Régnier - L’Illusion héroïque de Tito Bassi, 1917
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Description

L’Illusion héroïque de Tito Bassi
Henri de Régnier
1e édition, 1917
Format Pdf

L’ILLUSION HÉROÏQUE
DE
TITO BASSI
AVERTISSEMENT
Je ne voudrais pas laisser paraître ce petit livre sans avertir le lecteur qu’il n’y trouvera rien qui se rapporte aux événements actuels.
La vocation héroïque que relate ce récit ne l’est point au sens où l’on s’aviserait peut-être de l’entendre si l’on donnait à ces mots leur
acception d’à présent. Que le bon Tito Bassi soit un héros, on verra comment et en quoi, si l’on veut bien parcourir ces pages qui ne
contiennent, je le répète, aucune allusion d’aucune sorte à l’état où nous vivons en ce moment.
Écrit au printemps de l’année 1914 et inséré dans une revue avant la date mémorable où le bulletin de nos armées devint notre seule
lecture, ce court roman se rattache à des préoccupations qui nous semblent d’un autre âge, tant leur recul s’est fait vite dans le passé.
Malgré cet anachronisme et surtout peut-être à cause de cet anachronisme même, j’ai cru pouvoir livrer au public ce témoignage
d’une époque déjà lointaine. Qu’on le prenne donc comme un des fragments de ce miroir, maintenant brisé, où notre fantaisie d’alors
aimait à considérer le visage de ses rêves !
Car, je ne saurais trop le redire, tout est imaginaire dans cette histoire, sinon les lieux où en est située l’action. J’ajouterai que ce sont
ces lieux mêmes qui en ont déterminé les événements et m’en ont proposé les personnages. Tito Bassi est né à Vicence et de
Vicence et c’est ...

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Langue Français
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Extrait

L’Illusion héroïque de Tito BassiHenri de Régnier1eF éodritmioant , P1d9f17 L’ILLUSION HÉROÏQUEEDTITO BASSIAVERTISSEMENTJe ne voudrais pas laisser paraître ce petit livre sans avertir le lecteur qu’il n’y trouvera rien qui se rapporte aux événements actuels.La vocation héroïque que relate ce récit ne l’est point au sens où l’on s’aviserait peut-être de l’entendre si l’on donnait à ces mots leuracception d’à présent. Que le bon Tito Bassi soit un héros, on verra comment et en quoi, si l’on veut bien parcourir ces pages qui necontiennent, je le répète, aucune allusion d’aucune sorte à l’état où nous vivons en ce moment.Écrit au printemps de l’année 1914 et inséré dans une revue avant la date mémorable où le bulletin de nos armées devint notre seulelecture, ce court roman se rattache à des préoccupations qui nous semblent d’un autre âge, tant leur recul s’est fait vite dans le passé.Malgré cet anachronisme et surtout peut-être à cause de cet anachronisme même, j’ai cru pouvoir livrer au public ce témoignaged’une époque déjà lointaine. Qu’on le prenne donc comme un des fragments de ce miroir, maintenant brisé, où notre fantaisie d’alorsaimait à considérer le visage de ses rêves !Car, je ne saurais trop le redire, tout est imaginaire dans cette histoire, sinon les lieux où en est située l’action. J’ajouterai que ce sontces lieux mêmes qui en ont déterminé les événements et m’en ont proposé les personnages. Tito Bassi est né à Vicence et deVicence et c’est à elle que je le dois.Bien souvent, au cours de vingt voyages en Italie, je me suis arrêté dans cette noble et charmante ville de Vicence. Sur le chemin deVenise, elle est, avec Vérone et Padoue, une des étapes préférées. Bien souvent j’y ai salué le Lion de Saint Marc debout sur sacolonne, auprès de la Basilique Palladienne, avant de m’engager dans les vieilles rues pittoresques qu’embellissent demajestueuses façades de Palais. Car Vicence est la ville des Palais ; ils la parent de leur pompe redondante et fastueuse, l’ornent decolonnes, de frontons, de statues et attestent le luxe et la splendeur de sa vie ancienne dont les vestiges se retrouvent aussi dans lesriches et plaisantes villas qui environnent la cité, telles que cette Rotonda qui porte en son architecture l’empreinte du compas dePalladio, ou cette Valmarana, si poétique avec ses salles peintes par Tiepolo de fresques mythologiques et romanesques, de
scènes de carnaval et de chinoiseries.Vicence et ses Palais, Vicence et ses Villas, quelles belles images m’a laissées son décor pompeux et singulier, soit par la douceclarté du printemps, soit par la riche lumière de l’automne ! C’est durant ces journées de promenades et de flâneries que j’airencontré le pauvre Tito Bassi et que je me suis conté ses aventures imaginaires et son héroïque illusion. Qu’il me pardonne de l’avoirreçu de sa ville natale ! Ce n’est pas moi qui l’ai inventé. C’est Vicence elle-même qui me l’a offert et, si je l’ai accepté tel qu’elle mele présentait, ce ne fut que pour mieux me souvenir d’elle et pour le lui rendre en faible témoignage de ma gratitude charmée.Si j’ai insisté sur l’origine de ce petit récit, c’est aussi pour y trouver à sa publication une sorte d’opportunité qu’elle n’aurait peut-êtrepas autrement. En ces heures où nos regards se tournent vers l’Italie avec une fraternelle amitié, n’est-il pas juste que ces pages oùrevivent quelques aspects de son passé attestent, une fois de plus, quelle abondante source d’inspiration elle fut toujours pour nosartistes et nos écrivains ? Qu’il soit permis à l’un d’entre eux de s’en souvenir et de le rappeler.Juin 1916. R.Je suis né à Vicence et je pensais bien y devoir mourir lorsque me fut signifiée la sentence du Podestat par laquelle j’étais condamnéà être conduit au lieu des exécutions et à être pendu par le cou à la potence, ainsi que le portait le jugement rendu contre moi, TitoRassi, fils d’Ottavio Bassi, cordonnier, et de Clelia Gherambini, lingère, tous deux décédés et dont Dieu ait l’âme, comme il eût eu lamienne en l’occasion que je rapporterai et comme il l’aura au jour qu’il le jugera à propos.Cet instant, d’ailleurs, je ne le crains point, pas plus que je ne redoutais le moment fixé par les magistrats pour me séparer de cetteterre sur laquelle nous sommes, en m’élevant au-dessus d’elle d’un nombre de pieds égal à celui dont elle me devait recouvrir. La viem’est à charge et j’acceptais de bon cœur que la mienne se terminât ainsi qu’en avaient disposé les lois. Mais puisque le ciel n’a pasvoulu qu’il en fût ainsi, je ne reprendrai pas le cours d’une existence trop longue à mon gré et trop peu semblable à celle que j’eussevoulu vivre sans avoir relaté par écrit certaines circonstances assez singulières qui firent de moi ce que je suis au détriment de ceque j’aurais souhaité d’être. Le récit que j’entreprends pourra peut-être amuser quelques curieux et divertir quelques-uns de cesesprits forts qui veulent bien croire qu’un simple comédien est capable d’éprouver des sentiments au-dessus de sa condition etdifférents de ceux que lui imposent les rôles qu’il tient et dans lesquels on l’applaudit ou on le siffle. Aussi est-ce dans ce propos queje rédige ce mémoire, le quatrième jour d’octobre de l’an 1773, juste un mois après l’événement qui faillit bien faire de Vicence, maville natale, le lieu de mon repos définitif, si la volonté de Dieu et la facétieuse clémence de notre Podestat n’en eussent décidéautrement.*Mon père, Ottavio Bassi, cordonnier de son état, était, lors de ma naissance, un homme déjà sur l’âge, car il ne se maria pas debonne heure, n’ayant point, comme il le disait plaisamment, trouvé tout de suite « chaussure à son pied ». Cette plaisanterie était,d’ailleurs, la seule que je lui eusse entendu faire, car il ne s’égayait pas volontiers. Il n’en eût pas fallu conclure que mon père fûtmécontent ou malheureux, tout au contraire, mais il n’éprouvait pas le besoin de manifester au dehors son contentement ou sonbonheur. Il les gardait pour lui seul et n’en faisait part à personne, pas même à ma mère qui en était pourtant le principal sujet, car ill’aimait sincèrement et il avait trouvé en elle la meilleure des épouses. Malgré qu’il s’en dût rendre compte, il ne le lui marquait point etne se laissait aller envers elle à aucun de ces petits compliments qui sont la politesse et le baume des ménages. Certes, il vivait avecelle honnêtement et veillait à ce qu’elle ne manquât de rien, car elle était de complexion délicate, mais hors ces soins, il ne lui enrendait guère d’autres et ne se prodiguait point en paroles, comme si, lui ayant exprimé son amour en une fois et une fois pour toutes,c’eût été désormais entre eux chose convenue et sur laquelle il n’y avait pas lieu de revenir.Je dois dire aussi, pour être entièrement juste, que mon père était dans sa conduite un mari exemplaire et que la plus jalouse desfemmes n’eût rien eu à lui reprocher. Debout de grand matin, il se tenait tout le jour à son travail. Il l’accomplissait avec une assiduitéadmirable et, à l’heure des repas, il le fallait arracher à ses cuirs et à ses formes. A peine sorti de table, il se remettait à tailler, àcoudre et à clouer, maniant l’alène et le marteau sans se laisser détourner un seul instant de sa besogne. Avec les pratiques, il ne seprêtait guère au bavardage et répondait le plus court possible. Il ne montrait aucune curiosité de leurs propos, pas plus qu’il n’enressentait pour tout ce qui, d’ordinaire, sollicite celle des gens de la ville, ce qui le rendait l’homme le plus casanier du monde. Lescérémonies, les processions, les divertissements populaires et réjouissances publiques ne parvenaient pas à le faire sortir de chezlui et il ne fallait rien moins que l’office du dimanche pour l’amener à délaisser sa boutique.Cette boutique, où se passait le plus clair de son temps, était située dans la contrada del Pozzo Rosso, en face du palais Vallarciero.Il y aurait eu dans ce voisinage de quoi distraire quelqu’un de moins laborieux que mon père, car il se faisait au palais Vallarciero unva-et-vient continuel de gens de toutes sortes, mais mon père demeurait fort indifférent à ce spectacle et ne levait guère la tête de surson ouvrage. Ma mère, qui parfois l’en complimentait doucement, prétendait qu’il n’en avait pas été toujours ainsi et que mon pèreavait eu jadis l’ouïe plus fine qu’aujourd’hui. Elle racontait en riant qu’en ce temps-là elle ne pouvait mettre le pied dans la rue que lechoc de son talon sur la dalle ne fît dresser l’oreille à un certain Ottavio. A peine avait-il entendu le bruit de la fine semelle que le sanglui montait au visage et que son marteau cessait de battre le cuir, si bien que, lorsqu’elle passait devant la boutique, elle voyait deuxyeux fixés sur elle avec un feu qu’elle ne pouvait pas ne point remarquer. Et, comme ce manège l’amusait, elle ne manquait pas de seprêter à ce qu’il se renouvelât assez fréquemment. A telles enseignes qu’un beau jour, n’y tenant plus et ayant enlevé son tablier, cetOttavio Bassi, traversant la rue, s’en vint droit au palais Vallarciero y demander la main d’une certaine Clelia Gherambini, femme dechambre de la Comtesse, laquelle poussa tout d’abord les hauts cris quand elle sut que sa camériste préférée voulait la quitter pourépouser un vilain tailleur de cuir qui, tout amoureux qu’il fût, n’était pas digne de dénouer les cordons des souliers d’une aussi gentillepersonne !C’est ainsi que mon père et ma mère s’étaient mariés. Rien en eux, d’ailleurs, n’aurait pu faire prévoir cet accord et qu’il dureraitmême de quoi me laisser naître. Autant mon père était appliqué, taciturne et terre à terre, autant ma mère était distraite, expansive etchimérique. Avec cela, jolie et délicate, mais sa délicatesse ne l’empêchait pas d’être active à sa façon. Comme elle avait du talent
pour coudre et broder, elle ne tarda point à joindre au métier de mon père un petit commerce de lingerie. Grâce à la protection de lacomtesse Vallarciero, les pratiques ne lui manquèrent pas. Ce genre de travail plaisait à ma mère et l’occupait sans la fatiguer. Elleen faisait exécuter une bonne part sous ses yeux et se contentait de mettre la main aux pièces difficiles, le reste étant confié à desouvrières que ma mère dirigeait fort habilement. Quant à elle, sa principale occupation consistait à aller chercher les commandes et àreporter les travaux. Ce soin lui donnait l’occasion de courir de palais en palais et lui procurait d’agréables accointances avec lesplus belles dames de Vicence auprès de qui la comtesse Vallarciero l’avait mise à la mode. Partout on accueillait ma mère avecfaveur. On la mêlait familièrement aux conversations, et elle rapportait de ces courses maintes nouvelles de toutes sortes. Commeelle aimait à lire, on lui prêtait des gazettes, des brochures et même des livres qu’elle dévorait avidement et qui contribuaient àl’entretenir dans un désordre de cervelle à quoi elle n’était que trop encline et dont elle m’a transmis sans doute le chimériquehéritage.Ces réflexions me ramènent aux différences de caractères qui séparaient mon père et ma mère et faisaient de leur union une biencurieuse singularité. Mon père donc, comme je l’ai dit, était l’homme le plus terre à terre. Nul mieux que lui ne suivait le précepte« cordonnier, pas au-dessus de la chaussure ». Ses préoccupations se bornaient exclusivement à son métier. Que ses cuirs fussentsolides, que ses pointures fussent exactes, c’en était assez pour lui ! Ce qui ne se rapportait pas à ces questions ne l’intéressaitnullement. De toutes les rumeurs de la terre, il n’estimait que le bruit que font, en la foulant, les semelles et les talons. Il ne supposaitpas qu’il eût pu mener d’autre existence que la sienne, et rien au monde, je le répète, ne lui semblait plus important que la confectiond’une paire de souliers. Mon père, pour tout dire, n’avait aucune imagination.Ma mère, au contraire, en avait et de toutes les sortes, et elle en faisait l’accompagnement continuel de ses travaux. L’aiguille, entreses doigts, était une Fée et les ciseaux un Dragon docile dont les mâchoires s’ouvraient et se refermaient à son gré. Je pense bienque mon père, quand il vint demander sa main, revêtit à ses yeux la figure d’un Enchanteur, travesti sous quelque humble habitd’enchantement. Je jure qu’elle avait dû croire épouser un magicien, mais elle n’avait besoin de personne pour se créer à elle-mêmeses propres sortilèges. Tout en cousant sa lingerie, elle laissait sa pensée aller à mille choses diverses. Ma mère possédait le donsingulier de vivre, avec sa vie, maintes autres vies. Elle était, tour à tour et simultanément, qui elle voulait. Elle s’appropriait à safantaisie et s’incorporait à l’image qu’elle substituait à sa propre réalité. Par les gazettes qu’elle lisait, elle augmentait l’étendue ducercle magique où elle se mouvait avec une aisance naturelle, et les romans lui apportaient la ressource de leurs personnagesimaginaires parmi lesquels elle choisissait ceux qui lui semblaient le mieux à sa convenance du moment. Cette faculté de setransformer ainsi l’entretenait dans un état de distraction habituel et charmant et lui donnait la plus douce égalité d’humeur.Qu’importe d’être l’épouse d’un humble cordonnier et d’occuper un médiocre logis de la contrada del Pozzo Rosso, si l’on peut, à saguise, s’imaginer qu’on est la plus belle dame de la ville et en habiter le plus beau palais ; si, de petite lingère, l’on peut devenir aussibien une comtesse Vallarciero que la favorite du Grand Turc ou la femme du Grand Mogol !*Le résultat des différences que je viens de relever dans le caractère de mes parents était que ni l’un ni l’autre ne s’occupaientbeaucoup de moi, car, tandis que je relate ces particularités de famille, j’oublie de vous dire que j’avais grandi au point decommencer à me rendre compte des détails que je rapporte ici. J’avais atteint alors ma dixième année et me plaisais à observer cequi se passait autour de moi et à en raisonner avec moi-même.Le premier effet de ces raisonnements fut que mon attention se porta sur ce qu’avait été ma première enfance. En y réfléchissant, cedébut de ma vie m’apparaissait sous un jour plutôt favorable. Sans avoir été particulièrement enviable, mon sort n’avait rien eu quiméritât que je m’en plaignisse. Mon père et ma mère m’aimaient, à leur façon. Tout d’abord, ils avaient pris soin de me bien nourrir,de telle sorte que je leur devais, à l’âge dont je parle, d’être un assez gros garçon joufflu et de bonne apparence corporelle. Ma figure,sans être belle, était fraîche et régulière. J’étais grand, de port un peu nonchalant, mais capable, à l’occasion, de supporter la fatigue.D’ailleurs, je ne prenais guère que celle qui me plaisait, car mes parents ne m’en imposaient aucune et je jouissais de la plus entièreliberté. Du matin jusqu’au soir, je faisais ce que je voulais. J’étais le maître de mes actions et personne ne songeait à les diriger enquoi que ce fût.La sollicitude de mes parents à mon égard ne s’exerçait que sur deux points. Mon père tenait, avant tout, à ce que je fussecommodément et solidement chaussé et ma mère à ce que j’eusse toujours le corps couvert de linge très propre et très fin. Cerésultat obtenu, on s’inquiétait fort peu du reste. Aussi mon vêtement montrait-il souvent des traces de cette négligence. Mon père etma mère y étaient fort indifférents. Qu’importait à mon père que mes bas troués laissassent voir ma peau, pourvu que j’eusse le piedpris dans du bon cuir ! Qu’importait à ma mère que ma culotte déchirée laissât passer un pan de ma chemise, pourvu que cettechemise fût de la toile la plus fine et la plus souple !Ces détails fâcheux de mon accoutrement m’eussent pu donner la mine d’un franc polisson, si la douceur de ma physionomie n’eûtcorrigé ce pronostic. D’un polisson, en effet, je n’avais que l’aspect. Il en aurait bien pu être autrement, car, comme je l’ai dit, jemenais la vie la plus libre et la plus abandonnée. Mes journées m’appartenaient et j’en usais à ma guise. Après quelques heurespassées chez le « maestro » qui m’apprenait à lire, à écrire et à compter, je disposais de mon temps, comme bon me semblait.J’aurais donc été à même de me joindre aux bandes de jeunes vauriens qui parcouraient Vicence, si j’avais eu la moindredisposition à la mauvaise conduite, mais tel n’était pas mon penchant et je n’avais nul mérite à ne pas me mêler aux jeux bruyants decette troupe criarde et vagabonde.Jamais donc je n’ai fréquenté les garnements de Vicence qui remplissaient les rues de leurs turbulences tumultueuses. J’évitais leursexpéditions et ne me mêlais point à leurs équipées. Jamais on ne me vit poursuivre les chiens et les chats à coups de pierres, lancerde la boue et des cailloux sur les carrosses, tirer le cordon des sonnettes ou laisser retomber lourdement les heurtoirs des portes,troubler l’eau où les laveuses lavent leur linge, dans le Retrone ou le Bacchiglione, franchir les murs des jardins pour y dérober lesfruits et commettre mille méfaits citadins ou contadins. En un mot, je n’avais en moi aucune de ces dispositions malfaisantes qui sonttrop souvent l’apanage de l’enfance et rendent odieux à nous-mêmes le souvenir que nous gardons de la nôtre.Si j’insiste sur ces choses, ce n’est point, certes, par un sentiment de vanité. Je sais qu’il ne sied pas d’avoir l’air de se vanter, mais
je dois au lecteur la vérité du portrait que j’essaie de tracer de moi-même. D’ailleurs, ce n’est pas à mon propre mérite que j’attribuele peu de bien que j’ai à dire sur mon compte. Il ne me revient pas l’honneur d’avoir été ce que je fus de mieux. La douceur de mœursdont je témoignai, durant ces premières années de ma vie, j’en dois l’hommage à la noble cité de Vicence où je vis le jour et qui fut lavéritable institutrice de ma jeunesse.*Notre cité n’est ni la plus antique, ni la plus fameuse, ni la plus grande, ni la plus belle de l’Italie, et, durant les hasards de ma vieerrante, j’ai vu plus d’une ville qui la surpassait en opulence et en majesté. L’idée ne me viendrait pas de comparer notre Vicence àses illustres rivales dont le nom seul proclame la gloire incontestée. Qu’est-elle, en effet, auprès de la souveraine Rome, mère despeuples, auprès de la divine Florence, princesse des arts, auprès de la docte Bologne ? La vaste Milan la dépasse ainsi que lapopuleuse Naples. Nos deux voisines même, Vérone et Padoue, la dominent par le prestige de leur passé de guerre et de science.Quant à Venise dont le Lion ailé étend ses griffes sur notre cité vicentine, ne prime-t-elle pas en puissance et en étrangeté ? Reinedes Mers, elle est l’incomparable sirène qui enchante les yeux et les cœurs. Elle attire à elle la curiosité du monde entier, et lesétrangers qui la visitent conservent à jamais dans leur mémoire le souvenir de sa grâce inoubliable.Et, cependant, elle est digne, elle aussi, de retenir les regards, notre Vicence ! Admirez-la, au pied de son Monte Berico, dans saplaine fertile, parmi ses vergers et ses vignes qu’enguirlandent les pampres aux belles grappes, au centre d’un horizon agréable etétendu. Ses deux rivières, son Retrone et son Bacchiglione, lui font une ceinture d’eaux vives et fraîches. La voici qui, de loin, offreaux yeux la svelte hauteur de son campanile de briques, les dômes arrondis de ses églises et la majestueuse architecture de saBasilique Palladienne. Ah ! qu’elle fait donc noble figure, qu’on la contemple de la plaine ou des pentes verdoyantes du MonteBerico ! De près, elle n’a pas moins belle mine. On ne la peut voir sans l’aimer, mais l’amour que l’on a pour elle ne va pas sans unsentiment de respect. N’est-elle pas la ville des Palais ? Le génie de son divin Palladio l’a ornée d’une magnifique parure de pierres.C’est lui qui a élevé les façades si noblement pompeuses qui donnent à notre Vicence sa glorieuse dignité et d’où descendent dansl’âme, par les yeux, des idées de grandeur et d’héroïsme.Cela est si vrai que je ne crois pas trop dire en affirmant que ce fut la vue quotidienne de tant de merveilles qui contribua, en grandepartie, à ce que je ne devinsse pas un galopin sans vergogne, à un âge où l’abandon et la liberté dans lesquels je vivais eussent pufaire de moi l’émule des pires vauriens. En effet, au lieu de prendre dans mon vagabondage le goût des mauvaises compagnies,j’acquis celui de la solitude qui m’empêcha de me mêler aux jeux bruyants et redoutables de mes camarades. Ne partageant pasleurs plaisirs, je préférais m’éloigner de leur présence, et ce fut à cet isolement que je dus de devenir ce que j’ai été, un moment, etqui eût pu être quelque chose de noble et de grand, si la malice du destin n’était pas venue contrecarrer ces heureuses dispositionsde ma nature.Elles étaient assez singulières pour qu’elles valent peut-être d’être rapportées. Il faut donc que vous sachiez qu’en ces temps de madixième année, mon principal plaisir était de contempler les plus belles façades des nombreux palais qui sont la parure et l’honneurde notre ville. Chaque jour, je les visitais une à une et je ne pouvais me lasser d’en admirer les beautés. Je savais par cœur lenombre de leurs colonnes et de leurs fenêtres. Je les connaissais dans leur plus minutieux détail. Les statues qui ornaient leursniches et leurs frontons m’étaient toutes familières. Elles m’intéressaient infiniment par leurs attitudes et leur vêtement, pour la plupartà l’antique, par leurs attributs et par la pompe ou la grâce de leur aspect. Quand je les avais bien regardées, je m’exerçais à imiter,de mon mieux, leurs gestes et leurs expressions. A ce jeu, mon âme d’enfant s’exaltait sans que je susse exactement pourquoi, maiscette exaltation me causait de véritables délices. Je me sentais transporté dans un monde surnaturel, dont ces statues me semblaientles représentants, et ceux qui habitaient les nobles édifices dont elles avaient la garde me paraissaient participer de leur noblesse etde leur dignité.Quoique je les entendisse souvent nommer par ma mère, qui portait chez eux ses lingeries et ses fanfreluches, je ressentais pour lesmaîtres de ces opulentes demeures une vénération singulière. Ce sentiment était chez moi si fort et si naïf que j’avais peine àcomprendre comment ma mère qui avait eu l’insigne bonheur d’habiter pendant plusieurs années le palais Vallarciero, étant auservice de la Comtesse et l’approchant à toute heure du jour, avait pu consentir à échanger un pareil séjour contre le modeste logisque nous occupions. Cette déchéance me semblait inexplicable. J’étais trop jeune pour me rendre compte que ma mère, grâce à samerveilleuse faculté d’imagination, n’avait cessé qu’en apparence de hanter le palais Vallarciero et qu’elle en avait emporté dans sonesprit une image assez fidèle et assez vive pour qu’elle remplaçât la réalité. Le palais Vallarciero était l’un des nombreux domainesimaginaires où ma mère se jouait à elle-même la fable diverse de sa vie. Quoi qu’il en fût, j’interrogeais fréquemment ma mère sur ceque contenait ce mystérieux palais Vallarciero dont la haute façade se dressait sans cesse devant mes regards curieux. Je m’enfaisais décrire les dispositions intérieures. Le palais Vallarciero m’apparaissait comme une sorte de paradis et ceux qui ypénétraient me semblaient les plus fortunés des mortels. Quant à ceux qui y résidaient, j’eusse juré qu’ils étaient d’une essencesupérieure. Seules, des actions sublimes pouvaient leur avoir donné droit à une pareille récompense. Je leur attribuais naïvementtoutes les vertus.*Ainsi commençaient à s’organiser dans ma petite tête les chimères de ma vie et à se former les rêveries qui devaient diriger monexistence. J’en sais maintenant, hélas, les déplorables effets. Elles ont fait de moi le pauvre diable que je suis et c’est à elles que jedois d’avoir failli me balancer au bout d’une corde de chanvre. Encore n’eussé-je eu trop rien à redire à ce dénouement. Il y a, dansl’aventure d’être pendu, je ne sais quoi qui corrige la platitude d’une destinée. Sur ce point encore j’ai été le jouet de la malignité desévénements. Mais n’anticipons pas sur eux et revenons au temps où je n’étais encore qu’un garçon de treize ans.Je me revois tel que je m’apparaissais alors dans le carré de miroir suspendu au mur de mon galetas. Je n’avais plus besoin de mehausser pour m’y regarder, car, avec l’âge, j’avais grandi et je commençais à me dégingander. Mon père ni ma mère nes’apercevaient de ma croissance et ne songeaient que le moment approchait où il faudrait chercher à m’employer à quelquebesogne et à me choisir un métier. En attendant qu’ils prissent une décision à cet égard, je continuais à jouir de mon oisiveté. Elle neme pesait pas, d’ailleurs. Mes journées se ressemblaient les unes aux autres et je ne les trouvais jamais trop longues. Quand j’avais
erré suffisamment à travers les rues de Vicence, je revenais m’asseoir à la porte de notre boutique, sur une grosse borne qui était làet où j’établissais mon observatoire. J’ y demeurais indéfiniment, écoutant retentir le marteau de mon père ou résonner la voix de mamère. Mon père battait son cuir en cadence et ma mère accompagnait souvent de quelque ariette la course distraite de son aiguille,mais le principal attrait du poste que j’avais adopté était la vue qu’on y avait de la façade du palais Vallarciero, situé, comme je l’aidit, juste en face de chez nous. La rue est assez étroite en cet endroit et l’énorme masse du palais Vallarciero y dresse avec majestéses hautes fenêtres, ses colonnes plates, ses statues et toute sa riche et emphatique décoration due au compas de notre grandPalladio. Avec quelle curiosité mes yeux restaient fixés sur cette façade et sur la vaste porte qui donnait accès dans la courintérieure ! Cette porte exerçait sur moi un attrait singulier. Elle servait de passage à un va-et-vient continuel, le palais Vallarcieroétant fort fréquenté. J’y voyais pénétrer des valets, et toutes les sortes de gens qui participent à la vie d’un grand seigneur commel’était le comte Vallarciero, depuis les abbés jusqu’au maître à danser. Il y entrait aussi des carrosses amenant compagnie, mais leplus beau était quand il en sortait celui du Comte et de la Comtesse. Deux gros chevaux à queue tressée le traînaient, que menait uncocher corpulent. Les laquais, montés sur les soupentes d’arrière, portaient des livrées dorées. A travers les glaces j’apercevais lahaute coiffure de la Comtesse et la longue perruque poudrée du Comte. Et ce spectacle admirable me faisait battre le cœur à groscoups.Peut-être ces émotions naïves donneront-elles à rire, mais elles avaient au moins le mérite de la sincérité. Jamais mortels ne furentadmirés avec plus de simplicité. Quels hauts faits pouvaient-ils bien avoir accomplis pour jouir de pareils privilèges ? Sur ce sujet,l’imagination romanesque que je tenais de ma mère entrait en jeu. Sans qu’elle me confiât ses rêveries, j’en devinais quelques-unespar des bribes de conversation, car ma mère se laissait aller parfois à prendre mon père pour auditeur de ses chimères. Il ouvrait degrands yeux et ne comprenait goutte à ces divagations, mais mes jeunes oreilles y étaient attentives et elles n’en perdaient pas unmot. Je trouvais là comme un encouragement à mes propres rêveries et je m’y abandonnais plus librement. Aussi ne me lassais-jepas d’attribuer au Comte et à la Comtesse, et à moi-même, de merveilleuses aventures dont la moindre sans doute les aurait fortétonnés. Bref, je déraisonnais, mais ma déraison n’avait rien de méprisable et que je ne puisse avouer. Vous en saurez le principal,quand je vous aurai dit que je n’eusse point hésité à accomplir les actions les plus difficiles pour avoir l’honneur d’être connuavantageusement du Comte et de la Comtesse. Pour arriver à ces fins, j’inventais des conjonctures propices. Je me voyais, parexemple, arrêtant les chevaux emportés de leur carrosse. On me relevait à demi écrasé par les roues, mais quel regard demajestueuse reconnaissance me valait cet exploit de la part de ces nobles personnages ! Avec quel courage j’aurais dispersé lesbrigands qui les eussent attaqués et avec quelle mine glorieuse fussé-je rentré à Vicence ! J’aurais voulu faire prisonniers le GrandTurc et le Grand Mogol pour les ramener, chargés de chaînes, au palais Vallarciero. Mais la sorte de fièvre où me jetaient cesfantasmagories durait peu et je retombais de mon haut en reconnaissant que je n’étais qu’un jeune garçon assis sur une borne et selaissant aller à de vaines songeries. Néanmoins, tout en constatant l’humilité de ma condition et la faiblesse de mon âge, je nepouvais arracher de mon cœur les chimères d’héroïsme où il s’exaltait. Il me semblait qu’un jour viendrait l’occasion de me montrer telque je m’imaginais, et cet espoir me soutenait dans mon illusion et ma folie.Ces fantasmagories étaient parfois interrompues par une chiquenaude à l’oreille ou par une tape amicale sur l’épaule. C’était le bonabbé Clercati qui me tirait ainsi de ma contemplation. L’abbé Clercati était des connaissances de mes parents. Il les aimait pour leurpiété et leur vertu, et souvent il entrait chez nous pour y faire un moment de conversation. Il appréciait la grave simplicité de mon pèreet il s’amusait à pousser ma mère sur ses sujets préférés, car sa finesse avait bien discerné les caractères de mes parents. Monpère et ma mère, pour remercier l’abbé de l’intérêt qu’il leur montrait, lui faisaient parfois présent de quelque paire de fins souliers oude quelque élégant rabat de lingerie. L’abbé n’était pas insensible à ces gâteries. C’était un gros homme à figure poupine, avec uneexpression de bonté et de douceur répandue sur tout son visage. Très propre de sa personne, il se plaisait aux bonnes compagnieset aurait fort aimé les femmes, si son état le lui eût permis davantage, mais, sur ce point, le bon abbé, sans être irréprochable, n’avaitguère à s’accuser que de discrètes peccadilles. Il se rattrapait sur la gourmandise. C’était, de plus, un très savant homme,excellentissime latiniste. Le comte Vallarciero le tenait en haute estime pour les belles épitaphes et les pompeuses inscriptions qu’ilavait composées en l’honneur de la famille Vallarciero. Quant à la Comtesse, elle ne se montrait pas insensible aux odes, aux élégieset aux madrigaux que lui dédiait l’abbé et qui, au dire de tous, n’étaient pas indignes des meilleurs poètes de l’antiquité. Il en résultaitque l’abbé Clercati était un des familiers du palais Vallarciero et qu’il passait souvent devant notre porte, quand il allait rendre sesdevoirs au Comte et à la Comtesse. En ces occasions, il ne manquait guère, si je me trouvais là, assis sur ma borne, tout en tirant desa poche de menues friandises, dont il était toujours muni, tant pour lui-même que pour les distribuer au carlin favori de la Comtesse,de m’adresser des paroles bienveillantes :— Eh ! par les Dieux, que fais-tu là, Tito, à bâiller aux corneilles, comme si tu voulais consulter les augures ? Tu ferais mieux de venirchez moi apprendre un peu de latin ou de jouer avec tes camarades que de demeurer sur cette pierre, les jambes pendantes, sanscompter qu’un beau jour le carrosse de M. le Comte te les rompra de sa roue, en prenant le tournant.A ces discours, je baissais la tête avec confusion, tout en rougissant de plaisir. En effet, que n’eussé-je donné pour que la menace dubon abbé se réalisât ! J’aurais supporté les pires douleurs, si elles eussent dû attirer sur moi le regard de M. le Comte. Bien plus,elles m’eussent été douces et savoureuses. Oui, je l’avoue sans honte. En ma naïveté, j’étais à ma façon, une sorte de héros. Ledésir de la gloire me possédait, car ce n’était pas autre chose qui se manifestait en moi selon mes forces, et ce désir me donnait,avec celui d’être héroïque, celui d’être beau.*Car ce fut vers ce temps-là que je me préoccupai, pour la première fois, des traits de ma figure et que je l’examinai dans un autre butque de me rendre compte si elle était convenablement lavée. Je me souviens d’une après-midi où, penché sur le parapet du pont SanMichele, je considérais dans l’eau du Retrone le reflet de mon visage. Je constatais avec tristesse qu’il ne présentait rien deremarquable. Il m’apparaissait placide et régulier, un peu mou, et le jeu des muscles le déformait aisément. Il manquait de cettefermeté de contour que j’observais aux visages des statues. Je lui en eusse voulu les nobles proportions, mais, hélas, il ne me lesoffrait point.Comme je m’absorbais dans ces réflexions, j’en fus tiré par une assez violente bourrade dans le dos. Brusquement, je me retournai,avec un regard irrité, sur l’inconvenant qui troublait ainsi ma contemplation. Je reconnus Girolamo Pescaro, garçon de mon âge que
j’avais rencontré chez le maestro. Nous avions ensemble épelé le rudiment. Quoi qu’il en fût, je n’étais pas moins furieux, mais mafureur, au lieu d’intimider Girolamo, le fit éclater de rire et d’un rire qui redoublait à mesure qu’augmentait ma colère. Il fallait quej’eusse une bien drôle de mine, car Girolamo se tenait littéralement les côtes. Cette vue me remplit de confusion et retint ma mainlevée vers le moqueur. Girolamo en profita pour me crier :— Voyons, Tito, ne te fâche pas ! Si tu voyais la tête que tu fais ? Laisse-moi encore rire un peu. Là, c’est fini. Maintenant viens à lamaison. Ma mère a cuit une galette, et puis mon père est absent. Je te montrerai le théâtre.Ces mots me calmèrent comme par enchantement. Le père de Girolamo Pescaro était le gardien du célèbre Théâtre Olympique quiest, comme chacun sait, une des curiosités de notre Vicence et l’une des œuvres mémorables dues au génie de notre Palladio.J’avais souvent demandé à Girolamo de me faire pénétrer dans ce lieu fameux, mais jamais il n’y avait consenti. Pour y avoir introduitune fois quelques polissons de sa connaissance qui y avaient causé du dégât, Girolamo avait été sévèrement puni. Aussi saproposition me fit-elle subitement oublier ma colère et l’insolence de Girolamo à mon égard. J’acceptai avec enthousiasme et nousnous dirigeâmes vers le logis des parents de Girolamo qui habitaient dans le bâtiment même où était construit le théâtre. Girolamone mentait pas. Son père était absent et sa mère avait fait cuire une galette. Après donc que la bonne femme nous eut munis chacund’un gros morceau de pâte succulente, nous nous hasardâmes dans un étroit couloir où Girolamo me précédait, tenant à la main unegrosse clé qu’il avait adroitement enlevée du clou où elle pendait et qui devait nous ouvrir l’entrée du sanctuaire. Une lourde portedevant laquelle nous parvînmes donnait accès à un escalier de quelques marches. Girolamo m’y poussa. Je le gravis, puis soudain,je laissai tomber ma galette et jetai un cri de stupeur.Devant moi s’étendait une vaste salle en hémicycle qui étageait ses gradins surmontés d’un rang de colonnes soutenant unebalustrade. Entre ces colonnes, dans des niches, se dressaient des statues à l’antique. En face des gradins, s’élevait la scène,fermée par un magnifique décor représentant un portique à la grecque. Ce portique, orné aussi de colonnes et de statues, s’ouvraitpar une triple arcade sur la perspective de trois rues bordées de palais. L’illusion était si bien ménagée que ces trois rues seperdaient dans l’éloignement et que les palais qui les bordaient, faits de carton peint et de stucs colorés, semblaient construits desuperbes matériaux et enrichis des marbres les plus précieux. On aurait dit que l’on eût rassemblé là les plus beaux édifices de notreVicence et qu’on les eût placés côte à côte pour le plaisir des yeux et pour en former une ville sans défaut. Là, tout était noble etsplendide. J’y reconnaissais soudain les lieux héroïques où j’eusse voulu vivre. Tout y paraissait préparé pour ces grandes actionsdont je rêvais si souvent et que j’eusse accomplies, vêtu d’habits somptueux, car une pareille ville ne devait point contenir de gens ducommun. Aucune boutique ne s’y montrait, en effet, auprès des palais qui la composaient et rien ne disait qu’on y exerçât les humblesmétiers et les pauvres commerces actuels. Que le marteau d’un cordonnier y eût donc fait un bruit déplacé ! Un silence completrendait encore plus majestueux ce décor devant lequel je demeurais fasciné d’admiration.Je fusse resté là, bouche bée et bras ballants, tout le reste de ma vie, si un bruit soudain ne m’eût tiré de ma rêverie. Un pas pesantme fit tourner la tête, en même temps qu’un affreux jurement, et le père de Girolamo apparut en haut de l’escalier, un gourdin à lamain. Girolamo n’eut pas le temps d’éviter le danger : la main paternelle l’avait saisi par l’oreille et le gourdin tournoyait pour lacorrection méritée. Il aurait peut-être été de mon devoir de futur héros de me précipiter au secours du coupable et de partager sonsort, mais il était dit que l’heure n’était pas encore venue où j’emporterais du Théâtre Olympique de cuisants souvenirs, et, pendantque Girolamo se débattait comme un beau diable, je profitai de la bagarre pour m’éloigner prestement.Malgré le contretemps dont elle avait été troublée, ma visite au Théâtre Olympique me laissa une impression ineffaçable. Pendantdes semaines, j’en demeurai ébloui. Je ne pouvais songer à autre chose qu’à la merveille que je venais de découvrir et j’en prenaisplus d’admiration encore pour notre Vicence, à penser qu’elle contenait en elle ce lieu magique, un instant entrevu. Plus que jamais ledésir de la gloire hantait ma cervelle et, assis sur ma borne, les jambes pendantes, en face du palais Vallarciero, je continuais ànourrir de vent et de nuées mes généreuses et vaines chimères.*A cette époque, alors que j’allais atteindre l’âge de quatorze ans, se place un événement dont les conséquences furent, pour moi, siimportantes que je demande la permission de m’y étendre avec quelque détail. A l’occasion du mariage d’une de leurs nièces, lecomte et la comtesse Vallarciero décidèrent de donner un grand divertissement à toute la noblesse de Vicence et des environs. Bienque ma mère eût assisté maintes fois en imagination aux Fêtes qui se célèbrent chez le Grand Turc et Grand Mogol, la nouvelle decelle qui devait avoir lieu au palais Vallarciero ne laissa pas de l’intéresser et vous pensez que, pour ma part, je n’y demeurai pasindifférent. Durant les jours qui précédèrent cette cérémonie, je quittai moins que jamais ma borne d’observation, et ce qui se passaitau palais Vallarciero fut l’objet de toute mon attention. Jour par jour, je suivais du dehors les préparatifs. Ils étaient considérables.L’air bourdonnait d’une rumeur continuelle. Le marteau des décorateurs faisait taire le marteau paternel, car on dressait dans la courdu palais un théâtre provisoire où devaient jouer des musiciens et des bouffons. C’était le fameux impressario Capagnole, dont latroupe tragique et comique est réputée dans toute l’Italie, qui avait reçu mission de régler cette partie des divertissements. Aussi fut-ce à cette occasion que je vis pour la première fois ce signore Capagnole qui devait plus tard exercer une si notable influence sur madestinée et qui ne me parut, pour l’instant, qu’un petit homme noirâtre et sec, aux mouvements vifs, et dont l’étroite et sarcastiquefigure semblait avoir été pourvue par la nature d’un faux nez, à l’abri duquel ses yeux perçants et rapprochés brillaient d’un feuredoutable et redouté. Je pourrais vous redire, une à une, toutes les allées et venues que causèrent au palais Vallarciero les approches du grand jour. Enfinil arriva. Dès la tombée du soir, le palais s’éclaira magnifiquement. La façade en était toute illuminée de girandoles et de lampions eton avait placé dans des anneaux de fer de grosses torches de résine qui jetaient une vive lumière, de sorte qu’on y voyait aussi clairqu’en plein midi et que je ne perdais aucun détail du spectacle. Il était magnifique. La contrada del Pozzo Rosso était pleine decarrosses qui se succédaient à la file et qui avaient peine à se faire place à travers la foule des curieux qui encombraient les abordsdu palais. Pendant plus d’une heure, il descendit de ces carrosses des dames superbement parées et des hommes en grand habit.Le public applaudissait aux couples les plus richement vêtus. Il en était venu de Padoue et de Vérone et même de plus loin, et tout cebeau monde s’engouffrait dans le palais avec mille grâces et mille simagrées, au bruit des instruments qui saluaient les entrées.
Pendant tout ce temps, j’étais, le cou tendu, à la fenêtre où ma mère m’avait installé auprès d’elle. Elle regardait cette pompe avecdes yeux distraits. A sa mine, je m’apercevais bien qu’elle était loin de nous en pensée. Depuis longtemps son esprit nous avaitquittés pour se mêler, sans doute, sous quelque personnage d’emprunt, à la foule brillante qui emplissait les salons et les galeries dupalais Vallarciero. Ces jeux imaginaires lui étaient familiers. Ils ne provenaient pas chez elle du mépris de sa condition, ni de vanité,mais ils étaient l’effet d’une disposition de sa nature qui la portait à embellir sa vie de toutes sortes de fantasmagories. Cette facultélui causait de grands plaisirs et jamais je n’aurais pu supposer qu’elle devînt pour elle un danger, pas plus que prévoir que cetinnocent désir de gloire qui me tourmentait dût être cause, un jour, des misères de ma destinée. Pour le moment, d’ailleurs, ma mèreétait parfaitement heureuse de cette fête à laquelle elle participait par la vertu de son imagination complaisante, tandis que moi,hélas, j’avais le cœur dévoré de chagrin, car je ressentais, mieux que jamais, mon obscurité et le rien que j’étais auprès de tous cesgens à beaux habits et à carrosses. Pourquoi le ciel m’avait-il donné les parents dont j’étais né sans racheter au moins ce tort pardes dons éclatants ? Je souffrais de ma naissance. Ce nom de Tito Bassi, sous lequel il me faudrait vivre, me paraissait bienmisérable. Encore si mes parents eussent pris soin de le parer de l’éclat de quelque action mémorable, mais c’était à moi seul qu’ilsavaient laissé la charge de l’illustrer. Certes, je ne doutais pas qu’il n’en fût, un jour, ainsi, mais cette nécessité ne laissait pascependant de m’inquiéter et je poussais par moments de longs soupirs.Cependant la nuit s’avançait et mon père s’était allé mettre au lit depuis longtemps. Ma mère avait plusieurs fois tenté de m’envoyercoucher, mais je m’y refusais obstinément. De guerre lasse, elle prit le parti de se retirer dans sa chambre, sur ma promesse deregagner la mienne dès que les derniers carrosses auraient emmené les derniers invités. Quand cela fut fait et que le dernier attelageeut tourné la croupe, il me restait encore à voir sortir ces messieurs les bouffons et les musiciens, ce à quoi je ne manquai pas et quime donna l’occasion d’apercevoir encore une fois le fameux signore Capagnole battant en retraite avec sa troupe musicante etgrimaçante.Cette fois, la fête était bien finie. Il devait être très tard après minuit. Les girandoles et les lampions commençaient à s’éteindre et ilne demeurait plus que quelques fenêtres d’éclairées. Une à une, je les vis s’obscurcir et la façade du palais Vallarciero disparut dansl’ombre qui était, cette nuit-là, très épaisse. Maintenant qu’il ne subsistait plus rien du spectacle que j’avais contemplé avec tantd’admiration et de regret, j’en repassais le détail dans ma pensée. J’aurais aussi bien pu me livrer à cette occupation sous mesdraps, mais je ne sais quelle singulière attente me retenait à cette fenêtre. Je demeurai ainsi durant un temps que je ne puis évalueret, sans doute, le jour m’eût surpris dans mes réflexions, lorsqu’une lueur insolite attira mon attention. Que se passait-il au palaisVallarciero ? Brusquement, une des fenêtres venait de s’éclairer de nouveau, puis une autre et une troisième. Au même moment, uneodeur de fumée me parvint aux narines. Stupéfait, je regardais sans comprendre. A cet instant, j’entendis un grand bruit de vitresbrisées et une longue flamme lécha soudain la façade du palais, illuminant d’un rouge pourpre le geste d’une des statues du fronton.A cette vue, je poussai un cri. Le palais Vallarciero brûlait, sans que les maîtres et les valets endormis s’aperçussent du danger quiles menaçait ! Alors, de toute la force de ma voix, le corps penché hors de la fenêtre, pour avertir les voisins, je me mis à hurleréperdument :— Le palais Vallarciero est en feu, le feu est au palais Vallarciero !A mes cris, mes parents, réveillés en sursaut, mêlèrent leurs clameurs. En un clin d’œil, la rue se remplit de monde et, l’alarme sepropageant de proche en proche, tout le quartier fut debout. A l’annonce du sinistre, chacun accourait plus ou moins vêtu. Les unsapportaient des échelles, les autres des seaux, mais les secours avaient peine à s’organiser et le plus grand désordre régnait danscette foule agitée. Beaucoup se contentaient d’écarquiller les yeux et de contempler avec stupeur les progrès de l’incendie. Il s’étaitdéveloppé avec une extrême violence et devait faire rage à l’intérieur, car les flammes jaillissaient par les fenêtres et on entendait dessifflements et des craquements répétés. Une âcre odeur de fumée rendait l’air difficile à respirer. Tout à coup, une même penséetraversa l’esprit des spectateurs. Où étaient le Comte et la Comtesse ? Avaient-ils pu s’échapper par les derrières comme les valetsl’avaient fait ? Ou bien étaient-ils ensevelis dans le brasier ?On se posait ces questions avec anxiété et l’angoisse étreignait tous les cœurs, quand la grande porte du palais s’ouvrit et l’on vitapparaître, dans une lueur rougeâtre, le Comte et la Comtesse. Ils étaient en costume de nuit, la Comtesse avec un bonnet de lingeriesur ses cheveux et une simple mante jetée sur ses épaules, le Comte en robe de chambre sans perruque et un foulard des Indesnoué autour de la tête, mais, en ce simple appareil, tous deux conservaient tant de décence et de dignité que nul ne songea à sourireet que chacun s’inclina avec respect, quand, le Comte ayant offert la main à la Comtesse, tous deux traversèrent la rue pour seréfugier dans notre boutique, où ma mère, arrachée un instant à ses chimères et se souvenant sans doute qu’elle avait été jadis auservice de la Comtesse, les accueillit avec de grandes révérences, tandis que mon père leur offrait des sièges comme s’ils fussentvenus se faire prendre mesure pour quelque commande d’importance.Vous pensez avec quel intérêt je considérais cette scène singulière, lorsque soudain la Comtesse se mit à témoigner d’une grandeagitation qui bientôt se tourna en larmes et en pâmoison. Tantôt accablée et comme en proie au désespoir le plus profond, tantôtdebout et se tamponnant les yeux avec son mouchoir, elle gémissait ou éclatait en reproches. Je ne fus pas longtemps sansapprendre la cause de ces transports. Dans le trouble de son réveil nocturne et dans la hâte de sa fuite à travers le palais enflammé,la Comtesse avait oublié d’emporter avec elle son carlin favori, le divin, l’adoré, l’incomparable Perlino. La pauvre bête, couchéedans sa niche de satin, était restée dans le cabinet où on l’enfermait pour la nuit. Et, à cette pensée, la Comtesse redoublait seslamentations.Nous les écoutions tous dans un respectueux silence, quand, tout à coup, ma mère se jette sur la main de la Comtesse et s’élancehors de la boutique. Elle se faufile prestement à travers les curieux, écarte la haie des sbires du Podestat qui, ne pouvant rien contrele fléau, se contentaient d’en contempler le progrès, et en courant, elle disparaît, par la grande porte, dans l’intérieur du palais oùl’incendie sévissait avec la dernière fureur. A cette vue, mon père pousse un affreux jurement, le seul que je lui aie entendu proférer,et, prenant le même chemin, se précipite à la suite de ma mère sans que personne ait eu le temps de le retenir.Je me suis souvent demandé plus tard ce qui s’était passé dans l’esprit de ma mère. Fut-elle le jouet de quelqu’une de sesfantasmagories familières ? Se crut-elle, par vertu magique, transformée en quelque fée salamandre, à l’épreuve de la flamme, ouplutôt, par un ressouvenir subit de son ancienne condition, retrouva-t-elle soudain les habitudes d’obéissance qui lui avaient fait,pendant des années, prévenir jusqu’aux désirs de la Comtesse ? Je l’ignore, mais ce que je sais, c’est que je demeurai stupide et
anéanti, partageant l’angoisse de la foule pour les deux insensés qui se hasardaient ainsi dans ce palais brûlant, devant lequel jefermais les yeux d’épouvante. Un grand cri de terreur, qui s’élevait de centaines de poitrines, me les fit rouvrir et, à mon tour, je me précipitai hors de la boutique.D’un bond, je fus sur la borne et voici ce que je vis. A une des fenêtres du palais Vallarciero, dessinés en noir sur un fond de lueurrougeâtre, mon père et ma mère apparaissaient, ma mère tenant par la peau du cou le carlin de la Comtesse et, le bras passé àtravers les barreaux, agitant au dehors la bestiole glapissante. Quant à elle et à mon père, emprisonnés par la flamme qui leur avaitcoupé le chemin, rien ne pouvait les sauver d’une mort affreuse. A ce moment, deux sbires appliquèrent une échelle à la muraille et,comme l’un d’eux recevait des mains de ma mère le petit chien, avec un fracas effroyable, le plancher de la salle où se trouvaient mesmalheureux parents s’effondra sous leurs pieds et ils s’abîmèrent dans un tourbillon de feu et de fumée, tandis que, sentant mon corpsdevenir lourd et liquide ainsi que du plomb fondu, je tombai de ma borne, les bras tendus et le nez dans le ruisseau.*Lorsque je revins à moi, j’étais couché dans un lit fort propre, la tête soutenue par des oreillers et entourée d’un bandeau de linge ; jene souffrais pas, mais je me sentais d’une extrême faiblesse au point que de garder les yeux ouverts était pour moi un effort. Pas plusque je ne reconnaissais l’endroit où je me trouvais, je ne me souvenais des événements qui m’y avaient conduit, et toute ma cervellene formait qu’un chaos endolori. Cependant, je m’efforçais à considérer les objets qui m’entouraient, en attendant qu’un peu de jourse fît dans ma mémoire. La pièce où j’étais couché était assez bien meublée. Outre le lit, elle contenait une grande table couverte defioles et de médicaments et deux bons fauteuils garnis de cuir brun. Aux murs étaient fixés des images de piété. Une porteentrebâillée donnait dans une pièce voisine. Il n’en sortait aucun bruit, et, comme j’étais très faible, j’allais me rendormir, sanspousser plus loin mes investigations, quand, de la rue, le jappement éloigné d’un chien parvint à mes oreilles.Ce jappement produisit sur moi un effet singulier. A peine l’eus-je entendu que la mémoire me revint. Soudain, je me rappelai la nuitfuneste, l’incendie du palais, les larmes de la Comtesse, la généreuse folie de ma mère courant, suivie de mon père, chercher dansles flammes le carlin oublié, leur apparition tragique, derrière les barreaux de la fenêtre, l’animal passé au travers et mes parentsprécipités dans le brasier. Ces souvenirs furent si forts, si déchirants que je mis mes mains sur mes yeux et poussai un cri dedétresse. A ce cri, la porte s’ouvrit et je vis l’abbé Clercati qui accourait à moi.Penché sur mon lit, il ne savait que me répéter ces mots :— Tito, mon pauvre Tito !Et comme il m’avait pris la main et passait doucement la sienne sur mon front, je me mis à pleurer à gros sanglots, tandis que l’abbérépétait toujours :— Tito, mon pauvre Tito !Mon premier désespoir calmé, ce fut par l’abbé Clercati que j’appris ce qui s’était passé depuis la nuit fatale. L’incendie une foiséteint, après avoir consumé tout l’intérieur du palais dont les murs restaient seuls debout grâce à leur solide construction, on n’avaitretrouvé aucune trace de mon père et de ma mère. J’étais donc doublement orphelin. De plus l’émotion que j’avais éprouvée et lachute que j’avais faite du haut de ma borne avaient causé en moi de graves désordres. J’avais été très malade et on avait eu pourma vie de graves inquiétudes, mais maintenant le danger était conjuré et ma guérison certaine. Il ne me fallait plus que du repos. Lebon abbé se chargeait de me le procurer, de même qu’il avait déjà veillé aux soins nécessaires à mon état. Quant à mon avenir, il n’yavait pas lieu de m’en préoccuper. Certes, je n’aurais rien à attendre de la succession de mes parents dont les affaires avaient ététrouvées en fort mauvais état, ma mère ne surveillant guère les siennes et mon père, par scrupule d’honnêteté, mettant plutôt du siendans les fournitures qu’il faisait. Mais le bon abbé s’engageait à pourvoir à mon entretien et à me donner le vivre et le couvert,d’accord en cela avec le comte et la comtesse Vallarciero décidés à reconnaître par leurs bienfaits la belle action accomplie par mamère en sacrifiant sa vie à l’existence d’un petit chien carlin qui, grâce à elle, s’était tiré du péril avec le seul dommage d’une pattetordue et de quelques poils un peu roussis.A ces assurances, le bon abbé Clercati ajoutait maintes choses obligeantes et, en particulier, qu’il n’hésitait pas à se charger de moinon seulement à cause du désir qu’en avaient exprimé le comte et la comtesse Vallarciero, mais en souvenir de mes bons parents, etde son propre mouvement. Ma physionomie lui avait toujours paru plaisante et il se sentait de la sympathie pour mon humblepersonne. L’abbé n’augurait pas mal de moi et il était persuadé que je m’efforcerais, par ma bonne conduite et mon application, à luidonner satisfaction et à lui faire honneur. De son côté, il s’emploierait de son mieux pour me mettre à même de faire figure dans lemonde. Si je voulais m’y prêter, il se portait fort, à son école, de me rendre un bon latiniste, à quoi il ajouterait les connaissancesnécessaires à ce que je tirasse parti de ce que j’aurais appris sous sa férule. Puisque je n’avais point l’esprit bas et que je nemanifestais guère de dispositions pour un métier manuel, pourquoi ne tenterais-je pas de m’assimiler les bons auteurs de l’antiquitéet de me rendre capable, un jour, de les enseigner à autrui ? Le digne abbé me jugeait assez propre à ce dessein. J’étais d’unnaturel doux et d’un caractère réfléchi, assez taciturne et réservé et ne montrais pas de goût pour les mauvaises fréquentations.Après ces propos encourageants, l’abbé Clercati m’adressa encore toutes les consolations possibles sur la double perte que j’avaissubie, puis il me recommanda la patience et le calme et prit congé de moi. Quand il fut parti, je versai d’abondantes larmes, et je finispar m’endormir. Quelques jours plus tard, je pus commencer à me lever et à faire quelques pas jusques à mon fauteuil. Les progrèsde ma convalescence furent assez rapides et, un mois après le funeste événement que j’ai relaté, j’étais à peu près complètementrétabli.*La bonté de mon tempérament avait pris le dessus sur le rude coup dont j’avais été assailli. Dès que je fus en état de l’écouter, le
digne abbé se mit en devoir d’entreprendre ce qu’il s’était promis et commença à me donner quelques leçons. Je les suivais avectoute l’attention dont j’étais capable. Elles me paraissaient trop courtes, car elles m’intéressaient vivement. La nouvelle existence queje menais opérait en moi de singulières transformations.Autant, auparavant, j’étais paresseux et vagabond, autant, à présent, je me montrais appliqué et sédentaire. L’abbé Clercati habitaitdans la contrada Calonega, tout près de la cathédrale. Il m’avait assigné une fort jolie chambre, tout en haut de la maison, et j’ypassais le plus clair de mon temps. Les cloches de la cathédrale en réglaient les heures. Elles s’écoulaient avec rapidité et jen’éprouvais aucune envie de sortir. Rien ne m’attirait au dehors. A mes flâneries de jadis, je préférais de beaucoup demeurer à monpupitre, quelque livre à la main ou la plume aux doigts, ou, plus simplement, les bras ballants et l’esprit perdu en quelque rêvasserie.Je m’y trouvais donc, un jour, en train d’étudier mes leçons, quand le petit laquais vint m’avertir, de la part de l’abbé, que l’on medemandait en bas. L’abbé m’y faisait parfois appeler pour partager avec lui quelques menues friandises, car il était fort gourmand etles dévotes de Vicence, sachant son goût pour les sucreries, l’en pourvoyaient abondamment. Je m’apprêtai donc à obéir, loin desonger à ce qui m’attendait, car, en entrant dans la salle, j’eus la surprise de me trouver inopinément en présence du comte et de lacomtesse Vallarciero.Depuis l’incendie de leur palais, le Comte et la Comtesse s’étaient retirés dans leur belle villa de la montagne, mais ils descendaientassez souvent à Vicence pour surveiller les réparations que le feu avait rendues nécessaires au palais de la contrada del PozzoRosso et, aujourd’hui, ils avaient eu l’idée de venir s’enquérir par eux-mêmes de l’état de leur jeune protégé. Lorsque le bon abbéClercati m’eut fait remarquer la grâce insigne et l’honneur qui m’étaient faits, je m’inclinai profondément, mais je me sentis pris d’uneinsurmontable timidité. J’aurais préféré avoir été enseveli sous les ruines du palais Vallarciero que me trouver ainsi face à face avecle Comte et la Comtesse, tant ils me parurent, à voir de près, d’imposants personnages. Le Comte l’était par sa corpulence et sahaute mine et par la somptuosité de ses vêtements. En effet, avec quel air magnifique ne se tenait-il pas assis en son fauteuil, sacanne à pomme d’or entre ses jambes croisées, et de quel geste glorieux ne maniait-il pas sa lourde tabatière à couvercle de jaspe !Son aspect superbe était encore relevé par l’immense perruque à la vieille mode qui lui enveloppait la tête, descendait sur sesépaules et blanchissait de poudre le col de son habit en velours amarante. La Comtesse, assise pareillement dans un fauteuil, n’étaitpas moins majestueuse par son opulente prestance, sa coiffure monumentale, son corsage à échelles de rubans, l’ampleur de sarobe et les pierreries qui la couvraient. Tous deux composaient quelque chose de tout à fait noble. On entendait piaffer, dans la rue,les chevaux du carrosse qui les avait amenés jusqu’ici et qui, tout à l’heure, les allait remporter vers leur villa, dans un grand fracas desabots, de roues et de fouet. Malgré l’air de bonté et d’intérêt avec lequel le Comte et la Comtesse me considéraient, mon embarras n’en était pas moins extrême,et il se changea en trouble le plus profond, quand j’aperçus, entre les bras de la Comtesse, une boule de longs poils qui s’y agitaitfrénétiquement et roulait de gros yeux en remuant des pattes griffues et quand je reconnus le carlin favori dont l’oubli dans leschambres enflammées du palais avait causé tant de malheurs. J’avoue que la vue de cette bestiole funeste m’infligea une pénibleémotion. Il me semblait la revoir se débattant aux mains de ma mère apparue derrière les barreaux de la fenêtre grillée. N’était-cepas pour sauver ce fâcheux carlin que la pauvre femme s’était hasardée à travers les flammes, suivie de mon père épouvanté ? Et lesinistre tableau se reformait devant mes yeux. Je réentendais les sifflements de l’incendie, son ronflement, ses craquements et lescris de terreur de la foule. Ces souvenirs qui se pressaient à mon esprit étaient si affreux que j’avais peine à me tenir debout et que jeme sentais sur le point de tomber en faiblesse, tandis que, les yeux gros de larmes, je contemplais le hideux carlin que sa maîtresseavait posé sur le sol et qui s’étirait, tout en laissant pendre de sa gueule baveuse une langue pareille à une petite flammèche. Eh quoi,me disais-je, cette misérable bestiole puante valait-elle donc de coûter la vie à deux bons chrétiens ? Quoi, c’était pour ce chétifanimal que mes parents étaient morts, pour ce vilain magot de Perlino qui, sans vergogne, levait la patte contre le pied du fauteuil et ypissait laborieusement et copieusement.Cette impression fut si forte qu’elle m’empêcha de répondre aux propos obligeants que m’adressait le Comte. Tout en considérantavec complaisance l’incontinent Perlino à qui l’abbé présentait de menues friandises, le Comte ne cessait point de me parler avecbeaucoup d’honnêteté. Après s’être déclaré content du rétablissement de ma santé, il avait entamé l’éloge de mes défunts parentset, en particulier, celui de ma mère dont la conduite héroïque attestait l’âme généreuse. Quelles louanges un exploit si valeureux neméritait-il pas ? La Comtesse ne devait-elle point à l’humble courage de ma mère le salut de son cher et adoré Perlino, de sa petitebête favorite ? A ces propos, il fallait bien que j’acquiesçasse et, quoique je dusse le faire d’un air quelque peu contraint, mon attitudene déplut pas au Comte qui, à quelques mots aimables concernant le rapport que lui avait fait l’abbé de mes dispositions et de monassiduité au travail, en aurait ajouté davantage si le carlin lui en eût laissé le temps, mais Perlino s’étant mis à glapir pour témoignerson impatience et s’étant dirigé vers la porte, ce fut au milieu d’un concert de jappements aigus et auxquels ils n’eussent eu garde dedésobéir que le Comte et la Comtesse regagnèrent leur carrosse d’où la petite bête, le nez à la portière, ne cessa d’aboyerfurieusement jusqu’à ce que je l’eusse perdue de vue.*Cette visite des Vallarciero produisit sur moi un effet singulièrement mélancolique. Elle me remit dans l’esprit les tristes événementsqui commençaient à peine à s’y effacer. L’héroïsme de ma mère, tant vanté par le Comte et qui, bien qu’inutile par son objet, n’endemeurait pas moins admirable, me rappelait cruellement mon inertie et mon manque de décision en la tragique circonstance où elles’était montrée d’une hardiesse au-dessus de son sexe. N’aurais-je pas dû me précipiter avec elle dans les flammes et suivre en celal’exemple de mon père qui, si l’on peut dire, ne l’avait pas quittée d’une semelle ? Bien plus, ne m’eût-il pas appartenu de la devanceret de courir, de moi-même, au secours du carlin de le Comtesse ? Au lieu de cela, j’étais resté sur place à m’évanouir. Eh quoi, était-ce donc là une conduite digne de quelqu’un avide de s’acquérir du renom et de la gloire ? Moi qui avais si souvent souhaité les plusmartiales aventures, quel avait été mon rôle en cette occasion ? N’étais-je donc qu’un couard et un poltron et en serait-il ainsi duranttout le cours de ma vie ?Cette pensée me faisait rougir jusqu’aux oreilles et j’en éprouvais une honte inexprimable. Bientôt elle devint ma préoccupationprincipale et le tourment de tous mes instants. Elle se mêlait à mes leçons et m’accompagnait jusqu’en mon sommeil. Je la portaispartout avec moi. Sans cesse je m’interrogeais et je tenais avec moi-même d’interminables colloques et des discussions infinies. Je
n’en sortais que pour passer de longs moments à m’examiner au miroir. J’observais ma physionomie avec une attention scrupuleuse.Je cherchais à lire sur mon visage quelle mine je ferais si quelque circonstance dangereuse ou effrayante se présentait jamais à moi.Toutes mes rêveries d’héroïsme me revenaient à l’esprit. Serais-je donc toujours de l’espèce des hommes inférieurs ou saurais-jeme montrer un jour l’égal de ceux que la gloire couronne de ses lauriers ?A cette dernière idée je m’exaltais. Mon imagination qui, un temps, s’était tenue coite, entrait de nouveau en branle. Je me plaisais àinventer mille épreuves dont je me tirais avec honneur. Je m’en applaudissais moi-même et ces applaudissements que je medonnais sur mes hauts faits futurs rachetaient un peu à mes yeux la conduite misérable que je me reprochais amèrement d’avoir euedans l’affaire de l’incendie. Très sincèrement j’attendais l’occasion de me montrer à moi-même que la défaillance que je déploraisn’avait rien d’irrémédiable, et cette occasion je l’appelais de tous mes vœux.*Cependant les mois et les années s’écoulaient et si je n’étais guère satisfait de moi, l’abbé, en revanche, n’en était pas mécontent.Je faisais véritablement de grands progrès et je commençais à me débrouiller dans mon latin. L’abbé se louait chaque jour de monapplication et de ma facilité. J’étais fort attentif à ses leçons et je n’avais cessé, depuis mon entrée chez lui, de lui témoigner mareconnaissance par l’assiduité la plus exacte. Il me considérait avec amitié et bienveillance, autant pour mon goût à l’étude que pourla tranquillité de mon caractère. Il eût été bien étonné, le bon abbé, s’il s’était douté de ce qui se passait dans la cervelle du grandgarçon que j’étais devenu, car j’atteignais mes dix-sept ans et j’étais formé comme un homme. Mais rien ne décelait dans mesdehors les agitations intérieures auxquelles j’étais livré. Je montrais dans mes manières et dans mes paroles beaucoup de calme etde bonhomie et nul n’eût deviné, quand je gravissais, gravement et posément, les pentes agrestes du Monte Berico, les yeux baisséset quelque livre sous le bras, que ce jeune pédant, tout farci de latin, qui s’en allait sous les ombrages méditer son Virgile ou sonCicéron, avait le cœur tout bouillant d’exploits et la cervelle hantée de mille chimères.Le Monte Berico était ma promenade favorite ; j’en préférais la solitude aux rues de Vicence où je m’étais aperçu parfois que maprésence provoquait des regards empreints de quelque moquerie. Parfois, sur mon passage, les têtes se retournaient avec unecuriosité que j’interprétais défavorablement. Je me demandais alors ce qui pouvait bien motiver l’effet qu’il m’arrivait de produire etsur le caractère duquel il m’était difficile de me méprendre, mais dont je ne trouvais la raison ni dans ma conduite, ni dans monaccoutrement. Ma démarche était modeste et mon vêtement toujours simple et convenable. Je ne cherchais à attirer l’attention ni parmes gestes, ni par mes habits. Je ne faisais rien qui pût être remarqué ou qui pût prêter à sourire et cependant je sentais que lesyeux me considéraient avec une certaine ironie à laquelle j’étais loin d’être insensible. Il en résultait pour moi une espèce de gêne quime faisait, comme je l’ai dit, préférer aux promenades citadines les promenades champêtres de notre Monte Berico.J’y montais donc presque chaque jour, car le bon abbé Clercati exigeait que, pour me délasser de mes travaux, je prisse chaque jourquelque exercice. Souvent, sans aller plus loin, je m’asseyais au pied d’un arbre, mais parfois aussi j’accomplissais d’assez longuescourses au plein air. Parfois encore j’entrais dans l’église de la Madonna del Monte et je m’agenouillais aux marches de l’autel, maisj’en revenais insensiblement à mes rêveries ordinaires ; j’allais me réfugier auprès de mon arbre favori, d’où je voyais notre Vicenceétalée pompeusement à mes yeux.Longuement, je la contemplais. Mes regards erraient de sa Basilique Palladienne aux dômes de ses églises, pour revenir à soncampanile si élégamment fuselé et s’en retourner à ses rues et à ses places que je distinguais comme si le plan s’en fût déroulédevant moi, et cette vue me jetait en d’étranges pensées. Parfois, j’épiais avec anxiété si nulle fumée ne s’élevait au-dessus des toitset ne me signalait quelque incendie. Ah ! s’il en eût été ainsi, avec quelle vitesse mes jambes ne m’eussent-elles pas conduit en basde la montagne ! Avec quelle hardiesse ne me fussé-je pas élancé dans les flammes, rien que pour prouver mon courage ! Etj’imaginais encore maintes autres façons d’en donner des marques éclatantes Tantôt je supposais notre Vicence assiégée par desennemis inconnus, réduite à la famine et tombée aux dernières extrémités. Je croyais voir les bombardes lancer sur elles leurs lourdsboulets. C’est alors que j’apparaissais, ranimant le courage des habitants, me mettant à leur tête, les entraînant à ma suite et, l’épéeà la main, me précipitant au plus fort de la mêlée, et délivrant du péril ma cité maternelle. Et quel triomphe me valaient ces hautsfaits ! Il me semblait assister à mon entrée victorieuse. Au milieu d’une foule en délire, je parcourais les rues pavoisées et les placesjonchées de branchages. Les cloches sonnaient à toutes volées. Le Podestat s’inclinait devant moi. On me conduisait à la Basiliqueet, sur ma tête, on posait une verte couronne de laurier.Tantôt encore c’étaient d’autres vœux que je formais. Je me complaisais dans le lugubre tableau d’une Vicence désolée et touteretentissante de gémissements. La peste sévissait. Les charrettes en longues files emportaient les cadavres stigmatisés. Lesconfréries ne suffisaient pas à leur tâche funèbre. Mais j’étais là ! Je prenais la direction des secours et des mesures propres àcombattre le fléau. Je me dévouais, je me multipliais. La nuit, je cherchais des remèdes, et mes efforts étaient enfin couronnés desuccès. Les malades se levaient de leurs lits. Le mal disparaissait. Vicence renaissait et saluait en moi son libérateur et son sauveur.Quand je me réveillais de ces ambitieuses divagations, le retour que je faisais sur moi-même me rendait encore plus pénible masituation véritable. Qu’étais-je donc au regard de ce personnage de fantaisie que je me substituais ainsi ? Un pauvre garçon, sansfortune et sans parents, qui ne subsistait que par la charité du bon abbé Clercati et par la hautaine protection du Comte et de laComtesse. Qu’ils me la retirassent, qu’en serait-il de moi, avec pour toute ressource mon latin et les quelques connaissances que jedevais à l’étude ? Mais ce n’était pas encore le précaire de ma destinée qui me causait le plus de chagrin. Ce n’était pas le souci demon avenir matériel qui me tourmentait le plus vivement. Non, ce qui m’affligeait surtout, c’était la platitude et la médiocrité de ma vie.Serais-je donc condamné à cette terne et morne uniformité de tous mes jours, moi qui ne rêvais, dès l’enfance, que d’aventureshéroïques et merveilleuses, ne fût-ce que pour y trouver l’occasion d’effacer en moi-même le mauvais souvenir de ce que j’appelaisma lâcheté et dont l’amer regret ne cessait de me poursuivre, depuis la nuit fatale où j’avais vu mon père et ma mère périr dansl’incendie du palais Vallarciero ? Et cette occasion ne se présenterait donc jamais de faire mes preuves de courage vis-à-vis de moi-même et, en les faisant, d’acquérir, aux yeux d’autrui, cette gloire dont j’étais si orgueilleusement et si naïvement avide ?Mon désir en était si fort et si naïf que parfois je sortais de chez moi, bien persuadé que mon heure allait sonner et que je nerentrerais pas sans avoir accompli la prouesse dont l’attente me consumait d’une sorte de fièvre généreuse. Je marchais, le cœur
tout gonflé de souhaits intrépides. Je lançais à droite et à gauche des regards anxieux et déterminés, mais, par une malchanceinexplicable, il survenait, ce jour-là, quelque petit événement médiocre et ridicule qui déconcertait mes nobles prévisions. Souvent,par exemple, c’était le rire d’un passant qui me ramenait soudain à la réalité. Il arrivait souvent, en effet, que, si plein de mes pensées,je me laissais aller à gesticuler et à parler tout haut, ce qui amusait fort les gens et dont ils me témoignaient, à leur façon, leurcontentement, que je ne partageais guère et pour lequel je leur eusse bien volontiers montré mon courroux, si je n’avais trouvé plusdigne de réserver la vigueur de mon bras à des tâches plus relevées.Cependant, je crus bien, un jour, le moment venu où, faute de mieux, j’allais pouvoir, au moins, tenter l’essai de mes vaillantesdispositions. Un jour, donc, comme je me promenais sur la route de Padoue, j’aperçus un cavalier qui s’approchait au grandissimegalop. Il ne semblait pas être maître de sa monture et il agitait les bras d’une manière qui me semblait désespérée. A cette vue, marésolution fut vite prise et je me plantai délibérément au beau milieu de la route, dans le dessein de me jeter à la tête du chevalemporté. Aussi, dès qu’il fut assez proche, me précipitai-je à ses naseaux et avec tant de bonheur que je parvins à le saisir par labride. Après m’avoir quelque peu traîné dans la poussière, l’animal s’arrêta, ce qui, tout contusionné que je fusse, m’emplit le cœurde fierté. Mais, comme je ramassais mon chapeau, en m’attendant au compliment d’usage en pareil cas, ce furent de formidablesjurements et de grossières injures qui m’accablèrent. De quoi me mêlais-je d’arrêter les chevaux des cavaliers qui s’exerçaient à lacourse, en manquant de les désarçonner et de me faire rompre les membres ? Avait-on jamais vu un pareil bélître avec sa mine deniais et son air de sot ? On se plaindrait au Podestat... Et le milord anglais dont j’avais si malencontreusement entravé le galopcontinua son chemin vers Vicence, rouge de colère, après m’avoir encore traité d’imbécile et en regrettant de ne pas m’avoir marquéla figure de quelque bonne taloche.Ce fâcheux exploit m’eût dû servir de leçon, mais j’avais un si grand désir d’être à tout prix un héros qu’elle ne contribua qu’à medonner l’espoir de quelque occasion meilleure. Il me parut bien l’avoir trouvée, un jour que, passant devant une ferme, j’entendis degrands cris qui me firent accourir vers le lieu d’où ils partaient. Ils étaient poussés par un de ces moines mendiants qui vont de porteen porte emplir leur besace. Celui-ci était aux prises avec un redoutable et énorme chien qui l’avait saisi par le pan de son froc. Labête furieuse menaçait de faire un mauvais parti au pauvre diable, d’autant plus que je me persuadai sur-le-champ qu’elle étaitenragée. A cette pensée, je m’armai d’un gros bâton qui me tomba sous la main et j’en frappai si rudement l’animal que, du coup, jel’étendis sur le sol. Comme avec l’Anglais, j’attendais du moine quelque compliment, mais ce furent encore des injures que jerecueillis. De quoi m’étais-je mêlé en tuant ce chien et de quel droit m’étais-je immiscé dans les desseins de la Providence ? Si Dieuvoulait que son serviteur pérît sous la morsure de ce molosse, avais-je qualité pour m’y opposer ? Si, au contraire, il en avait décidéautrement, pourquoi m’aviser de faire l’important en cette affaire ?Le ridicule de ce double échec me découragea quelque peu et m’induisit à des réflexions salutaires dont mon beau zèle se trouvamomentanément ralenti. Je compris qu’il fallait, pour l’instant, que je me contentasse d’être un héros imaginaire, jusqu’à ce que mavocation héroïque rencontrât des circonstances ouvertement et pleinement propices. En attendant ces avances de la destinée, il neme restait qu’à cultiver pacifiquement mon latin, ce à quoi ne cessait de m’inviter le bon abbé Clercati. Pour lui, un homme qui savaità fond le latin n’avait pas son égal au monde. Le bon abbé considérait la connaissance de cette langue incomparable comme le seulbut valable de l’existence, et l’amitié qu’il avait pour moi venait toute des quelques dispositions que je montrais pour cette étude. Il nese passait pas de jour qu’il ne me fît l’éloge de cette science latinesque qu’il était fier de m’avoir transmise et qu’il comptait bienconduire en moi à sa perfection. Aussi m’appelait-il parfois, en riant, son : Exegi monumentum, comme si je dusse représenter lepinacle de sa pédagogie.*Vers la fin de la cinquième année de mon séjour chez l’abbé Clercati se produisit enfin une circonstance par laquelle j’allais metrouver à même de mettre à l’épreuve ses doctes leçons latines et de faire honneur à son enseignement, aussi bien que de prouverau comte et à la comtesse Vallarciero ma reconnaissance de ce qu’ils avaient fait pour moi. Le Comte et la Comtesse s’apprêtaient,en effet, à célébrer prochainement leurs noces d’argent et cet anniversaire conjugal devait donner lieu à d’imposantes cérémonies defamille. Cet anniversaire concordait également avec l’achèvement du gros travail de réparation entrepris au palais Vallarciero.L’incendie n’en ayant guère laissé debout que les quatre murs, il avait fallu en refaire tout l’intérieur. Il ne restait plus qu’à y effectuerles décorations nécessaires, après quoi le Comte et la Comtesse pourraient quitter leur villa du Monte Berico où ils s’étaient retirésdepuis le sinistre et réintégrer leur demeure citadine. La villa Vallarciero où se devait célébrer la fête commémorative était une des plus belles parmi celles qui s’élèvent aux environs deVicence. Située sur la pente du Monte Berico, elle dominait une vaste étendue de pays, tant du côté de Vicence qu’à l’opposé de laville. Ce contraste formait un des paysages les plus pittoresques que l’on pût voir et ce devait être un rare plaisir pour les yeux qued’habiter cette demeure où l’on jouissait de l’air le plus pur et de la vue la plus variée. Il s’y ajoutait tout l’agrément de luxe le mieuxentendu, tant au dedans de la villa, par les beaux meubles qui la garnissaient, qu’au dehors par les superbes jardins dont elle étaitentourée et que séparait de la route un mur assez élevé qu’ornaient des fantoches de pierre très gaillardement sculptés. Cesgrotesques à grosses têtes et à corps de nains, vêtus d’accoutrements bizarres, amusaient les passants et disposaient à la joie,mais, dès l’entrée par le grand portail, on se sentait plus envie d’admirer que de se divertir. Les belles ordonnances des parterresimposaient vite à l’esprit des pensées sérieuses et les nobles proportions des bâtiments l’inclinaient à une sereine gravité.Ces bâtiments n’étaient pas très grands, mais l’architecte les avait disposés avec un art consommé, de façon à ce que l’effet en fût àla fois magnifique et gracieux. L’intérieur y répondait parfaitement à l’extérieur. L’ornement principal de la villa Vallarciero était sagalerie entièrement peinte à la fresque, de la main de Messer Tiepolo, de Venise, qui y avait représenté en tableaux la vie de lafameuse reine Cléopâtre d’Égypte. Tous ces personnages, costumés à l’antique ou à l’orientale, donnaient à cette galerie un aspectde singulière magnificence et en faisaient un lieu fort propre à y réunir illustre et nombreuse compagnie ; ainsi en advint en lacirconstance dont j’ai parlé et lors des événements que je vais relater.Les Vallarciero étaient fort considérés à Vicence pour leur faste et leur dignité ; aussi la plupart des membres de la noblessevicentine avaient-ils tenu, au jour marqué, à leur venir apporter leurs hommages et leurs vœux. Il en était résulté qu’une longue file decarrosses encombrait les abords de la villa. Je m’aperçus de cet empressement lorsque, accompagné du bon abbé Clercati, nous
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