La Marque des quatre
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La Marque des quatreThe Sign of the FourConan DoyleTraduit par Jane Chalençon1890Texte sur une page - Format djvuI - La Déduction élevée à la hauteur d’une scienceII - Exposé de l’affaireIII - À la recherche d’une solutionIV - Récit de l’homme chauveV - Le Drame de Pondichery LodgeVI - Théorie de Sherlock HolmesVII - Incident du barilVIII - Les Irréguliers de Baker StreetIX - En défautX - Comment périt l’insulaire AndamanXI - Le Trésor d’AgraXII - L’Étrange Histoire de Jonathan SmallLa Marque des quatre : Texte entierILa déduction élevée à la hauteur d’une science.Sherlock Holmes alla prendre un flacon sur le coin de la cheminée, puis, tirant de son écrin une seringue Pravaz, de ses doigts effiléset nerveux il ajusta l’aiguille acérée au bout de l’instrument et releva sa manche gauche. Un instant ses yeux restèrent fixés avec uneexpression songeuse sur son avant-bras si musclé, son poignet si nerveux, l’un et l’autre remplis d’innombrables cicatricesoccasionnées par toutes les piqûres qu’il se faisait. Enfin il se décida à enfoncer l’aiguille sous la peau et, après avoir pressé la tigede son instrument, il se laissa tomber dans un fauteuil de velours, en poussant un long soupir de soulagement.Trois fois par jour depuis bien des mois j’avais assisté à pareille opération ; mais je n’avais pu encore en prendre mon parti. Aucontraire, de jour en jour ce spectacle m’irritait davantage ; chaque nuit je sentais ma conscience se révolter devant la ...

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Extrait

La Marque des quatre The Sign of the Four Conan Doyle Traduit par Jane Chalençon 1890 Texte sur une page - Format djvu
I - La Déduction élevée à la hauteur d’une science II - Exposé de l’affaire III - À la recherche d’une solution IV - Récit de l’homme chauve V - Le Drame de Pondichery Lodge VI - Théorie de Sherlock Holmes VII - Incident du baril VIII Les Irréguliers de Baker Street -IX - En défaut X - Comment périt l’insulaire Andaman XI - Le Trésor d’Agra XII - L’Étrange Histoire de Jonathan Small La Marque des quatre : Texte entier
I
La déduction élevée à la hauteur d’une science.
Sherlock Holmes alla prendre un flacon sur le coin de la cheminée, puis, tirant de son écrin une seringue Pravaz, de ses doigts effilés et nerveux il ajusta l’aiguille acérée au bout de l’instrument et releva sa manche gauche. Un instant ses yeux restèrent fixés avec une expression songeuse sur son avant-bras si musclé, son poignet si nerveux, l’un et l’autre remplis d’innombrables cicatrices occasionnées par toutes les piqûres qu’il se faisait. Enfin il se décida à enfoncer l’aiguille sous la peau et, après avoir pressé la tige de son instrument, il se laissa tomber dans un fauteuil de velours, en poussant un long soupir de soulagement. Trois fois par jour depuis bien des mois j’avais assisté à pareille opération ; mais je n’avais pu encore en prendre mon parti. Au contraire, de jour en jour ce spectacle m’irritait davantage ; chaque nuit je sentais ma conscience se révolter devant la lâcheté qui m’empêchait de protester ouvertement contre une telle manie. Bien des fois j’avais fait le serment d’apaiser mes remords en accomplissant mon devoir ; mais l’air froid, ennuyé, de mon compagnon glaçait toujours les paroles sur mes lèvres. Ses facultés extraordinaires, l’autorité que lui donnaient ses connaissances si étendues, les nombreuses preuves que j’avais eues de toutes ses qualités, tout contribuait à changer mon hésitation en inertie, tant je craignais de le contrarier. Cependant ce jour-là, soit que je fusse encore sous l’influence du petit vin de Beaune dont j’avais arrosé mon déjeuner, soit que la manière délibérée dont il procédait m’eût particulièrement exaspéré, je me sentis incapable de me contenir davantage :
« Et qu’est-ce aujourd’hui, demandai-je, morphine ou cocaïne ? » Il interrompit la lecture d’un vieux bouquin imprimé en caractères gothiques et leva nonchalamment les yeux sur moi : « Cocaïne, répondit-il, solution à 7 pour 100. Auriez-vous envie d’en tâter ? — Non, répliquai-je brusquement, je ne voudrais certes pas soumettre à pareille épreuve une santé encore mal remise de la campagne d’Afghanistan. » Ma vivacité le fit sourire. « Peut-être avez-vous raison, Watson, me dit-il. Je crois bien qu’au point de vue physique l’influence de cette drogue peut être pernicieuse ; mais je trouve que c’est un stimulant d’une telle puissance pour activer les fonctions du cerveau et lui donner de la lucidité que peu m’importent ses effets secondaires. — Songez donc à ce que vous faites, m’écriai-je vivement. Voyez ce que vous risquez. Vous pouvez sans doute, comme vous le dites, produire par ce moyen une surexcitation momentanée dans votre cerveau, Mais ce processus purement pathologique est un processus morbide qui va s’aggravant chaque jour et doit à la longue amener un affaiblissement certain. Ne sentez-vous pas d’ailleurs vous-même la terrible réaction qui se manifeste après chaque opération ? Voyons, le jeu en vaut-il la chandelle ? À quoi bon, pour une jouissance passagère, risquer de détruire les magnifiques facultés dont vous êtes doué ? Remarquez bien que je ne parle pas seulement en ami, mais aussi en médecin, et comme tel je me sens jusqu’à un certain point responsable de votre santé. » Ce petit discours, loin de le contrarier, sembla l’inciter à causer, car il s’établit confortablement dans son fauteuil, les coudes appuyés, les bouts des doigts réunis. « Mon esprit, dit-il, ne peut rester en repos. Fournissez-moi soit des problèmes à résoudre, soit un travail à faire, proposez-moi l’énigme la plus indéchiffrable ou l’analyse la plus subtile, je me sentirai aussitôt dans l’atmosphère qui me convient. C’est alors que les stimulants artificiels me deviennent inutiles. Mais j’abhorre la stupide monotonie de la vie courante. Je ne puis vivre sans excitation intellectuelle, voilà pourquoi j’ai choisi une carrière spéciale, ou plutôt pourquoi je l’ai créée ; car je suis le seul au monde de mon espèce. — Le seul détective amateur ? dis-je en soulevant mes paupières. — Le seul détective consultant amateur, rectifia-t-il Je suis dans ma partie la cour d’appel la plus haute, celle qui juge en dernier ressort. Lorsque Greyson, ou Lestrade, ou Athelney Jones ne savent plus où donner de la tête ― ce qui par parenthèse leur arrive plus souvent qu’à leur tour, ― ils viennent m’exposer leur cas. J’examine les données du problème et je me prononce ensuite avec l’autorité qui résulte des connaissances particulières que j’ai amassées. Je ne cherche pas à me prévaloir de mes succès. Jamais vous ne verrez mon nom figurer dans un journal, mais le seul plaisir de travailler, la jouissance de découvrir un champ où je puisse exercer mes facultés spéciales, voilà pour moi les récompenses les plus enviables. D’ailleurs vous avez pu juger vous-même de ma manière de procéder dans l’affaire Jefferson Hope. — Certainement, dis-je, jamais je n’ai été plus étonné, et même j’ai coordonné tout cela dans une petite brochure sous ce titre fantaisiste : Étude de rouge. » Il secoua la tête avec tristesse. « Je l’ai parcourue, dit-il, et vraiment je ne puis vous en féliciter. La science du détective est ― ou devrait être ― une science exacte. En conséquence, l’exposé doit être précis, froid et dépourvu de cette teinte romanesque que vous lui avez donnée. Votre procédé est donc faux, absolument faux, et vous me faites l’effet d’avoir voulu tirer un roman d’un théorème de géométrie. — Mais le roman y était bien, répondis-je timidement. Je ne pouvais pourtant pas dénaturer les faits. — Certains auraient pu être passés sous silence, ou en tout cas être mis moins en évidence. Le seul point à faire ressortir était ce  procédé d’analyse si curieux qui consiste à remonter de l’effet à la cause et grâce auquel j’ai pu débrouiller la vérité. » Cette critique d’un ouvrage destiné spécialement à être agréable a Sherlock Holmes me contrariait vivement. J’étais même irrité de cette personnalité, de cet égoïsme, qui lui faisaient exiger que chaque ligne de ma brochure fût entièrement consacrée il faire ressortir ses facultés extraordinaires et sa manière de les appliquer. Je m’étais bien aperçu plus d’une fois, depuis notre cohabitation dans la maison de Baker Street, qu’une certaine dose de vanité se mêlait à la conscience qu’il avait de son réel mérite. Je me tus cependant, me contentant de chercher une position confortable pour ma malheureuse jambe qui avait été traversée par une balle Djezaïl lors de ma campagne d’Afghanistan et qui depuis lors, tout en ne me refusant pas le service, me faisait cruellement souffrir à chaque changement de temps. Je restais là absorbé dans mes réflexions, lorsque Sherlock Holmes, rompant le silence : « Ma clientèle s’étend maintenant jusqu’au continent, dit-il, tout en bourrant sa pipe ; J’ai été consulté la semaine dernière par François Le Villard, le détective français qui commence à percer si brillamment et dont vous avez peut-être entendu parler. Il est doué de cette puissance d’intuition qui est le propre de la race celte, mais il lui manque un ensemble de connaissances exactes absolument essentiel pour atteindre la perfection dans son art. Il s’agissait d’un testament et l’affaire présentait vraiment un certain intérêt. J’ai pu le renvoyer à l’étude de deux cas identiques, celui de Riga en 1857 et celui de Saint-Louis en 1871. Cette piste l’a mené à la vraie solution. Voici la lettre que j’ai reçue de lui ce matin pour me remercier de mon concours. » Tout en parlant, Sherlock Holmes chiffonnait une feuille de papier dans ses doigts. En la parcourant, je fus frappé de la profusion d’expressions élogieuses, telles que magnifiques , coups de maître , tours de force ; c’était bien la preuve irrécusable de l’admiration du détective français.
« On dirait un élève s’adressant à son maître, fis-je après avoir lu. — Oh ! il exagère bien un peu l’aide que je lui ai apportée, reprit Sherlock Holmes avec une indifférence feinte. Il est lui-même très bien doué, car, sur les trois qualités indispensables au parfait détective il en possède deux. Il a le don d’observation et celui de déduction. Ce qui lui manque, c’est uniquement la science, et ceci peut toujours s’acquérir. Il traduit en ce moment mes petits ouvrages en français. — Vos ouvrages ? — Comment ? Vous ne savez pas ? dit-il en souriant. Eh bien ! oui, j’ai sur la conscience plusieurs brochures traitant toutes de sujets techniques. Voici le titre de l’une d’elles par exemple : De la distinction entre les cendres provenant des  différents tabacs . J’y énumère cent quarante espèces de cigares, cigarettes et tabacs de pipe, avec des gravures en couleur représentant la différence qui existe entre toutes les cendres produites. C’est un point essentiel qui se rencontre sans cesse dans les causes criminelles et qui est souvent un indice de la plus haute importance. Affirmez d’une façon sûre et certaine qu’un crime a été commis par un homme qui fumait un lunkah indien, et vous aurez considérablement restreint le champ de vos recherches. Pour un œil exercé il y a autant de différence entre les cendres noires d’un trichinopoly et celles blanches et floconneuses du tabac « bird’seye » qu’entre un chou et une pomme de terre. — Vous avez vraiment la spécialité des infiniment petits, remarquai-je. — J’apprécie en effet leur importance. Tenez, j’ai publié une autre brochure sur les différences constatées entre les traces des pas, avec quelques considérations sur l’emploi du plâtre de Paris pour mouler les empreintes. J’ai encore écrit un petit traité fort curieux sur la manière dont un métier peut modifier la forme de la main, avec des gravures représentant des mains de couvreurs, de marins, de fabricants de bouchons, de compositeurs d’imprimerie, de tisserands et de tailleurs de diamants. Tout cela a un très grand intérêt pratique au point de vue de la science du détective, surtout lorsqu’on a affaire à des cadavres inconnus, ou lorsqu’on veut découvrir les antécédents d’un criminel…. Mais je vous fatigue peut-être avec mes lubies ? — Pas le moins du monde, répondis-je très franchement, vous m’intéressez au plus haut degré, surtout depuis que j’ai eu l’occasion de constater comment vous savez faire l’application de vos principes. Mais dites-moi à ce propos, vous parliez d’observation et de déduction : sûrement l’une ne va guère sans l’autre. — Et pourquoi donc ? pas toujours. » Sur cette réponse il se renversa paresseusement dans son fauteuil en tirant de sa pipe de petits nuages bleus. « Tenez, en voulez-vous un exemple ? L’observation me prouve que vous avez été ce matin au bureau de poste de Wigmore Street, mais la déduction m’amène à vous dire que vous y avez envoyé un télégramme. — Parfaitement exact, dis-je, sur les deux points. Mais comment le savez-vous ? Car je suis entré là par hasard et je ne l’ai dit à personne. — C’est jeu d’enfant, répondit-il en souriant de ma surprise, et c’est tellement simple qu’il est presque superflu de l’expliquer ; cependant voilà un exemple bien fait pour déterminer les limites qui séparent l’observation de la déduction. Ainsi l’observation me prouve que vos chaussures conservent un peu de boue rougeâtre. Eh bien ! à l’entrée du bureau de Wigmore Street on a défoncé la rue et rejeté de la terre sur laquelle on est forcément obligé de passer. Cette terre a une teinte rougeâtre spéciale et qu’à ma connaissance on ne retrouve nulle part ailleurs dans le voisinage. Voilà ou s’arrête l’observation, le reste est du domaine de la déduction. — Dites-moi donc comment vous avez procédé pour découvrir que j’avais envoyé un télégramme. — Eh bien ! voici : je sais que vous n’avez pas écrit de lettre, puisque nous sommes restés ensemble toute la matinée. J’avais vu aussi sur votre bureau une provision de timbres et tout un paquet de cartes postales. Pourquoi donc seriez-vous entré dans un bureau de poste, si ce n’était pour envoyer un télégramme ? En éliminant toutes les autres suppositions, la seule qui reste est la vraie. — Dans ce cas-ci, vous avez raison, répondis-je après un instant de réflexion. C’est évidemment très simple. Mais n’en voudriez-vous si je soumettais vos théories à une plus sévère épreuve ? — Au contraire, répondit-il, car cela m’empêcherait de prendre une seconde dose de cocaïne. Je serai ravi de déchiffrer tout problème que vous voudrez bien me proposer. — Je vous ai entendu dire qu’il était difficile de posséder un objet d’emploi usuel sans y laisser une empreinte de son individualité suffisante pour qu’un observateur exercé puisse y lire bien des choses. Or, voici une montre que j’ai seulement depuis peu de temps. Auriez-vous la bonté de me donner votre opinion sur le caractère, ou sur les habitudes, de son précédent propriétaire ? » Je lui tendis la montre, persuadé que j’allais m’amuser à ses dépens, car l’épreuve me semblait au-dessus de ses forces et je comptais en profiter pour rabattre son ton doctoral. Il soupesa la montre, regarda attentivement le cadran, ouvrit le boîtier et examina les rouages, d’abord à l’œil nu, puis avec une forte loupe. J’eus peine à dissimuler. un sourire en voyant l’air morne et le mouvement brusque avec lequel il referma le boîtier et me rendit la montre. « Elle ne dit pas grand’chose, dit-il. Cette montre vient d’être nettoyée et cela restreint beaucoup le champ de mes observations. — Vous avez raison, répondis-je, elle a été en effet nettoyée avant de m’être envoyée. » J’accusais intérieurement mon camarade de couvrir son insuccès d’une bien piteuse excuse. Quelles autres données cette montre aurait-elle pu lui fournir quand bien même elle
n’aurait pas été nettoyée récemment ? « Mes observations, quoique peu satisfaisantes, n’ont cependant pas été absolument infructueuses, ajouta-t-il, fixant au plafond un regard morne et songeur. Sauf rectification de votre part, je serais enclin à penser que cette montre vous vient de votre frère aîné qui en hérita lui-même de votre père. — Ce sont sans doute les initiales H. W., gravées sur le boîtier, qui vous font croire cela. — Précisément. Le W. se rapporte à votre nom de famille ; de plus, cette montre a été fabriquée il y a une cinquantaine d’années et le chiffre a été gravé en même temps. Elle a donc été faite pour la génération qui précède la nôtre. Or, si j’ai bonne mémoire, votre père est décédé depuis plusieurs années. Comme les bijoux font généralement partie du lot qui échoit dans l’héritage au fils aîné, et que celui-ci porte souvent le même nom que son père, j’en conclus que cette montre devait se trouver depuis la mort de votre père entre les mains de votre frère aîné. — Tout cela est vrai. Et ensuite ? — Votre frère était un homme insouciant, plus qu’insouciant, désordonné. Il avait son avenir assuré, mais n’a pas su en profiter ; il a passé une partie de sa vie dans la misère, tout en connaissant de temps à autre des jours plus fortunés. En fin de compte, il s’est adonné à la boisson et il en est mort. Voilà à quoi se bornent mes découvertes. » Je bondis de ma chaise et me mis à arpenter nerveusement la chambre avec une mauvaise humeur non déguisée. « Ceci n’est pas digne de vous, Holmes, m’écriai-je ; jamais je n’aurais cru que vous pussiez vous abaisser jusque-là. Vous avez évidemment fait une enquête sur l’histoire de mon malheureux frère, et vous en profitez maintenant pour paraître ne l’apprendre qu’à l’aide de moyens fantastiques ; car vous n’espérez pas me faire croire que cette vieille montre ait pu vous faire de telles révélations ! C’est un mauvais procédé de votre part, et, pour parler franc, ce n’est que du charlatanisme ! — Mon cher docteur, reprit Holmes avec douceur, veuillez, je vous prie, agréer, mes excuses. Je n’avais considéré que le problème en lui-même, même, oubliant combien la question vous touchait de près et pouvait vous être pénible. Je vous donne ma parole, cependant, que je ne soupçonnais pas l’existence de votre frère avant que vous m’eussiez fait voir cette montre. — Mais, alors, par quel miracle avez-vous pu découvrir ce que vous m’avez dit ? car tout cela est parfaitement exact ! — Vraiment ? Eh bien! c’est de la chance, je n’avais que des probabilités et je n’espérais pas être tombé si juste. — Mais vous ne vous êtes cependant pas borné à deviner. — Non, non, je ne devine jamais. C’est la une détestable habitude qui détruit toute logique. Comme vous n’êtes pas initié au cours que suivent mes pensées, vous ne pouvez voir combien l’observation de faits, insignifiants en apparence, arrive à me fournir les renseignements les plus utiles. Aussi tout cela vous paraît-il merveilleux ! Tenez, je vous ai d’abord dit que votre frère n’avait ni soin ni ordre. Regardez bien le boîtier : vous remarquerez qu’il est tout couturé et rayé, ce qui prouve l’habitude de porter dans la même poche des objets durs tels que des sous ou des clefs. Il ne faut pas être très malin pour conclure qu’un homme qui en use d’une façon aussi insouciante avec une montre de cinquante louis n’a pas beaucoup d’ordre. Est-il plus difficile de déduire en même temps que l’héritier d’un bijou de cette valeur devait naturellement se trouver dans une situation prospère ? » Je fis un signe d’assentiment et il continua : « Bien souvent les prêteurs sur gage, en Angleterre, ont l’habitude de graver avec une épingle, dans l’intérieur des montres qu’on leur confie, le numéro du reçu qu’ils donnent en échange. « C’est plus commode qu’une étiquette, puisque ce numéro ne peut s’égarer et qu’une erreur devient ainsi impossible. Or, il n’y a pas moins de quatre numéros de ce genre, visibles à la loupe sur l’intérieur du boîtier, preuve que votre frère se trouvait souvent dans une situation précaire, mais preuve aussi qu’il avait par moments des retours de fortune qui lui permettaient de rentrer en possession de sa montre. Enfin, veuillez regarder le boîtier intérieur : vous y verrez des milliers d’éraflures produites par la clef autour des trous destinés à la recevoir. Croyez-vous qu’un homme qui n’aurait pas eu des habitudes d’intempérance aurait eu tant de peine à introduire une clef dans son trou ? Sachez-le bien, toutes les montres appartenant à des ivrognes ont des marques semblables. Ils veulent remonter leur montre le soir, leur main tremble et la clef s’échappe. Qu’y a-t-il de si mystérieux dans tout cela ? — C’est clair comme le jour, répondis-je, et je regrette d’avoir été si injuste vis-à-vis de vous. J’aurais dû avoir plus de confiance dans vos merveilleuses facultés. Mais serait-il indiscret de vous demander si vous avez en ce moment quelque affaire sur le chantier ? — Aucune, et c’est pourquoi je m’adonne à la cocaïne. Je ne puis vivre sans un travail intellectuel quelconque. D’ailleurs quel autre but y a-t-il dans la vie ? Ouvrez la fenêtre et voyez ce qui se passe. Que ce monde est triste, lugubre et vide ! Le brouillard jaunâtre s’abat sur les rues, il recouvre les maisons qu’il assombrit. Désespérance, prosaïsme, vile matière, voilà ce qui nous entoure ! À quoi bon l’intelligence si elle n’a pas un champ ou s’exercer ? Tout n’est que monotonie, docteur, la vie comme le crime, et les facultés qui concourent à cette monotonie universelle sont les seules qui aient droit d’asile sur cette terre. » J’ouvrais déjà la bouche pour répondre à cette étrange théorie, lorsque notre propriétaire frappa un petit coup sec à la porte et entra, portant une carte sur un plateau. « Il y a là une jeune fille qui demande Monsieur », dit-elle, en s’adressant à mon compagnon. « Miss Mary Morstan, lut-il sur la carte. Hum ! je n’ai aucune souvenance de ce nom. Madame Hudson, demandez donc à cette jeune personne d’entrer. Ne vous en allez donc pas, docteur. Je préfère que vous restiez là. » II
Exposé de l’affaire.
Calme, presque compassée, miss Morstan fit son entrée. C’était une jeune personne blonde, de taille moyenne, très soignée d’extérieur, irréprochablement gantée et mise avec un goût parfait. Il avait malgré cela dans son costume une certaine simplicité qui indiquait une fortune modeste. Sa robe beige foncé, sans aucune garniture, et son chapeau se composait d’une petite toque de même étoffe, relevée seulement d’un côté par une légère plume blanche. Rien de régulier dans les traits, rien de remarquable dans le teint, mais l’ensemble était aimable et séduisant et de grands yeux bleus animaient cette physionomie et la rendaient éminemment sympathique. Dans les trois parties du monde que j’avais parcourues, dans les nombreux pays que j’avais traversés, jamais il ne m’était arrivé de rencontrer une figure reflétant plus clairement la délicatesse et la sensibilité. Je m’aperçus, au moment où elle prit le siège que Sherlock Holmes lui tendait, que ses lèvres s’agitaient, que sa main tremblait, qu’en un mot tout dénotait en elle une violente émotion intérieure. « Je viens vous trouver, monsieur Sherlock Holmes, lui dit-elle, parce que Mrs Cecil Forrester, chez laquelle je suis placée, m’a raconté avec quelle habileté vous aviez su démêler la vérité dans un ennui domestique qu’elle a eu jadis. Votre talent non moins que votre bonté ont fait sur elle la plus vive impression. — Ah, oui, Mrs Cecil Forrester, reprit-il, je crois me rappeler lui avoir rendu un léger service. Mais, si j’ai bonne mémoire, il s’agissait d’une affaire bien peu compliquée. — Tel n’était pas son avis, répondit miss Morstan. En tout cas vous ne pourrez guère appliquer la même épithète au cas qui m’amène. Il est difficile ― je crois même qu’il est impossible ― d’imaginer une situation plus étrange et plus complètement inexplicable que celle dans laquelle je me trouve. » Holmes se frotta les mains, et une flamme s’alluma dans ses yeux. Il se pencha en avant, la curiosité la plus vive se peignant sur ses traits dont le fin profil lui donnait tant de ressemblance avec un oiseau de proie. Exposez votre affaire », dit-il, avec le ton sec d’un homme de loi. « Je craignais d’être importun. « Vous voudrez bien m’excuser », fis-je, en me levant. Mais, à ma grande surprise, la jeune fille elle-même mit la main sur mon bras pour me retenir. « Si votre ami, dit-elle à Holmes, avait la bonté de rester, je lui en serais très reconnaissante. »  Je me rassis donc. Voici en quelques mots le résumé des faits. Mon père, officier dans un régiment indien, me renvoya en Angleterre lorsque j’étais « toute jeune encore. J’avais perdu ma mère et je me trouvais sans parents. Je fus placée dans une bonne pension à Édimbourg et j’y restai jusqu’à ma dix-septième année. En 1878, mon père, qui se trouvait être le plus ancien des capitaines de son régiment, obtint un congé d’un an et revint en Angleterre. Il me télégraphia de Londres qu’il était arrivé à bon port et me pria de venir le rejoindre sur l’heure à l’hôtel Langham. Autant que je m’en souviens, son message était très tendre et très affectueux. En arrivant à Londres, je me fis conduire en voiture à l’hôtel et là j’appris que le capitaine Morstan y était bien descendu en effet, mais qu’il était sorti la veille au soir et qu’il n’était pas rentré depuis. J’attendis toute la journée sans recevoir aucune nouvelle de mon père. Le soir, sur l’avis du maître de l’hôtel, j’avisai la police et, le lendemain, je fis insérer des annonces dans tous les journaux. Les recherches n’aboutirent à aucun résultat, et depuis ce jour jusqu’à maintenant, jamais personne n’a plus entendu parler de mon infortuné père. Il rentrait le cœur joyeux, espérant trouver la paix, le repos ; au lieu de cela…. » Elle porta la main à sa gorge et un sanglot lui coupa la parole. « La date ? » demanda Sherlock Holmes en ouvrant son carnet. « C’est le 3 décembre 1878 – il y a près de dix ans – qu’on le vit pour la dernière fois. — Et ses bagages ? — Ils étaient restés à l’hôtel, mais ils ne contenaient rien qui ait pu fournir quelque indice : des vêtements, des livres et surtout beaucoup de bibelots et d’objets curieux provenant de l’archipel Andaman, car il avait fait partie de la garnison chargée de surveiller les condamnés relégués dans ces îles. Avait-il des amis dans Londres ? — Un seul à ma connaissance, le major Sholto, du même régiment que lui, du 34 e fusiliers de Bombay. Le major avait pris sa retraite quelque temps auparavant et demeurait à Upper Norwood. On a été naturellement aux renseignements auprès de lui, mais il ne savait même pas que son ancien camarade eût débarqué en Angleterre. — Singulière affaire, remarqua Holmes.
— Cependant je ne vous ai pas encore dit ce qu’il y a de plus singulier dans tout cela. Il y a environ six ans – ou plutôt, pour donner la date précise, le 4 mai 1882 – je lus dans le Times . une annonce demandant l’adresse de miss Mary Morstan et ajoutant qu’il y allait de son intérêt personnel. Mais le demandeur n’indiquait ni son nom, ni son domicile. Je venais d’entrer comme institutrice dans la famille de Mrs Cecil Forrester et, d’après son conseil, j’insérai mon adresse à la colonne des annonces. Le même jour, je reçus par la poste une petite boîte en carton contenant une très grosse perle d’un orient magnifique. Pas un mot d’écrit n’accompagnait cet envoi. Depuis lors, chaque année à la même date, j’ai reçu une boîte semblable contenant une perle aussi belle, sans aucun indice qui pût faire connaître l’expéditeur. Un expert a déclaré que ces perles étaient d`une espèce fort rare et d’une très grande valeur. Du reste, vous pouvez en juger par vous-même. » Et, tout en parlant, elle ouvrit une petite boîte et nous montra les six plus belles perles que j’aie vues de ma vie. « Votre récit est des plus intéressants, dit Sherlock Holmes. Vous est-il arrivé autre chose ?  — Oui, et pas plus tard qu’aujourd’hui ; c’est même ce qui m’amène chez vous. Ce matin j’ai reçu la lettre que voici et dont vous tiendrez sans doute à prendre connaissance. — Merci, dit Holmes. Donnez-moi aussi l’enveloppe, je vous prie. – Timbrée de Londres S. W. et datée du 7 juillet. – Hum ! empreinte d’un pouce d’homme sur le coin, probablement du lecteur. – Qualité du papier ; supérieure. – Enveloppe à 0 fr. 60 le paquet. C’est un homme évidemment soucieux d’avoir du bon papier à lettre. Pas de marque de fournisseur. « Trouvez-vous ce soir, à sept heures, devant le Lyceum Théâtre près de la troisième colonne en partant de la gauche. Si vous craignez quelque chose, faites-vous accompagner de deux amis. Vous êtes une victime, mais on vous fera rendre justice. N’amenez pas de gens de police. Tout serait perdu. Votre ami inconnu. » Eh bien ! oui, franchement, il y a là un joli mystère à débrouiller. Que comptez-vous faire, miss Morstan ? — C’est justement ce que je viens vous demander. — Alors, mon avis est d’aller au rendez-vous avec moi et avec… mon Dieu, pourquoi pas ? avec le D r Watson ; c’est précisément l’homme qu’il nous faut, puisque votre correspondant vous dit d’amener deux amis, et lui et moi nous avons travaillé en collaboration plus d’une fois… — Mais sera-t-il assez bon pour venir ? demanda-t-elle d’une voix suppliante. — Je serai heureux et fier, répondis-je avec l’accent le plus convaincu, de pouvoir vous être utile. — Que vous êtes bons tous les deux ! reprit-elle. J’ai mené une vie très retirée et n’ai pas d’amis auxquels je puisse m’adresser. Il suffira, je pense, que je vienne vous prendre ici à six heures. — Oui, mais pas plus tard, dit Holmes. – Encore une question. Cette écriture est-elle la même que celle employée pour les adresses mises sur les boîtes de perles ? — J’ai toutes ces adresses sur moi, répondit-elle en tirant de sa poche six bandes de papier. — Vous êtes assurément le modèle des clients, car vous avez le sentiment très juste de ce qui peut être important. Voyons ce qui en est. » Il étala les papiers sur la table et je remarquai qu’il les examinait en faisant aller rapidement ses yeux de l’un à l’autre. — « Quoique l’écriture des adresses soit déguisée et que celle de la lettre ne le soit pas, prononça-t-il au bout d’un moment, il est bien certain cependant que les deux émanent de la même main. Voyez comme tous les c minuscules sont pointus du haut, comme les s  finales sont invariablement suivies du même paraphe. C’est assurément le même individu qui a tracé toutes ces lettres. Je serais désolé de vous donner un faux espoir, miss Morstan, mais y a-t-il une ressemblance quelconque entre cette écriture et celle de votre père ? — Absolument aucune. — Je le pensais bien. Nous vous attendrons donc à six heures. Voulez-vous me permettre de garder ces papiers, car il n’est que trois heures et demie, et je vais avoir le temps de travailler un peu cette affaire. Au revoir donc. — Au revoir », répéta notre visiteuse, et après avoir promené son regard sympathique et aimable sur chacun de nous, elle reprit la boîte aux perles et se retira. De la fenêtre, je la regardai s’éloigner d’un pas rapide et cadencé jusqu’à ce que sa petite toque à plume blanche se fût perdue au milieu de la foule. « Quelle femme séduisante ! » m’écriai-je en m’adressant à mon compagnon. Il avait rallumé sa pipe et fumait étendu, les paupières closes. « Vraiment ? dit-il, d’un air indifférent, je ne l’ai pas remarqué. — Vous n’êtes qu’un automate, une machine à raisonnement, m’écriai-je. Positivement, il y a des moments où vous n’êtes plus un homme. » Mon indignation le fit sourire. « Il est d’une importance capitale, dit-il, de ne pas laisser influencer son jugement par des impressions personnelles. Je considère un
client comme une simple unité, un facteur dans un problème. Toute question de sentiment fausse le jugement. Tenez, la femme la plus séduisante que j’aie jamais vue a été pendue pour avoir empoisonné trois jeunes enfants après les avoir assurés sur la vie à son profit, tandis que l’homme le plus repoussant que je connaisse est un philanthrope qui a dépensé plus de cinq ou six millions pour soulager la misère dans Londres. — Dans ce cas-ci, cependant…. Dans aucun cas je ne fais d’exceptions. Lorsqu’on en admet, on fausse les règles. – Avez-vous jamais fait de la graphologie ? Que pensez-vous de cette écriture ? — Elle est lisible et régulière, répondis-je ; elle doit appartenir à un homme dans les affaires, et à un homme assez énergique. Holmes secoua la tête. « Examinez les lettres allongées, dit-il, elles dépassent à peine les autres. Ce d pourrait être un a et cet l un e , Les gens énergiques, quelque illisibles qu’ils soient, allongent toujours davantage ces lettres-là. D’ailleurs les k dénotent un caractère hésitant et les lettres majuscules la suffisance. – Maintenant je vais sortir, car j’ai une petite enquête à faire, mais je serai de retour dans une heure. Je vous recommande, en attendant, ce livre, un des plus remarquables qui aient jamais été écrits. C’est le Martyr de l’homme , de Winwood Reade. » Je m’assis près de la fenêtre, le livre à la main, mais mon esprit était bien loin des théories hardies énoncées par l’auteur. Je pensais à la jeune personne qui venait de nous quitter. Je me rappelais son sourire, sa voix si chaude et d’un timbre si sympathique et je cherchais quel pouvait être l’étrange mystère qui enveloppait son existence. Puisqu’elle avait dix-sept ans à l’époque de la disparition de son père, cela lui en donnait vingt-sept maintenant, âge charmant où la témérité de la jeunesse est déjà assagie par les leçons de l’expérience. Je me laissais bercer ainsi par une douce rêverie, lorsque, sentant tout à coup la pente dangereuse sur laquelle s’acheminaient mes pensées, je me levai brusquement et me précipitai à mon bureau pour me plonger dans un ouvrage de pathologie récemment paru. Qu’étais-je en effet ? Un pauvre chirurgien militaire, traînant une jambe malade ! Comment donc pouvais-je me permettre de semblables rêves ? Non, selon l’expression de Holmes, cette jeune femme ne devait être pour moi qu’une unité, un simple facteur dans le problème. Si mon avenir était sombre, mieux valait assurément l’envisager bravement en face que de chercher à l’éclairer par les feux follets de mon imagination.
III
À la recherche d’une solution.
Il était cinq heures et demie lorsque Holmes rentra. Il paraissait gai, de très bonne humeur et, en attendant qu’il reprît, comme c’était son habitude dans les cas pareils, un air sombre et morose, il se montrait fort animé. « Toute cette affaire n’est pas bien mystérieuse, dit-il, en buvant la tasse de thé que je lui avais versée. Je ne vois guère qu’une explicaption plausible. — Quoi ! vous avez résolu le problème ?  — Résolu, mon Dieu, ce serait trop dire. J’ai seulement découvert un fait qui peut nous mener très loin, bien que tous les détails qui l’environnent me manquent encore. Je viens de trouver, en consultant la collection du Times , que le major Sholto, demeurant à Upper Norwood et ex-Officier au 34 e fusilliers de Bombay, était mort le 8 avril 1882. Je suis peut-être bien peu intelligent, Holmes, mais je ne vois pas de quelle utilité cette indication peut être. — Vraiment ? Vous m’étonnez. ― Eh bien ! écoutez. Le capitaine Morstan disparaît. La seule personne avec laquelle il soit en relations à Londres est le major Sholto, et celui-ci affirme n’avoir pas su la présence de son ancien camarade dans la capitale. Cependant, quatre ans après, Sholto meurt, et juste une semaine après cette mort , la fille du capitaine Morstan reçoit un présent d’une grande valeur qui se renouvelle chaque année ; enfin dernièrement on lui écrit qu’elle est une malheureuse victime. Pourquoi victime ? À quoi peut se rapporter ce mot, si ce n’est à la disparition de son père ? Que signifient ces cadeaux qu’on commence à lui envoyer, aussitôt après la mort de Sholto, si ce n’est que l’héritier de ce Sholto est au courant du mystère qui a entouré la fin de Morstan et trouve qu’il doit à la fille une réparation ? Voyons, avez-vous une autre solution qui puisse cadrer avec tous ces faits ? — Mais quelle étrange réparation ! et quelle singulière manière de s’y prendre ! Pourquoi écrirait-on plutôt maintenant qu’il y a six ans ? Il est vrai que la lettre parle bien de faire rendre justice. Mais comment ? On ne peut vraiment supposer que le père de miss Morstan vive encore et nous ne connaissons pas d’autre fait auquel ce terme de « rendre justice » puisse s’appliquer. » Sherlock Holmes devint pensif. Évidemment, il y a la bien des lacunes, dit-il ; espérons que notre expédition de ce soir les comblera toutes. ― Ah ! voici le fiacre « qui amène miss Morstan. Êtes-vous prêt ? Il faut partir, l’heure fixée est déjà passée. » Je pris mon chapeau et une canne plombée et je remarquai que Holmes, tirant son revolver d’un tiroir, le glissait dans sa poche. Il pensait évidemment que notre expédition pouvait devenir sérieuse.
Miss Morstan était emmitouflée dans un manteau de couleur sombre. Rien sur ses traits ne trahissait les émotions qu’elle devait ressentir, si ce n’est une légère pâleur ; mais il eût fallu être de bronze pour ne pas éprouver quelque malaise en s’embarquant dans une entreprise du genre de la nôtre. Elle restait cependant parfaitement maîtresse d’elle-même et c’est avec une entière lucidité d’esprit qu’elle répondit aux quelques questions complémentaires posées par Sherlock Holmes. « Le major Sholto était très lié avec mon père qui parlait souvent de lui dans ses lettres, nous dit-elle. Ils étaient tous les deux officiers aux îles Andaman, ce qui les avait fait vivre dans une grande intimité. À ce propos, on a trouvé dans le bureau de mon père un papier fort curieux que personne n’a pu comprendre. Je ne suppose pas qu’il ait la moindre importance, mais j’ai pensé que vous voudriez cependant le voir et je vous l’ai apporté ; le voici. » Holmes déplia le papier avec soin et l’étala sur son genou, puis il l’examina très scrupuleusement avec sa loupe. C est du papier de fabrication indienne, remarqua-t-il, et cette feuille est restée quelque temps épinglée sur une planche. Ce dessin « semble être le plan d’un vaste bâtiment comprenant un grand nombre de cours, de corridors et de couloirs. Je vois aussi la une petite croix à l’encre rouge et au-dessus, écrit d’un crayon un peu effacé : « 3,37 en partant de la gauche ». Dans le coin gauche, il y a un hiéroglyphe curieux ressemblant à quatre croix tracées sur la même ligne et se touchant entre elles. À côté, est écrit en caractères inégaux et grossiers : « La marque des Quatre : Jonathan Small, Mahomet Singh, Abdullah Khan, Dost Akbar ». Non, j’avoue que je ne vois pas le rapport que cela peut avoir avec notre affaire. Cependant ce document doit posséder une sérieuse importance. Il a été conservé avec soin dans un portefeuille, car l’endroit et l’envers sont aussi immaculés l’un que l’autre. Nous l’avons trouvé en effet dans le portefeuille de mon père. »  — Eh bien ! gardez-le précieusement, miss Morstan, car il pourra nous être utile. Je commence à penser que cette affaire est beaucoup plus sérieuse et plus compliquée que je ne l’avais cru au début. J’ai besoin de coordonner un peu mes idées. » Il se renversa dans le fond de la voiture et je voyais à son front plissé et à ses yeux vagues que son esprit travaillait activement. Miss Morstan et moi, nous nous mîmes à causer à voix basse de notre expédition et de ses conséquences possibles, mais notre compagnon ne se départit pas de son silence jusqu’au terme de notre course. C’était un soir de septembre, vers sept heures environ ; la journée avait été sombre et un brouillard très dense s’étendait sur la ville. D’épais nuages obscurcissaient le ciel, donnant un air encore plus lugubre aux rues boueuses. Dans le Strand, les becs de gaz étaient réduits à jouer le rôle de tristes lampions éclairant à peine à quelques pas le pavé gluant. Les illuminations brillantes des boutiques s’éteignaient au milieu du brouillard et ne jetaient plus que des lueurs incertaines sur les passants de la rue. Il y avait quelque chose de fantastique dans cette succession indéfinie de visages, gais ou tristes, heureux ou misérables, qui se remplaçaient tour à tour sous les pâles rayons de cette lumière affaiblie : image de l’humanité qui sort des ténèbres, paraît à la lumière et se replonge ensuite dans l’obscurité ! Je ne suis pas très impressionnable par nature ; cependant cette soirée lugubre, notre étrange expédition, tout contribuait à me rendre nerveux et mal à l’aise. Je devinais que miss Morstan n’était pas moins émue que moi ; Holmes seul était trop maître de lui pour se laisser influencer ainsi. Il tenait son calepin ouvert sur ses genoux et de temps à autre, à la lueur de sa lanterne de poche, il y traçait un signe ou une annotation. Quand nous arrivâmes au Lyceum Théâtre, il y avait déjà foule devant les entrées latérales, et sous le portique une longue file de hansoms, de fiacres et de voitures de maître se succédait, y déposant leurs clients des deux sexes, les uns en cravate blanche, les autres dissimulant leurs diamants sous de riches manteaux. À peine avions-nous atteint le troisième pilier, lieu fixé pour notre rendez-vous, qu’un petit homme brun et à tournure dégagée, habillé comme un cocher de fiacre, nous accosta. « Escortez-vous miss Morstan ? nous demanda-t-il. — Je suis Miss Morstan en personne, répondit-elle, et ces deux Messieurs sont mes amis. » Notre interlocuteur s’approcha, fixant sur nous des yeux perçants et inquisiteurs. « Veuillez m’excuser, mademoiselle, dit-il d’un ton brusque, mais je dois vous demander de me donner votre parole qu’aucun de vos compagnons n’appartient à la police. — Je vous en donne ma parole », répondit-elle. Il fit entendre alors un léger coup de sifflet, et à ce signal s’avança un fiacre dont il ouvrit la portière. L’homme monta sur le siège, tandis que nous prenions place dans l’intérieur. Le cocher fouetta son cheval aussitôt et nous partîmes à une allure des plus rapides. Il faut avouer que notre situation était plutôt bizarre. Nous nous dirigions vers une destination inconnue, dans un but encore ignoré. Et cependant, ou tout cela n’était qu’une simple mystification, – hypothèse inadmissible, – ou bien notre voyage allait, selon toute apparence, être suivi des conséquences les plus sérieuses. L’attitude de miss Morstan était toujours aussi déterminée et aussi pleine de sang-froid. Je tentai de la distraire en lui racontant quelques épisodes de ma vie en Afghanistan ; mais, pour dire la vérité, j’étais moi-même si excité par l’étrangeté de l’aventure et si curieux de savoir où on nous menait que je m’embrouillais légèrement dans mes récits. Elle prétend encore aujourd’hui que je lui ai raconté une palpitante histoire où il était question d’une carabine qui vint tout à coup me regarder sous ma tente au milieu de la nuit et d’un jeune tigre rayé avec lequel je fis feu des deux coups. Au début, j’eus quelque idée de la direction que nous prenions, mais la rapidité avec laquelle nous marchions, le brouillard et mon ignorance de la topographie de Londres me firent bientôt perdre tout point de repère. Je constatai seulement que le trajet était très long. Sherlock Holmes, lui, n’était jamais pris en défaut, et il murmurait les noms à mesure que le fiacre roulait à travers les places et les rues tortueuses des faubourgs. « Rochester Row, dit-il, puis, Vincent Square. – Ah ! nous voici sur la route du Pont de Vaux-hall. Nous allons sûrement du côté des Surrey. – Oui, je m’en doutais. – Nous sommes sur le pont ; on voit même la rivière. »  
Nous eûmes en effet un aperçu fugitif de la Tamise, avec les becs de gaz se reflétant sur la nappe d’eau calme et silencieuse. Mais notre fiacre continuait sa course folle et déjà roulait sur l’autre rive où il traversait tout un labyrinthe de rues. « Wordsworth Road, reprit notre compagnon, Priory Road, Lark Hall Lane, Stockwell Place, Robert Street, Cold Harbour Lane. Notre expédition ne semble pas nous emmener vers les quartiers élégants. » Nous entrions en effet dans un faubourg sale et repoussant où les longues et sombres rangées de maisons bâties en briques étaient seulement éclairées çà et là par la lueur criarde des boutiques de marchands de vin. Puis une succession de villas à deux étages, toutes précédées d’un jardin minuscule, et de nouveau encore ces interminables lignes de grandes constructions de briques. Ce sont là les tentacules monstres que la grande cité, pieuvre immense, jette dans la campagne. Enfin le fiacre s’arrêta à la troisième maison d’une rangée de constructions neuves. Les bâtiments alentour étaient tous inhabités et celui devant lequel nous nous trouvions présentait une apparence aussi triste que les autres. On n’y voyait aucune lumière, sauf à la fenêtre de la cuisine. À peine cependant avions-nous frappé, qu’un serviteur indien vint nous ouvrir la porte. Il portait sur la tête un turban jaune et était vêtu de vêtements amples, retenus par une ceinture également jaune. C’était un contraste étrange que cette silhouette orientale apparaissant dans ce faubourg de Londres, sur le seuil d’une vilaine maison de troisième ordre. « Le sahib vous attend », dit-il. Et nous entendîmes aussitôt une voix perçante qui criait de l’intérieur : « Introduis-les, Khitmutgar, introduis-les tout de suite. »
IV
Récit de l’homme chauve.
Nous suivîmes l’Indien à travers un corridor sale, mal éclairé et plus mal tapissé encore. Arrivé au fond, il ouvrit une porte sur la droite, et nous aperçûmes à la clarté d’une lampe un petit homme à la tête pointue dont le crâne luisant dominait une couronne de cheveux roux, à la manière d’un pic neigeux émergeant des sapins. Il se tortillait les mains sans interruption et ses traits n’étaient jamais au repos, se contractant tantôt dans un sourire, tantôt dans une affreuse grimace. Sa lèvre pendante laissait voir une rangée proéminente de dents jaunes et mal plantées qu’il cherchait vainement à dissimuler en passant constamment la main sur la partie inférieure de son visage. Malgré sa calvitie, il avait l’air plutôt jeune et n’avait en effet qu’une trentaine d’années. « Votre serviteur, miss Morstan, répéta-t-il à plusieurs reprises d’une voix grêle et stridente ; votre serviteur, messieurs. Entrez, je vous prie, dans mon petit sanctuaire. C’est tout petit, mademoiselle, mais meublé selon mes goûts, une véritable oasis de l’art dans le désert bruyant des quartiers sud de Londres. » L’aspect de l’appartement dans lequel il nous introduisit nous frappa de surprise ; en rencontrant cette pièce luxueuse dans cette misérable maison, on ressentait l’effet que produirait la vue du diamant le plus rare enchâssé dans une vulgaire monture de cuivre. Les murs étaient recouverts des tentures et des tapisseries les plus riches relevées ça et là pour laisser voir quelque vase d’Orient, ou quelque tableau luxueusement encadré. Les tapis noir et jaune étaient si moelleux et si épais que le pied s’y enfonçait agréablement comme dans un lit de mousse. Deux énormes peaux de tigre jetées négligemment par terre et un grand narghileh posé sur une natte dans un coin complétaient ce tableau de luxe oriental. Au plafond était suspendue par un fil d’or presque invisible une lampe en forme de colombe qui répandait en brûlant un parfum aromatique. « Je suis monsieur Thaddeus Sholto », fit le petit homme, tout en continuant à grimacer et à sourire. « Vous êtes miss Morstan naturellement, et ces messieurs…? — Monsieur Sherlock Holmes et le docteur Watson. — Un docteur, vraiment ? cria-t-il, très excité. Avez-vous votre stéthoscope, docteur ? Puis-je vous demander ?… seriez-vous assez bon ?… Enfin voilà : j’ai beaucoup d’inquiétude au sujet de ma veine cave, et si vous aviez la complaisance… Oh ! pour l’aorte je ne crains rien, mais au sujet de la veine cave, je tiendrais infiniment à avoir votre opinion. » J’auscultai son cœur comme il me le demandait, sans y rien trouver d’anormal ; seulement, au tremblement qui le secouait de la tête aux pieds, il était facile de constater la frayeur qui l’agitait. « Tout me semble fonctionner régulièrement, dis-je. Vous n’avez rien à craindre. — Vous voudrez bien excuser mon inquiétude, n’est-ce pas, miss Morstan ? reprit-il tout joyeux Je suis bien malade, et depuis longtemps j’avais de grandes craintes. Aussi suis-je enchanté d’apprendre qu’elles sont sans motif. Si votre père, miss Morstan, avait mieux soigné sa maladie de cœur, il serait encore vivant à l’heure qu’il est. » Je fus révolté d’entendre cet homme parler de cette façon légère et brutale d’un sujet aussi douloureux. Miss Morstan devint d’une pâleur de cire et fut obligée de s’asseoir. « Mon cœur m’avait bien dit qu’il n’était plus de ce monde, murmura-t-elle. — Je puis vous donner tous les renseignements à ce sujet, ajouta-t-il, et, qui plus est, vous faire rendre justice, et je le ferai, je vous le
jure, malgré tout ce qu’essaiera de dire mon frère Bartholomé. Je suis très heureux d’avoir ici vos amis ; car ils ne vous serviront pas seulement d’escorte, mais ils seront encore les témoins de ce que j’ai à vous révéler. À nous trois, nous sommes de force à résister à Bartholomé. Mais ne nous adjoignons aucun étranger, aucun homme de la police. Nous pouvons tout arranger entre nous d’une manière satisfaisante sans l’aide de personne, et rien ne déplairait plus à mon frère que de mêler le public à nos affaires. » Il s’assit sur un siège très bas, et nous regarda en faisant clignoter ses yeux clairs de myope. « Pour ma part, dit Holmes, je puis vous assurer que tout ce que vous nous confierez ne sortira pas d’ici. » J’inclinai la tête en signe d’assentiment. « Parfait, parfait, dit-il. Puis-je vous offrir un verre de chianti, miss Morstan, ou du tokay ? Je n’ai pas d’autres vins ici. Voulez-vous que je débouche une bouteille ?… Non. Bien, bien, J’espère que vous ne craignez pas l’odeur du tabac, l’odeur balsamique du tabac oriental. Je suis un peu nerveux et mon narghileh est pour moi un calmant inappréciable. » Il alluma son instrument, et la fumée se mit à filtrer en chantant à travers l’eau de rose. Nous étions tous trois assis en demi-cercle, la tête appuyée sur la main, tandis qu’au centre l’étrange petit être au long crâne luisant tirait nerveusement de courtes bouffées du long tuyau qu’il avait applique à ses lèvres. « Lorsque je me décidai à vous faire cette communication, commença-t-il, j’aurais pu vous donner mon adresse, mais j’ai craint que vous n’accédiez pas à ma demande et que vous n’ameniez avec vous des gens qui m’auraient déplu. J’ai donc pris la liberté de vous fixer un rendez-vous qui permit à mon serviteur Williams de vous dévisager d’abord. J’ai la confiance la plus entière dans sa discrétion, et dans le cas où son inspection ne l’aurait pas satisfait, il avait des ordres pour s’en tenir là. Vous ne m’en voudrez pas de ces précautions, n’est-ce pas ? mais je suis un peu sauvage et très raffiné dans mes goûts. Or, je trouve qu’il n’y a rien de plus contraire à l’esthétique qu’un agent de police. J’ai une répulsion instinctive pour le réalisme brutal, quelle que soit sa forme, et je me mets rarement en contact avec la foule vulgaire. Aussi je vis comme vous pouvez le voir, au milieu d’une certaine élégance ; et je crois que je peux m’intituler l’ami des arts. Que voulez-vous ? c’est là ma toquade. Tenez, ce paysage est un Corot authentique, et quoique un expert puisse émettre quelque doute sur ce Salvator Rosa, il n’y a pas d’erreur possible au sujet de ce Bouguereau. Je dois vous avouer mon faible pour l’école française moderne. — Pardon, monsieur Sholto, interrompit miss Morstan, mais je suis ici sur votre demande pour entendre une communication que vous avez témoigné le désir de me faire. Il est déjà fort tard et je voudrais que notre entrevue fût aussi courte que possible. — Dans tous les cas, elle ne pourra qu’être assez longue, répondit-il, car nous serons certainement obligés d’aller jusqu’à Norwood et de voir mon frère Bartholomé. Nous irons tous ensemble et nous tâcherons d’avoir le dessus. Il est furieux contre moi pour avoir pris le parti qui me semblait le seul juste. J’ai eu une scène affreuse avec lui hier soir, et vous ne pouvez vous imaginer combien il est terrible quand il se met en colère. — Si nous devons aller à Norwood, il serait peut-être préférable de partir sur l’heure », hasardai-je. Le petit homme partit d’un tel éclat de rire qu’il en devint cramoisi. « Oh, voilà qui ne serait pas à faire, s’écria-t-il, je ne sais pas bien comment nous serions reçus si je vous amenais ainsi à l’improviste, sans que vous connaissiez d’abord nettement la situation ; je vais donc vous l’exposer, mais je dois avant tout vous prévenir qu’il y a plusieurs points dans cette histoire que moi-même j’ignore complètement, en conséquence je ne puis vous répéter que ce que je sais. « Comme vous l’avez sans doute deviné, mon père était le major Sholto, ex-officier de l’armée des Indes. Il prit sa retraite il y a environ onze ans et vint habiter Pondichery Lodge, dans le quartier d’Upper Norwood. Ayant fait de bonnes affaires aux Indes, où il avait amassé une jolie fortune, il en avait rapporté une importante collection de curiosités et avait ramené un personnel indien. Il acheta donc une maison et y vécut avec un grand luxe. Il n’a jamais eu d’autres enfants que mon frère jumeau Bartholomé et moi. « Je me rappelle parfaitement le bruit que fit la singulière disparition du capitaine Morstan. Nous en lûmes les détails dans les journaux avec le plus grand intérêt, puisqu’il avait été l’ami de notre père, et nous discutâmes librement l’affaire devant lui. Il mêlait ses suppositions aux nôtres, et nous n’eussions jamais pu croire qu’il était le seul à connaître ce qui s’était passé et la triste fin d’Arthur Morstan. « Ce que nous savions toutefois, c’est qu’un danger mystérieux, mais réel, menaçait notre père ; Il n’aimait pas sortir seul et il avait toujours comme portiers à Pondichery Lodge deux lutteurs de profession. Williams, qui vous a conduits ici, était l’un d’eux. Il a été un champion connu en Angleterre. Notre père n’avait jamais voulu nous spécifier ses craintes, mais il professait une aversion marquée pour tout individu ayant une jambe de bois. Un jour même il tira sur un homme affligé de cette infirmité, et qui se trouva être tout simplement un pauvre colporteur parfaitement inoffensif. Nous avons dû même payer une grosse somme pour étouffer cette affaire. Mon frère et moi nous avions toujours pensé que c’était là une simple lubie de notre père, lorsque l’avenir se chargea de nous prouver le contraire. « Au commencement de 1882, mon père reçut des Indes une lettre qui le bouleversa de la plus étrange façon. En la lisant au déjeuner, il faillit se trouver mal et c’est depuis lors qu’il est allé en s’affaiblissant jusqu’à sa mort. Il nous fut impossible de découvrir ce que contenait cette lettre ; nous avions seulement pu constater qu’elle était courte et écrite par une main inexpérimentée. À partir de ce moment, le spleen dont le major se plaignait depuis des années ne fit qu’augmenter rapidement, si bien qu’un jour, vers la fin d’avril, on nous avertit que tout espoir était perdu, et que notre père nous demandait pour nous faire une dernière communication. « Lorsque nous entrâmes dans sa chambre il était soutenu par des oreillers et ne respirait plus que péniblement. Il nous pria de fermer la porte à clef et de nous mettre chacun d’un côté de son lit. Puis, saisissant nos mains, il nous fit, d’une voix brisée par l’émotion autant que par la souffrance, l’étrange récit que je vais tâcher de vous répéter le plus fidèlement possible.
« Dans ce moment suprême, dit-il, il n’y a qu’une chose qui pèse sur ma conscience : c’est la manière dont je me suis conduit vis-à- vis de la fille du malheureux Morstan. La maudite avarice, qui a été toute ma vie mon défaut capital, m’a fait retenir et garder la moitié du trésor qui aurait dû lui appartenir. Et cependant je n’ai pas joui moi-même de ces richesses, tant l’avarice est un vice aveugle et absurde ! Le fait seul de la possession était pour moi une telle jouissance que je ne pouvais même supporter l’idée d’un partage. Voyez ce collier de perles à côté de ce flacon de quinine. Je n’ai pas encore pu me décider à m’en séparer, quoique je l’aie sorti avec l’intention de l’envoyer à cette jeune fille. Vous, mes fils, vous lui donnerez, n’est-ce pas, une bonne part du trésor d’Agra ? Mais ne lui envoyez rien, même pas ce collier, avant que j’aie quitté ce monde. Après tout, il y a eu des gens aussi malades que moi et qui se sont remis. « Je vais vous raconter maintenant comment est mort Morstan. Depuis des années il avait une maladie de cœur qu’il cachait à tout le monde et que moi seul connaissais. Pendant notre séjour aux Indes et par une suite de circonstances extraordinaires, nous fûmes tous deux mis en possession d’un trésor considérable. Je l’avais rapporté en Angleterre, et quand Morstan y arriva à son tour, il débarqua directement chez moi pour réclamer sa part. Il était venu à pied de la gare ici et fut introduit par mon fidèle et vieux Lal Choudar, qui est mort depuis. Morstan et moi n’étions pas d’accord quant au partage du trésor et nous en vînmes à échanger des paroles fort aigres. À un moment Morstan bondit de sa chaise au paroxysme de la colère, mais soudain il porta la main à son cœur, son visage devint bleuâtre et il tomba à la renverse. Dans sa chute, il heurta le coin du coffre qui renfermait le trésor et se fit au front une profonde blessure. Lorsque je voulus le relever, je constatai avec terreur qu’il avait cessé de vivre. « Pendant quelques instants, je restai là à moitié fou, me demandant ce que je devais faire. Mon premier mouvement avait été naturellement d’appeler au secours ; mais je me rendais compte combien je risquais d’être pris pour un simple assassin. Cette mort subite au cours d’une dispute, cette blessure à la tête, tout semblait m’accuser formellement. De plus une enquête judiciaire aurait révélé tout ce qui était relatif au trésor, et c’était ce que je voulais éviter à tout prix. Morstan m’avait dit que personne au monde ne savait où il était allé ; pourquoi l’aurait-on découvert plus tard ? « J’en étais là de mes réflexions, lorsque j’aperçus sur le pas de la porte Lal Choudar. Il entra doucement en fermant la porte à clef derrière lui. ― Ne craignez rien, Sahib, dit-il, personne ne saura que vous l’avez tué. Cachez le cadavre, et bien malin celui qui découvrira quelque chose. Mais je ne l’ai pas tué ! fis-je. ― Lal Choudar secoua la tête en souriant. ― J’ai tout entendu, Sahib, reprit-il, j’ai entendu la dispute et j’ai entendu le coup. Mais j’ai un sceau sur les lèvres. Tous dorment dans la maison. Je vais vous aider à dissimuler le corps, ― Ceci suffit à me décider. Si mon propre serviteur ne croyait pas à mon innocence, comment aurais-je pu espérer la faire prévaloir devant une douzaine de jurés plus ou moins ineptes ? Lal Choudar et moi nous cachâmes le cadavre le même soir, et quelques jours après tous les journaux de Londres ne parlaient que de la disparition mystérieuse du capitaine Morstan. Vous voyez par ce récit que je n’ai rien à me reprocher à ce sujet. Mais où je suis coupable, c’est d’avoir caché non seulement le cadavre, mais encore le trésor, et d’avoir gardé par devers moi la part de Morstan, comme si elle m’appartenait. Je désire donc que vous fassiez une restitution. Approchez votre oreille de mes lèvres ; ce trésor est caché dans…. » « Juste à ce moment nous vîmes les traits de notre père se bouleverser d’une façon effroyable, ses yeux s’ouvrirent démesurément, ses dents s’entre-choquèrent, et il cria d’une voix que je n’oublierai jamais : « Ne le laissez pas entrer ! Pour l’amour de Dieu, ne le laissez pas entrer ! » Nous nous retournâmes tous deux vers la fenêtre en suivant la direction de son regard, et nous pûmes distinguer, malgré l’obscurité extérieure, un individu dont le visage s’écrasait contre la vitre. C’était un homme à la barbe longue, à la chevelure inculte, dont le regard exprimait d’une façon terrible la haine et la férocité. Mon frère et moi, nous bondîmes vers la fenêtre, mais l’homme avait déjà disparu. Lorsque nous revînmes auprès de mon père, sa tête s’était inclinée sur sa poitrine et son cœur avait cessé de battre. « Ce soir-là nous parcourûmes le jardin dans tous les sens sans trouver trace de l’individu qui nous avait apparu ; nous relevâmes seulement sur la plate-bande au-dessous de la fenêtre la trace d’un seul pied. Sans cette empreinte, nous aurions pu supposer que cette figure sauvage et terrible n’était qu’un jeu de notre imagination. Mais bientôt nous eûmes une preuve plus frappante encore qu’il se tramait quelque chose dans l’ombre autour de nous, car le lendemain matin on constata que la fenêtre de mon père avait été ouverte, que tous les meubles avaient été fouillés, et sur la poitrine du cadavre était épinglé un chiffon de papier qui portait ces mots : La marque des quatre ». Que signifiait cette phrase ? Quel avait été le mystérieux visiteur de la nuit ? nous ne le sûmes jamais. « Selon toute apparence rien n’avait été volé, quoique tout eût été mis sens dessus dessous. Naturellement mon frère et moi nous fîmes un rapprochement entre cet étrange incident et les craintes qui avaient hanté mon père de son vivant, cependant jusqu’ici tout cela est resté encore une énigme pour nous. » Le petit homme s’arrêta pour rallumer son narghileh et pendant quelques instants sembla suivre sa pensée dans les nuages de fumée dont il s’enveloppait. Nous avions tous été vivement impressionnés par ce récit extraordinaire. Aux quelques mots qui avaient eu trait à la mort de son père, miss Morstan était devenue blême et j’eus même, un instant, la crainte qu’elle ne se trouvât mal. Je saisis une carafe en verre de Venise qui se trouvait à ma portée et lui versai un verre d’eau. Sherlock Holmes se tenait renversé sur sa chaise avec cette expression absente qu’il savait prendre, les paupières baissées comme pour voiler, l’éclat de son regard. En portant mes yeux sur lui, je ne pus m’empêcher de penser que le matin même il s’était encore plaint amèrement de la monotonie de la vie ; et voilà que nous nous trouvions tout à coup en présence d’un problème qui demandait pour le résoudre toutes les ressources de sa sagacité. Mr Thaddeus Sholto nous regarda alternativement avec une satisfaction évidente en constatant l’effet que son récit avait produit sur nous. Il reprit, tout en tirant de temps en temps quelques bouffées de sa pipe : « Comme vous pouvez le penser, nous fûmes, mon frère et moi, très excités par l’idée de ce trésor auquel notre père avait fait allusion. Pendant des semaines, pendant des mois, nous fouillâmes tous les coins du jardin, nous le mîmes sens dessus dessous, sans arriver à rien découvrir. Cela nous rendait fous de penser que le major allait nous révéler l’endroit de la cachette au moment précis où il avait expiré. Nous pouvions nous faire une idée de la splendeur des richesses cachées par le collier de perles qui en avait été distrait ; et même, au sujet de ce collier nous eûmes, mon frère et moi, une légère discussion. Les perles avaient évidemment une valeur considérable, et lui ne voulait pas s’en séparer, car, entre nous, Bartholomé a un peu hérité du vice paternel. Il rétendait u’en offrant ce bi ou à celle au uel notre ère le destinait, cela ferait aser et ourrait nous attirer des désa réments. Tout
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