L’Inutile Beauté
Guy de Maupassant
Qui sait ?
L'Écho de Paris, 6 avril 1890
I
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Je vais donc écrire enfin ce qui m’est arrivé ! Mais le
pourrai-je ? l’oserai-je ? cela est si bizarre, si inexplicable, si incompréhensible, si
fou !
Si je n’étais sûr de ce que j’ai vu, sûr qu’il n’y a eu dans mes raisonnements aucune
défaillance, aucune erreur dans mes constatations, pas de lacune dans la suite
inflexible de mes observations, je me croirais un simple halluciné, le jouet d’une
étrange vision. Après tout, qui sait ?
Je suis aujourd’hui dans une maison de santé ; mais j’y suis entré volontairement,
par prudence, par peur !
Un seul être connaît mon histoire. Le médecin d’ici.
Je vais l’écrire. Je ne sais trop pourquoi. Pour m’en débarrasser, car je la sens en
moi comme un intolérable cauchemar.
La voici :
J’ai toujours été un solitaire, un rêveur, une sorte de philosophe isolé, bienveillant,
content de peu, sans aigreur contre les hommes et sans rancune contre le ciel. J’ai
vécu seul, sans cesse, par suite d’une sorte de gêne qu’insinue en moi la présence
des autres. Comment expliquer cela ? Je ne le pourrais. Je ne refuse pas de voir le
monde, de causer, de dîner avec des amis, mais lorsque je les sens depuis
longtemps près de moi, même les plus familiers, ils me lassent, me fatiguent,
m’énervent, et j’éprouve une envie grandissante, harcelante, de les voir partir ou de
m’en aller, d’être seul. Cette envie est plus qu’un besoin, c’est une ...
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