Clair de lune
Guy de Maupassant
Mademoiselle Cocotte
Gil Blas, 20 mars 1883
Nous allions sortir de l’Asile quand j’aperçus dans un coin de la cour un grand
homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d’appeler un chien imaginaire. Il
criait, d’une voix douce, d’une voix tendre : « Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici,
Cocotte, viens ici, ma belle » en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les
bêtes. Je demandai au médecin :
– Qu’est-ce que celui-là ?
Il me répondit :
– Oh ! celui-là n’est pas intéressant. C’est un cocher, nommé François, devenu fou
après avoir noyé son chien.
J’insistai :
– Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, les plus humbles, sont
parfois celles qui nous mordent le plus au cœur.
Et voici l’aventure de cet homme qu’on avait sue tout entière par un palefrenier, son
camarade.
« Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils habitaient une
élégante villa au milieu d’un parc, au bord de la Seine. Le cocher était ce François,
gars de campagne, un peu lourdaud, bon cœur, niais, facile à duper.
« Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. Il n’y prit
point garde d’abord ; mais l’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit
bientôt se retourner. Il regarda s’il connaissait ce chien. Non, il ne l’avait jamais vu.
« C’était une chienne d’une maigreur affreuse avec de grandes mamelles
pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un air lamentable et affamé, la ...
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