Le Horla
Guy de Maupassant
Une famille
Gil Blas, 3 août 1886
J’allais revoir mon ami Simon Radevin que je n’avais point aperçu depuis quinze
ans.
Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma pensée, celui avec qui on passe les
longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit les choses intimes du cœur,
pour qui on trouve, en causant doucement, des idées rares, fines, ingénieuses,
délicates, nées de la sympathie même qui excite l’esprit et le met à l’aise.
Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions vécu,
voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les mêmes choses d’un même amour, admiré
les mêmes livres, compris les mêmes œuvres, frémi des mêmes sensations, et si
souvent ri des mêmes êtres que nous nous comprenions complètement, rien qu’en
échangeant un coup d’œil.
Puis il s’était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de province venue à Paris
pour chercher un fiancé. Comment cette petite blondasse, maigre, aux mains
niaises, aux yeux clairs et vides, à la voix fraîche et bête, pareille à cent mille
poupées à marier, avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin ? Peut-on comprendre
ces choses-là ? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur simple, doux et
long entre les bras d’une femme bonne, tendre et fidèle ; et il avait entrevu tout cela,
dans le regard transparent de cette gamine aux cheveux pâles.
Il n’avait pas songé que l’homme actif, vivant et vibrant, se fatigue de tout dès qu’il a
saisi la stupide réalité ...
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