étoiles.Dans la voiture, Langre et Meyral s’entre-regardaient tout pâles :– Est-ce la révolution ? fit le vieil homme.– C’en est un épisode, murmura Meyral. Un même ordre a dû atteindre les faubourgs ; des centaines de mille hommes sont enmarche.
Soudain le chant vacilla et se fragmenta ; une onde courut de tête en tête : la multitude ralentit sa course et des détonationsretentirent, d’abord isolées, puis par salves incohérentes…– Les flics ! Les flics ! Mort aux flics ! Assassins… Leur peau !Une force arrivait, qui faisait refluer le peuple : avec des rugissements et des plaintes, il se disloquait, il se heurtait aux masses quidébouchaient par la rue de Vaugirard, la rue du Cherche-Midi, la rue de Sèvres ; les faces insanes, les yeux forcenés évoquaient lesécumes et les phosphorescences de la mer.À l’arrière, les agents formaient un radeau noir, compact et pesant, qui oscillait sans rompre. Tout fuyait devant eux. De nouvellesdétonations crépitèrent, et ce fut la charge : sur les tronçons hagards de l’émeute, les dogues fondaient à l’aventure, fracassant lesvisages, foulant les corps terrassés à coups de bottes, enfonçant vertigineusement les ventres. Une fureur sans bornes exaltait lesassaillants ; aux clameurs et aux blasphèmes des victimes répondaient des rauquements et des halètements de carnivores… Maisune rumeur immense emplit l’avenue du Maine. Incohérente comme une rafale, elle exhalait des huées, des menaces, desexhortations ; puis le rythme y pénétra et, canalisant l’enthousiasme, le cri de guerre lui donna une âme : Nous allons tuer la misère :La nuit rouge monte -bas !Un homme au torse de squelette, haut de six pieds, brandissait une loque écarlate, une horde de terrassiers le suivait, brasentremêlés, barbes au vent ; le radeau des sergents de ville fut tronçonné et fracassé. De toutes parts les fugitifs revenaient enmarée. On entendait la chute molle des corps, le choc des crânes contre le pavé, les cris des blessés et des agonisants.– En avant ! hurlait une voix de colosse. Aux ministères, à l’Élysée, au télégraphe !L’ouragan de clameur déferla, et la multitude se rua frénétiquement vers la gare Montparnasse. Pendant dix minutes, le courant parutinépuisable. Puis il s’éclaircit : il n’y eut plus que des bandes éparses, des solitaires éperdus, des femmes aux chevelures croulantes,des badauds et des curieux penchés sur les allèges des fenêtres.Alors, on vit les cadavres allongés sur les trottoirs ou dans le ruisseau ; des blessés se traînaient vers les portes, d’autres pantelaient,hurlaient, ou râlaient… Les aéroplanes avaient disparu.– C’est immonde ! criait Langre.– Ils ne savent pas ce qu’ils font ! soupirait Meyral, tandis que Sabine, les yeux grands d’épouvante, et plus blême que les nuages,étreignait les petits dans ses bras grelottants.L’auto était rangée contre le trottoir ; le chauffeur l’avait abandonnée pour charger la police.– Peut-être vaudra-t-il mieux retourner à pied, remarqua Georges.Au même moment le chauffeur reparut, la barbe pleine de sang et les prunelles furibondes.– La misère est morte ! hurla-t-il en montrant sa face de molosse à la portière. Le règne des exploiteurs est fini. Celui des pauvresbougres commence !… Ah ! Ah !… c’est fini de souffrir… c’est fini de crever.Une détonation lointaine et grave l’interrompit :– Le canon !Il bondit au hasard et tourna sur lui-même.– Voilà, gronda-t-il… je vas vous conduire tout de même, avant de rejoindre nos frères. C’est trois minutes à perdre… et puis… etpuis !… ah ! et puis…Les mots ne venaient plus : il avait les tempes enflées, les yeux phosphorescents et la bouche béante ; une fureur béate ébranlait sastructure.– Plus de prolos ! bégaya-t-il… oh ! oh ! plus de vampires !Ayant violemment tripoté sa machine, il monta sur le siège et démarra. Les voies étaient libres ; de-ci de-là, un groupe retardataireproférait des injures ou levait des poings rudes – mais le chauffeur bramait :– Vive la nuit rouge !Quand ils arrivèrent au faubourg Saint-Jacques, une cloche s’était mise à sonner, par coupetées funèbres ; des lueurs cramoisiestremblotaient parmi les astres ; la voix du canon, retentissant par intervalles, semblait le verbe obscur des éléments mêlé à la frénésieincohérente des hommes.
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