Clair de lune
Guy de Maupassant
Moiron
Gil Blas, 27 septembre 1887
Comme on parlait encore de Pranzini, M. Maloureau, qui avait été procureur
général sous l’Empire, nous dit :
– Oh ! j’ai connu, autrefois, une bien curieuse affaire, curieuse par plusieurs points
particuliers, comme vous l’allez voir.
J’étais à ce moment-là procureur impérial en province, et très bien en cour, grâce à
mon père, premier président à Paris. Or j’eus à prendre la parole dans une cause
restée célèbre sous le nom de l’Affaire de l’instituteur Moiron.
M. Moiron, instituteur dans le nord de la France, jouissait, dans tout le pays, d’une
excellente réputation. Homme intelligent, réfléchi, très religieux, un peu taciturne, il
s’était marié dans la commune de Boislinot où il exerçait sa profession. Il avait eu
trois enfants, morts successivement de la poitrine. À partir de ce moment, il sembla
reporter sur la marmaille confiée à ses soins toute la tendresse cachée en son
cœur. Il achetait, de ses propres deniers, des joujoux pour ses meilleurs élèves,
pour les plus sages et les plus gentils ; il leur faisait faire des dînettes, les gorgeant
de friandises, de sucreries et de gâteaux. Tout le monde aimait et vantait ce brave
homme, ce brave cœur, lorsque coup sur coup cinq de ses élèves moururent d’une
façon bizarre. On crut à une épidémie venant de l’eau corrompue par la
sécheresse ; on chercha les causes sans les découvrir, d’autant plus que les
symptômes semblaient des plus étranges. Les enfants ...
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