L’Inutile Beauté
Guy de Maupassant
Mouche
L'Écho de Paris, 7 février 1890
> Il nous dit :
En ai-je vu, de drôles de choses et de drôles de filles aux jours passés où je
canotais. Que de fois j'ai eu envie d'écrire un petit livre, titré "Sur la Seine", pour
raconter cette vie de force et d'insouciance, de gaieté et de pauvreté, de fête
robuste et tapageuse que j'ai menée de vingt à trente ans.
J'étais un employé sans le sou; maintenant, je suis un homme arrivé qui peut jeter
des grosses sommes pour un caprice d'une seconde. J'avais au coeur mille désirs
modestes et irréalisables qui me doraient l'existence de toutes les attentes
imaginaires. Aujourd'hui, je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire
lever du fauteuil où je somnole. Comme c'était simple, et bon, et difficile de vivre
ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon
absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah l la belle, calme, variée et
puante rivière pleine de mirage et d'immondices. Je l'ai tant aimée; je crois, parce
qu'elle m'a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah l les promenades le long des
berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une
feuille de nénuphar, et les lis d'eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes
fines qui m'ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d'album japonais quand
le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue ! Ai-je aimé tout cela,
d'un ...
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