Les Quatre Fils d’Ève
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Les Quatre Fils d’ÈveVicente Blasco Ibáñez1921Traduction de l'espagnol par Georges Hérelleparue dans La Revue de Paris, année 29, tome 2, 1922Sommaire1 I2 II3 III4 NotesI[1]La moisson tirait à sa fin, dans la grande estancia argentine appelée « LaNationale ». Les hommes, venus de tous côtés pour faire la récolte évitaient des’entasser dans les maisons des ouvriers et dans les dépendances où l’on gardaitles machines agricoles et les balles d’alfalfa sec ; ils préféraient dormir en plein airet avoir pour oreiller le sac qui contenait tous leurs biens terrestres et qui les avaitaccompagnés partout dans leurs incessantes pérégrinations. Il y avait là deshommes de presque tous les pays de l’Europe. Les uns, éternels vagabonds,s’étaient mis à courir le monde entier pour rassasier leur soif d’aventures, et ilsn’étaient que temporairement dans la pampa argentine ― quelques mois, pasdavantage ― avant de transporter leur existence inquiète en Australie ou au cap deBonne-Espérance. Les autres, simples paysans, Espagnols ou Italiens, avaient[2]traversé l’Atlantique, attirés par l’étonnante nouveauté de gagner six pesos parjour pour le même travail qui, dans leur pays, était payé quelques centimes.La plupart de ces moissonneurs appartenaient à la classe d’émigrants que lespropriétaires argentins appellent « hirondelles » : oiseaux humains qui, chaqueannée, lorsque les premières neiges couvrent leur pays, abandonnent les rivagesde l’Europe et s’envolent ...

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Les Quatre Fils d’ÈveVicente Blasco Ibáñez1291parue Tdraadnsu cLtiao nR deve ul'ee sdpea Pgnaroils ,p aarn nGéeeo r2g9e, st oHméree l2l,e 1922Sommaire12  III34  INIIotesILa moisson tirait à sa fin, dans la grande estancia [1] argentine appelée « LaNationale ». Les hommes, venus de tous côtés pour faire la récolte évitaient des’entasser dans les maisons des ouvriers et dans les dépendances où l’on gardaitles machines agricoles et les balles d’alfalfa sec ; ils préféraient dormir en plein airet avoir pour oreiller le sac qui contenait tous leurs biens terrestres et qui les avaitaccompagnés partout dans leurs incessantes pérégrinations. Il y avait là deshommes de presque tous les pays de l’Europe. Les uns, éternels vagabonds,s’étaient mis à courir le monde entier pour rassasier leur soif d’aventures, et ilsn’étaient que temporairement dans la pampa argentine ― quelques mois, pasdavantage ― avant de transporter leur existence inquiète en Australie ou au cap deBonne-Espérance. Les autres, simples paysans, Espagnols ou Italiens, avaienttraversé l’Atlantique, attirés par l’étonnante nouveauté de gagner six pesos [2] parjour pour le même travail qui, dans leur pays, était payé quelques centimes.La plupart de ces moissonneurs appartenaient à la classe d’émigrants que lespropriétaires argentins appellent « hirondelles » : oiseaux humains qui, chaqueannée, lorsque les premières neiges couvrent leur pays, abandonnent les rivagesde l’Europe et s’envolent vers le climat plus chaud de l’hémisphère méridional. Ilstravaillent durement, l’été et l’automne ; puis, lorsque le vent de la pampacommence à balayer les plaines, l’approche de l’hiver les effraie ; alors ils s’enretournent aux lieux d’où ils sont venus, et ils y arrivent à l’époque où la terrecommence à se réveiller sous les premières caresses du printemps. Ils reviennentchaque année, serrés comme un troupeau de moutons sur l’avant des sordidesvapeurs du service de l’émigration, pour travailler dans les fermes et pour yéconomiser un petit magot, en songeant sans cesse à leur lointaine patrie. Ils nefont pour ainsi dire que glisser sur le sol de la République Argentine, sans avoir lamoindre velléité d’y prendre racine. Sitôt la moisson terminée, ils s’enfuient,emportant dans leur ceinture le produit de leur labeur, et prêts à revenir l’annéesuivante.Pour les moissonneurs de « La Nationale », le repas du soir était le meilleurmoment de la journée. Ils se réunissaient en groupes, rapprochés par le lien d’unecommune origine ou par le charme personnel de la sympathie. Ils soupaient enplein air, assis sur le sol autour de la marmite fumante. Quoique les nuits fussentchaudes, ils allumaient des feux, pour que la flamme et la fumée les protégeassentcontre les moustiques, féroces maîtres de la plaine.Dans ces groupes, dont les éléments, provenant de diverses contrées de la terre,étaient venus se réunir en ce coin perdu de l’Amérique du Sud, tous les processusde la sélection sociale, toutes les évolutions qui modèlent lentement un peuple,s’accomplissaient en quelques jours. Ceux qui possédaient un pouvoir naturel de
domination exerçaient bientôt sur leurs camarades une autorité de chefs ; ceux quise distinguaient par quelque don spécial ne tardaient pas à prendre la suprématie.Tel était respecté pour son courage, tel pour l’éloquence de sa parole, tel pour sonexpérience et sa prudence.Le tio [3] Correa ― un vieux sec, décharné, mais robuste encore malgré son âge ―était l’oracle des moissonneurs espagnols. Sa connaissance profonde deshommes, ses conseils astucieux, la longue habitude qu’il avait de la RépubliqueArgentine, où il venait travailler depuis trente ans, lui valaient une solide réputation.Pour ses compatriotes et surtout pour les nouveaux venus, il était une espèce depatriarche ; et il profitait de ce prestige pour prendre la meilleure place près de lamarmite, pour dormir dans le coin le plus commode, et même pour se déchargerdes besognes les plus fatigantes sur quelqu’un de ses fidèles admirateurs.Un soir, après souper, tio Correa, assis à terre, contemplait son assiette de métaldéjà vide, et « tirait » en vain sur un cigare qui ne voulait pas s’allumer. Sa chemiseentr’ouverte laissait voir sur sa poitrine une épaisse toison grise. Autour de lui, unetrentaine de moissonneurs espagnols faisaient cercle, assis à terre comme lui ; etles dernières lueurs du feu se reflétaient sur leurs visages vernis par la brûlure dusoleil.Quelques étoiles commençaient à clignoter sur la pourpre d’un ciel ensanglanté parle crépuscule. Les champs s’étendaient, pâles, estompés par la lumière incertainedu soir les uns déjà fauchés et rendant par leurs blessures ouvertes la chaleuremmagasinée dans leur sein ; les autres, vêtus encore de leur onduleux manteaud’épis, où les premiers souffles de la brise nocturne faisaient courir un frisson. Desmachines agricoles se détachaient sur le rouge sombre de l’horizon comme demonstrueux animaux qui commenceraient à surgir des profondeurs de la nuit. Dansl’obscurité croissante, les tracteurs automobiles et les batteuses prenaient descontours analogues à ceux des êtres gigantesques qui avaient couru sur cetteplaine aux temps préhistoriques.― Ah ! mes enfants ! ― dit le tio Correa, en se plaignant d’une persistante douleurdans les articulations. Ce qu’un homme est obligé de travailler et de souffrir, pourgagner son pain quotidien !Après cette lamentation, il continua de parler au milieu d’un profond silence. Tousles yeux étaient fixés sur lui. Ses compatriotes attendaient un conte qui les feraitrire, ou une émouvante histoire qui leur ferait allonger le cou d’étonnement, et decuriosité, jusqu’à l’heure de dormir. Mais, cette nuit-là, le vieux se montrait taciturneet plus disposé à gémir qu’à distraire les camarades.― Et il en sera toujours ainsi, ― continua-t-il. ― Le mal est sans remède. Il y auratoujours des riches et des pauvres, et ceux qui sont nés pour servir les autresdoivent se résigner à leur triste sort. Ma grand’mère le disait bien, et pourtant elleétait une femme : c’est la faute d’Ève s’il n’y a pas d’égalité dans le monde ; etnous, qui passons rageusement notre vie à servir et à engraisser les autres, c’est lapremière femme que nous devons maudire pour la servitude à laquelle elle nous acondamnés. Mais quel est le mal qui n’a point pour cause, les femmes ?Le désir que le vieux avait de se plaindre, l’induisit à parler d’un Espagnol qui, dansla matinée, avait eu un bras saisi et horriblement broyé par l’engrenage d’unebatteuse. On avait transporté le blessé à la ville la plus proche, c’est-à-dire à trentekilomètres de la ferme, pour lui donner les soins nécessaires. Le malheureuxresterait mutilé et traînerait une vie de misère et de privations.Le souvenir de cet accident produisit chez les auditeurs une tristesse et uneinquiétude visibles. Et le vieux, comme s’il regrettait d’avoir fait naître le silencetragique qui pesait autour de lui, s’empressa d’ajouter :― C’est une victime de plus de notre première aïeule. Oui, Ève seule estresponsable de ce que les choses vont si mal sur cette terre.Alors ses camarades, surtout ceux qui le connaissaient depuis peu de temps,montrèrent une grande envie de savoir pourquoi Ève était responsable de leursdisgrâces ; et le vieux se mit à conter le mauvais tour que notre première aïeuleavait joué aux hommesLe tio Correa avait « ses lettres ». Dans son pays natal, où il avant exercé diversesprofessions, il avait toujours été un lecteur assidu de journaux. De plus, il avaitassisté à maintes réunions politiques, travaillé à maintes élections, prononcé mêmedes discours de sa façon dans les cabarets populaires. Il avait donc sa rhétorique,et il commença par protester que ce qu’il allait raconter n’était pas une fable. Il
s’agissait d’un fait réel, encore que ce fait fût très ancien, puisqu’il était arrivéquelques années seulement après qu’Adam et Ève eurent été chassés du Paradisterrestre et condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front.Combien le pauvre Adam eut à travailler, pour remplir ses devoirs de père defamille !En quelques jours, afin de construire les bâtiments de la ferme où il logerait Ève etleurs enfants, il fut obligé de s’improviser charpentier, menuisier et serrurier.Puis il eut à domestiquer un grand nombre d’animaux, tant pour l’aider dans sontravail que pour rendre sa nourriture plus abondante. Il s’empara du cheval, mit lejoug au bœuf, persuada à la vache de se tenir tranquille dans une étable et de selaisser traire avec résignation, réussit à convaincre la poule et le cochon qu’ilsdevaient vivre auprès de l’homme, pour que celui-ci pût les tuer commodémentchaque fois que l’envie lui viendrait de les manger.Adam eut aussi à défricher les terres vierges pour les mettre en culture, à jeter basdes arbres énormes, à défoncer profondément le sol dur et rocailleux ; et il fit toutcela avec des outils de bois et de pierre inventés par lui-même car il ne faut pasoublier qu’à cette époque Caïn, qui est le premier forgeron dont parle l’histoire,tétait encore le sein de sa mère.Comme l’homme ne vit pas seulement de pain et que les friandises sont ce quirend la vie agréable, Adam s’occupa avec plus de soin de son jardin, où poussaientles meilleurs arbres fruitiers, que de ses champs, où il cultivait d’autres denréesplus essentielles pour l’alimentation. À propos de ce jardin, le tio Correa, ému parles souvenirs de son pays dans cette pampa monotone où il n’y a que du blé et dela viande, énuméra avec complaisance les arbres aux doux fruits qui embellirent lepremier verger créé par l’homme. Il décrivit le figuier, dont les feuilles découpées enpointes ressemblent à des mains ouvertes, dont le tronc gris et rugueux paraîtrecouvert de peau d’éléphant, et qui, les matins de soleil, laisse tomber de brancheen branche un fruit qui, en s’écrasant sur le sol, montre ses entrailles rouges etgranuleuses. Il décrivit l’oranger, avec son parfum d’amour, avec ses boules de mielenfermées dans des sphères d’or ; et toutes les variétés de pêchers et debananiers ; et le melon qui vit sur le sol pour absorber mieux les sucs dont secompose sa chair blanche comme l’ivoire.Parfois Adam se rappelait le pommier du Paradis et le serpent enroulé au tronc del’arbre : ce serpent qui avait donné à Ève de mauvais conseils et qui lui avait inspiréde sots désirs. Mais ensuite, lorsqu’il contemplait son œuvre de jardinier, il haussaitles épaules. Cette œuvre de ses mains lui paraissait plus solide et de meilleuravenir que la création improvisée du Paradis.Certes ce n’était point à tort qu’il en était fier ; mais le travail était très pénible, etc’était pitié de voir Adam si usé par les fatigues. Après tant d’efforts, il ne lui restaitque la peau sur les os. On lui aurait donné deux siècles de plus que son âge. Ève,au contraire, aurait pu passer pour son arrière-petite-fille.Cette différence ne surprenait nullement le tio Correa. Durant sa vie aventureuse,lorsqu’il voyageait dans les pays les plus avancés et les plus modernes, il avaitsouvent observé que le mari travaille avec une énergie extraordinaire, passe lajournée hors de chez lui à lutter âprement pour la conquête de l’argent, tandis que lafemme reste dans son salon à jouer du piano et à recevoir des visites. Le résultatde cette inégalité dans l’effort, c’est que les femmes ont l’air d’être les filles de leursépoux, et que ceux-ci meurent ordinairement beaucoup avant elles.― À vrai dire, ― continua le vieux, ― je ne sais pas qui mourut le premier, d’Adamou d’Ève ; mais je parierais bien, sans crainte de perdre, que ce fut le pauvreAdam. Assurément Ève dut lui survivre et devenir une de ces riches veuves quis’entendent parfaitement à administrer leur fortune. Ne doutez pas qu’elle a vécu delongues années, entourée de l’amour et du respect de ses innombrables enfantsqui ne se souciaient pas d’être déshérités par leur mère.Pauvre Adam ! Certains jours, après le travail, il était si fatigué que la respiration luimanquait et qu’il s’asseyait sur le pas de sa porte, pour se reposer un peu. Il avaitpassé la journée entière à piocher la glèbe, ou à dompter le cheval sauvage et letaureau farouche. Il aurait eu grand plaisir à contempler son Ève pendant quelquesinstants. Beaucoup d’hommes ne sont-ils pas enclins à adorer les êtres pourlesquels ils souffrent, et tout ce qui nous coûte très cher ne nous inspire-t-il pas uneirrésistible admiration ? Or cette femme lui avait coûté le Paradis.Et puis, Ève avait beau mettre au monde un enfant tous les ans, quelquefois deux,
― elle ne pouvait pas s’en dispenser, puisqu’elle avait la mission de peupler laterre, ― elle demeurait toujours aussi jolie.À peine Adam, assis sur le pas de sa porte, avait-il essuyé la sueur de son front etcommencé à goûter la douceur du repos, que la voix d’Ève l’arrachait à ce bien-êtrepassager :― Écoute, Adam ! Puisque tu n’as rien à faire, tu peux bien t’occuper à mettre latable.Il arrivait même qu’elle se montrât injuste et agressive.― Adam, lave-moi cette vaisselle. N’es-tu pas honteux de rester là, les brascroisés, tandis que je me tue de travail ?Mais il y avait aussi des cas où elle prenait un ton de douce et caressante prière.― Écoute, mon petit mari. Toi qui es si bon, tu devrais bien promener le bébé danssa petite voiture. Le dernier-né, tu sais, celui qui porte le numéro soixante-douze. Tuvois bien, ma chère âme, que, seule comme je suis, je ne peux pas suffire à lessoigner tous.Et le travailleur infatigable, le bon procréateur d’un monde entier, mettait la table,lavait les assiettes et promenait le petit dernier dans une voiturette de son invention.Ève aussi travaillait. Ce n’était pas une mince besogne de nettoyer, chaque matin,la morve de sept douzaines de moutards, de leur faire prendre un bain, de lessécher au soleil et de les empêcher de se battre entre eux jusqu’à l’heure dudéjeuner. Mais elle était bien plus tracassée encore par d’autres préoccupations.Aussitôt qu’Ève s’était vue hors du Paradis, elle avait ressenti les premièresanxiétés de la pudeur et de la honte. Dès lors, sa longue chevelure ne lui parut plussuffisante pour cacher sa nudité, comme au temps où elle n’avait pas encore prêtél’oreille au méchant serpent. Lorsque, après avoir été une dame de la« haute »,dans le Paradis, elle se vit réduite à n’être plus qu’une simple femmed’ouvrier dans le monde vulgaire, elle dut se confectionner en toute hâte un manteaude feuilles sèches qui la protégeât contre le froid et qui lui permît de se montrerdans une tenue décente aux êtres célestes.Mais est-il possible qu’une femme comme il faut porte toujours le même vêtement ?Ce serait se ravaler au niveau des bêtes qui, depuis leur naissance jusqu’à leurmort, gardent sans cesse le même pelage, le même plumage ou la mêmecarapace. En sa qualité d’être raisonnable, Ève était capable de cestransformations infinies qui constituent le progrès. C’est pour cela qu’elle s’appliquaà perfectionner l’art d’embellir sa personne.Mue par la noble ambition de maintenir la supériorité de l’homme sur les autrescréatures, elle voulut avoir chaque jour un vêtement neuf. On se tromperaitabsolument si l’on croyait, avec quelques philosophes de mauvaise humeur, quecette résolution lui fut dictée par la vanité, ou par le frivole désir de plaire auxhommes, ou par le malicieux dessein de faire enrager ses amies.Pour sa parure, elle mit à contribution toutes les ressources que la nature lui offraitles fibres des plantes, les écorces des arbres, les fourrures des quadrupèdes, lesplumes des oiseaux, les pierres brillantes ou colorées que la terre vomit dans sescrises de colère.La tâche d’inventer de nouveaux vêtements et de nouveaux ornements lui parut siimportante, et elle attacha tant de prix à la nouveauté et à la variété, qu’il en résultade grands changements dans la vie qu’on menait à la ferme. Désormais les enfantsfurent de longues heures et quelquefois des journées entières sans voir leur mère.Les plus petits, couverts d’une couche de crasse, se roulaient à terre dans lesordures, tandis que les plus grands se battaient à coups de poing pour s’imposerles uns aux autres leurs volontés, ou rossaient leurs petits frères pour contraindreceux-ci à les servir comme des esclaves.Quelquefois la tribu entière se mettait d’accord pour saccager le garde-mangerpaternel, et elle dévorait en une heure toutes les provisions qu’Adam avaitemmagasinées pour une semaine.― Maman ! Maman !Un chœur de voix enfantines éclatait à l’intérieur du logis, comme pour appeler ausecours.
― Silence, démons ! Laissez-moi en paix. Il est impossible d’avoir un instant detranquillité dans cette maison.Et, après avoir fait taire la marmaille par le ton menaçant de sa voix, Èves’absorbait de nouveau dans ses méditations.― Voyons quel effet produirait une cape de peau de panthère avec un collet deplumes de lori [4], et un chapeau d’écorces avec une garniture de roses et dequeues de singe ?Son imagination ne se lassait pas de concevoir les créations les plusextraordinaires pour l’embellissement de sa personne. Une lutte s’engageait chezelle entre le désir de montrer les trésors occultes de sa beauté, et le sentiment de lamodestie et de la pudeur, naturel chez une mère.Lorsqu’elle se décidait pour une jupe courte qui lui descendait à peine jusqu’auxgenoux, elle inventait aussitôt après, par manière de compensation, des manchesqui n’en finissaient plus et un collet qui lui montait jusqu’aux oreilles. Si, dans unaccès d’audacieuse coquetterie, elle créait une toilette de cérémonie sansmanches et très décolletée, elle s’efforçait, aussitôt après, de revenir à la vertu ense faisant une jupe qui lui couvrait la pointe des pieds et qui traînait par derrière unelongue queue, avec un froufrou semblable au bruissement des feuilles sèches enautomne.Cependant, Adam allait presque nu et montrait en toute innocence ses hontes depauvre. Toute sa garde-robe ne se composait que de quelques peaux de mouton,vieilles et déchirées, qui attendaient qu’on les réparât. Ève, absorbée dans sesfantaisies somptuaires, ne trouvait jamais la demi-heure nécessaire pour ceraccommodage.Le premier homme était plein d’admiration pour les continuelles métamorphosesqu’il constatait chaque jour chez sa femme. Un matin, la chevelure d’Ève flamboyaitdes rouges ardeurs de midi ; le matin suivant, elle avait pris les tons suaves etdorés de l’aurore ; le surlendemain, elle était devenue noire comme la nuitprofonde. Certains soirs, Ève allait à la rencontre d’Adam avec une jupevolumineuse, presque sphérique de la taille aux pieds, et si large que c’était àpeine si elle pouvait passer par la porte. Mais, d’autres soirs, ― car la mode estfaite de changements brusques et de contrastes violents, ― elle avait une jupeaussi étroite et aussi ajustée que le fourreau d’une épée de parade, et c’était àpeine si elle pouvait marcher, en sautillant comme un moineau.Son visage aussi subissait des transfigurations étonnantes. Tantôt elle était pâle,d’une blancheur pareille à celle de la poussière des chemins, de sorte qu’ellesemblait être sous le coup d’une émotion mortelle ; et tantôt ses joues étaient sirouges qu’elles paraissaient illuminées par les feux du soleil couchant.Adam avait beaucoup de plaisir à la contempler, quoiqu’elle continuât à le traiterassez mal et qu’elle l’obligeât à s’acquitter de nombreuses besognes domestiques,lorsqu’il revenait des champs, éreinté. Le pauvre homme, grâce à de si coûteuxavatars, croyait avoir toutes les vingt-quatre heures une femme nouvelle.Au contraire, Ève s’ennuyait d’un mortel ennui. À quoi bon se parer avec tant desoin, s’il n’existait aucun homme, hormis Adam, qui pût la voir ? D’ailleurs elle étaitbien convaincue qu’elle était un objet d’admiration pour tout ce qui l’entourait. Savanité avait fini par lui faire comprendre les langages des animaux et des choses,langages jusqu’alors inintelligibles pour les personnes.Chaque fois qu’elle sortait de chez elle, la forêt entière s’animait d’un murmure decuriosité ; les oiseaux cessaient de voler, les quadrupèdes s’arrêtaient dans leurscourses folles, les poissons sortaient la tête à la surface des rivières et des étangs.― Voyons, ce qu’elle a inventé aujourd’hui pour nous imiter, ― criaientinsolemment les perroquets et les singes, du haut des arbres.― Très bien, ma fille ! ― approuvaient l’éléphant, avec de lents mouvements de satrompe, et le taureau en agitant son front armé.― Venez voir la dernière création d’Ève ! ― piaillaient des milliers d’oiselets dansle feuillage.Cette ovation de la nature, qui d’abord avait fait rougir d’orgueil notre premièremère, lui devint bientôt indifférente. C’était l’applaudissement d’une multitudeinférieure, et Ève aspirait à l’approbation de ses égaux. L’unique personne, hélas !
qui pouvait admirer les inventions et les délicatesses de son bon goût, c’était sonmari ; et sans doute un mari est un être respectable et qui mérite certains égards,surtout quand c’est lui qui soutient la maison ; mais pourtant il serait ridicule que lesfemmes s’habillassent pour se faire admirer par leurs seuls époux, comme il serait,ridicule qu’un poète écrivît des vers pour les lire aux seuls membres de sa famille.Non ; la femme est une artiste, et, comme tous les artistes, elle a besoin d’un grandpublic, d’un public immense à qui elle puisse inspirer l’admiration et le désir, mêmesi elle n’a pas la moindre intention de satisfaire ce désir. C’est pourquoi, comme iln’y avait alors en ce monde aucun autre homme qu’Adam, et que celui-ci nel’intéressait guère, Ève se mit à penser aux êtres bienheureux qui étaient souventdescendus du ciel pour lui faire visite, au temps où elle habitait le Paradis.À cet endroit de son récit, le tio Correa s’interrompit pour donner une explicationqu’il jugeait nécessaire.Comme Dieu est un roi, ceux qui l’entourent se comportent à la façon descourtisans d’ici-bas, c’est-à-dire qu’ils adoptent tous les sentiments, toutes lespassions de leur royal maître, et qu’ils s’y attachent même avec plus de force quecelui-ci. Dès que le Tout-Puissant eut manifesté sa colère contre Adam et Ève enles expulsant du Paradis, les habitants du ciel rompirent les relations d’amitié qu’ilsavaient avec eux, leur refusèrent le salut et évitèrent soigneusement de lesrencontrer.Parfois, lorsque Ève se mirait dans le cristal d’un petit lac qui lui servait de miroir,elle entendait derrière elle un bruit d’ailes. C’était un archange qui, accomplissantses fonctions de courrier céleste, portait un message du Seigneur.Ève le reconnaissait, se souvenait parfaitement qu’on le lui avait présenté, dans unedes réceptions qu’elle avait données au Paradis. Mais elle avait beau tousser oufredonner, afin d’attirer l’attention de ce passant, elle avait beau prendre desattitudes gracieuses : le voyageur aérien se refusait à la reconnaître et précipitaitses battements d’ailes pour s’éloigner au plus vite.« À quoi sert-il qu’une femme soit belle et bien habillée, pensait Ève amèrement, sielle ne reçoit pas de visites et si elle est condamnée à vivre en marge de lasociété ? »Et, de rage, elle déchirait ses costumes les plus originaux, qu’elle venait à peined’achever ; puis elle cherchait noise au pauvre Adam, qu’elle accusait d’êtrel’unique auteur de la perte du Paradis.― Oui, c’est toi ! Ne le nie pas ! C’est toi qui m’as fait perdre ce jardin si agréable,si distingué, avec toutes les brillantes relations que j’y avais ! Tu as eu avec leserpent je ne sais quelles louches intrigues, et c’est cela qui a excité la colère duSeigneur.Le pauvre Adam, interloqué, ne répondait que par de timides observations :― Tu devrais bien t’occuper un peu plus des enfants. Tu pourrais consacrer un peumoins de temps à ta toilette.Mais ces vulgaires conseils inspiraient à Ève une telle indignation que sa parole endevenait poétique :― Tu veux donc que j’aille toute nue ? ― protestait-elle. d’un air hautain. ― Vois ceque fait le vent ! Il est moins intéressant que moi, il n’a pas de corps ; et pourtant ils’enveloppe dans une cape de poussière pour courir le long des chemins, et d’unemante de feuilles sèches pour traverser les forêts.IIDe temps à autre, un chérubin voletait autour de la ferme d’Adam et d’Ève commeun pigeon perdu. Il s’était dérobé pour quelques heures à la tâche de faire desroulades dans les chœurs célestes, et il avait osé descendre dans les régionsterraquées, espérant bien que le Seigneur lui pardonnerait cette escapade lorsqueau retour il lui conterait ce qu’il aurait vu et le renseignerait sur la façon dont allaientles affaires humaines depuis le péché originel.Ève, avec ses yeux de femme curieuse, découvrait aussitôt la mignonne facejoufflue qui l’épiait, à demi cachée dans l’épaisseur du feuillage. Et elle appelait le
petit vagabond, en esquissant un de ses plus jolis sourires :― Écoute, chérubin. Tu arrives de là-haut ? Comment va Seigneur ?Lorsque le bambin céleste se voyait découvert, il se décidait à s’approcher etfinissait même par se poser sur les genoux de notre première mère.― Comme toujours, ― répondait-il, ― le Seigneur se maintient immuable etmagnifique.― Quand tu le reverras, ― poursuivait Ève, ― dis-lui que je me repens beaucoupde ma désobéissance... Ah ! le temps que j’ai passé au Paradis était si agréable !Quelles splendides réceptions j’y ai données ! Quel riche buffet ! Ah ! cespâtisseries célestes !Une des choses qu’Ève regrettait le plus, c’étaient les pâtisseries célestes. Elledéplorait de les avoir perdues autant que d’avoir perdu l’amitié des bienheureux.― Dis-lui aussi, ― recommandait Ève au chérubin, ― qu’à présent nous travaillonset souffrons beaucoup. Dis-lui que nous avons grand désir de le voir, ne serait-cequ’une fois, pour lui présenter nos excuses. Mon mari et moi, nous serions siheureux de nous convaincre qu’il ne nous garde pas rancune― Il sera fait comme vous le demandez, ― répondait le mioche.Et, en deux ou trois coups d’ailes, il disparaissait entre les nuées.Mais, quoiqu’elle eût donné maintes fois des commissions de cette sorte, ellen’obtenait jamais de réponse. La plupart de ces oiseaux célestes n’avaient pasl’occasion de revenir dans les parages terrestres. Il arrivait néanmoins, de temps àautre, qu’elle reconnaissait quelqu’un de ces êtres ailés.― Je sais qui tu es, petit, ― lui disait-elle. ― Je t’ai vu rôder de ce côté-ci, lasemaine dernière. As-tu fait ma commission au Seigneur ? Qu’est-ce qu’il t’arépondu ?Le plus souvent, l’ange ainsi interpellé gardait le silence ou balbutiait quelquesparoles sans suite, comme font les enfants bien élevés qui ne veulent pas répéter àune dame des paroles désagréables.― Le Seigneur t’a sûrement répondu quelque chose, ― insistait Ève. ― Allons,parle.Un jour, elle trouva un chérubin tout jeune, aux grosses joues roses, qui ne sut pasdissimuler.― Oui, madame, ― expliqua-t-il, ― Sa Divine Majesté m’a répondu quelque chose.Quand je lui ai rapporté ce dont vous m’aviez chargé pour lui, il m’a dit : « Eh quoi !Ce couple de coquins vit donc encore ? »Ève ne voulut voir dans ces paroles que la mauvaise plaisanterie d’un enfant sanséducation. Il lui semblait impossible que le Seigneur eût dit pareille chose. S’ilpersistait à rester invisible, c’était indubitablement parce qu’il était très occupé parl’administration de ses domaines immenses et qu’il ne disposait pas d’une demi-heure de liberté pour venir faire un tour sur la terre.Un matin, elle fut récompensée de sa foi dans la bonté divine. Un messagercéleste, qui sautait de nuée en nuée, s’approcha d’elle et lui cria :― Écoute, femme ! S’il ne pleut pas cet après-midi, il est possible que le Seigneurvienne vous faire une courte visite. Il n’a pas vu la terre depuis si longtemps ! Hiersoir, en causant avec l’archange Michel, il lui a dit : « Je me demande souvent ceque sont devenues les deux vilaines canailles que nous avions dans le Paradis.J’aurais plaisir à les voir. »Tout étourdie de cette nouvelle, Ève appela Adam, qui travaillait dans un champvoisin.Le remue-ménage qui s’ensuivit dans la ferme peut être comparé à celui quiprécède la fête patronale dans n’importe quel village d’Espagne, lorsque, la veilleau soir, les femmes nettoient leurs maisons de la cave au grenier, tout en préparantla grande ripaille du lendemain.L’épouse d’Adam balaya et lava les planchers du vestibule, de la cuisine, de lachambre à coucher. Elle mit un couvre-pied neuf sur le lit ; elle frotta les chaises
chambre à coucher. Elle mit un couvre-pied neuf sur le lit ; elle frotta les chaisesavec du sable et les savonna. Puis elle inspecta la garde-robe de la famille ; et,quand elle eut constaté que les peaux de mouton de son mari n’étaient pasprésentables, elle lui confectionna en un tour de main un veston de feuilles sèches.Pour un homme c’était bien assez.Elle consacra le temps qui lui restait à orner sa propre personne. Elle contemplaavec des regards perplexes quelques centaines de vêtements qu’elle avait faits etrefaits, et elle se demanda avec désolation :― Comment m’habillerai-je pour recevoir dignement un si grand personnage ? Envérité, je n’ai presque rien à me mettre.Elle considéra avec tendresse une longue tunique noire, de coupe sévère, qui nelaissait voir aucune ligne de son corps blanc. Mais ensuite elle pensa que tous lesvisiteurs seraient des hommes, et qu’il serait mal à propos de les recevoir avec tantd’austérité.Tout à coup, comme elle venait de choisir une de ses toilettes mixtes, très hardiepar un bout et très discrète par l’autre, une vraie tempête de cris et de pleurs arrivaà ses oreilles. Toute sa progéniture était en révolution. Cette progéniture ne secomposait que d’une centaine d’enfants, mais elle faisait tant de tapage qu’ilsemblait que toute la terre s’était mise à hurler.Pour la première fois de sa vie, Ève arrêta longuement ses regards sur ce petitmonde. Ils avaient les cheveux ébouriffés, les joues tachées de boue sèche, le nezcouvert de croûtes. Leur mère, trop absorbée par ses inventions de modiste, lesavait oubliés durant des mois et des mois.« Comment présenter tous ces polissons-là au Seigneur ? se dit-elle. Ils sont troplaids. Le Tout-Puissant croirait que je suis malpropre et mauvaise mère. Car leSeigneur est un homme, et les hommes sont incapables de comprendre combien ilest difficile de soigner tant de moutards. »Et elle se mit à récriminer contre Adam, comme si c’était lui qui avait à répondre del’abandon dans lequel vivaient leurs enfants.Mais le temps passait, et il était urgent de faire le choix de ceux qui seraientprésentés. Après beaucoup de doutes et d’hésitations, elle en choisit quatre, ceuxpour qui elle avait un faible ― quelle mère n’a ses préférences ? ― et elle lesdébarbouilla, les habilla le mieux qu’elle put. Puis, avec force bourrades, ellepoussa tous les autres dans une étable et les y enferma sous clef, malgré leursprotestations.Déjà les visiteurs célestes arrivaient. À peine Ève eut-elle le temps de donner undernier coup d’œil à sa toilette, de tapoter sa robe pour en faire disparaître les fauxplis et de passer le peigne sur les boucles indociles de sa chevelure.Blanche et lumineuse, une colonne de nuées descendit du ciel et vint se poser surle sol, tandis que bruissaient d’innombrables ailes et que les « hosannas ! »chantés par un chœur immense se répercutaient dans les espaces infinis.Les premiers voyageurs, en débarquant de ce convoi de nuées commencèrent àremonter le sentier de la ferme. Ils étaient environnés d’une telle splendeur qu’ilsemblait que toutes les étoiles du firmament fussent tombées sur la terre pours’ébattre entre les carrés de blé cultivés par Adam.En tête du cortège marchait l’escorte d’honneur, un détachement d’archanges qui,de la tête aux pieds, étaient couverts d’étincelantes armures d’or. Quand cesarchanges eurent remis le sabre au fourreau, ils s’approchèrent d’Ève pour luidébiter quelques galanteries : « Les années ne passaient point pour elle, et elleétait toujours aussi fraîche et appétissante qu’au temps où elle habitait le Paradis. »Bref, quelques-uns des plus entreprenants essayèrent de joindre les actes auxparoles, en donnant à Ève un baiser. Mais heureusement elle avait son balai àportée de la main, et elle les obligea, par une rapide contre-offensive, à se replierdans le jardin, où ils se perchèrent sur les arbres.À cette vue, le pauvre Adam fut bien marri.― Ils vont me manger toutes mes figues et toutes mes pêches ! ― s’écria-t-il enlevant les bras.Un cyclone aurait été moins dommageable pour lui que l’invasion de cette allègresoldatesque. Mais, comme Adam était un homme de tact, il finit par se taire, après
avoir sacré un peu.Le Seigneur parut. Sa barbe était d’argent, et il avait la tête ornée d’un trianglelumineux qui rayonnait comme le soleil. Derrière lui venait Michel, dans une armureincrustée de pierres précieuses qui formaient de fantastiques arabesques. Lesministres et les hauts dignitaires de la cour céleste fermaient la marche.Le Créateur salua Adam avec un sourire de commisération.― Comment cela va-t-il, mon pauvre homme ? Ta femme ne t’a pas compromisdans de nouvelles intrigues ?Puis, se tournant vers Ève et lui prenant le menton, d’une main caressante :― Et toi, bonne pièce, est-ce que tu continues à faire des folies ?Touchés par tant de simplicité, les époux offrirent au Seigneur l’unique fauteuil qu’ilspossédaient, assez semblable à un trône. C’était un siège à bras, large, moelleux,fait avec la meilleure corde de sparte, un siège, enfin, comme on n’en trouve quechez le curé d’un riche village.Assis dans ce fauteuil, Sa Divine Majesté écouta ce qu’Adam lui racontait sur sestravaux, sur les affaires qui n’allaient pas, sur les difficultés qu’il avait à vaincre pourgagner la vie de sa famille et de lui-même.― C’est très bien fait et j’en suis fort content, ― lui répondit le Seigneur, avec unsourire qui agitait sa barbe resplendissante. ― Cela t’apprendra à désobéir à tessupérieurs, et surtout à ne pas suivre les conseils d’une femme. Croyais-tu, parhasard, que tu allais être hébergé gratis au Paradis, et qu’en même temps tu seraislibre d’y faire tout ce qui te passerait par la tête ? Souffre donc, mon garçon ;travaille et rage. Cela t’apprendra ce que coûte la liberté.Ensuite le Seigneur considéra Ève longuement. Déjà, tout en causant avec Adam, ilavait jeté sur elle des coups d’œil de curiosité et d’indignation. C’était la premièrefois qu’il voyait une femme vêtue. D’où pouvait bien être sorti cet animal auplumage étrange, ce perroquet sans ailes dont il aurait été incapable de concevoirla forme absurde et les couleurs criardes, même dans ses moments de plusfrénétique création ?Ève, s’apercevant que le Seigneur l’observait, prit les attitudes qu’elle jugea les plusséduisantes, s’efforça de faire valoir les charmes de son corps et l’élégance de saparure ; et en même temps elle souriait, sûre d’elle-même. Alors le Tout-Puissant futbien obligé de reconnaître qu’il y avait effectivement une certaine grâce dans cetteparure qu’il avait d’abord trouvée si ridicule.― Elle continue à être aussi frivole, ― murmura le Seigneur en s’adressant àMichel, son généralissime, qui ne le quittait jamais d’une semelle et qui se tenaitalors derrière son fauteuil. ― Toujours la même tête de linotte que nous avonsconnue au Paradis. Mais il faut bien avouer qu’elle sait s’attifer avec goût.Résultat : le cœur du Seigneur s’adoucit, et il sembla même que le Souverain Jugeregrettait un peu sa sévérité d’autrefois car il ajouta sur un ton de bienveillance :― N’espérez pas que je vous pardonne et que je vous permette jamais de jouir uneseconde fois des félicités du Paradis. Ce qui est fait est fait, et mes sentences sontirrévocables. Il faut que vous subissiez les effets de ma malédiction. Si je manquaisà ma parole sacrée, je me méconnaîtrais moi-même. Toutefois, puisque je suisvenu vous voir, je ne veux pas m’en aller sans vous laisser un souvenir de ma visite.À vous-mêmes il m’est impossible de rien donner, puisque je vous ai maudits ;mais vos enfants sont innocents, et ce sera un plaisir pour moi de faire à chacund’eux un petit cadeau.Ève lui présenta aussitôt les quatre préférés.― Quatre enfants seulement ? ― s’étonna le Seigneur. ― Je vous croyais unedescendance plus nombreuse. Mes cadeaux ne me ruineront pas. Allons, petits,approchez.Les quatre polissons s’alignèrent devant le Tout-Puissant qui les examina avecattention. Après cet examen :― Viens ici, toi, ― dit-il en désignant un petit, sérieux et ventru, au regard pénétrantet aux sourcils froncés, qui avait écouté gravement toute la conversation en sesuçant le pouce. ― Je te confère le pouvoir de juger tes égaux. Tu seras le
dispensateur de la justice ; tu interpréteras à ta guise les lois faites par d’autres ; tuposséderas le privilège de définir ce qui est le Bien et ce qui est le Mal, sauf àchanger d’opinion de siècle en siècle. Tu assujettiras tous les délinquants auxmêmes règles pénales, mesure aussi sage et prudente que celle par laquelle lesmédecins prétendraient guérir tous les malades avec le même remède.» Ta situation dans le monde sera la plus stable, la plus inamovible. Avec le temps,il arrivera peut-être que les hommes doutent de tout ce qui les entoure ; il arriverapeut-être qu’ils osent discuter sur ma propre existence et qu’ils me nient. Mais toi,tu n’as rien à craindre. Tu seras la Justice auguste et infaillible, qui ne se trompejamais, et sans laquelle la vie humaine est impossible. Ceux-là mêmes qui se ferontde leur incrédulité absolue un titre de gloire, ne laisseront pas de s’indigner, siquelqu’un a l’audace de mettre en doute ta rectitude. Et si tu tombes dans deserreurs qui coûtent la liberté ou la vie à des hommes, la majorité dissimulera tonhorrible méprise en invoquant « le caractère sacré de la chose jugée ».Ensuite le Tout-Puissant fit signe à un second marmot d’avancer. Celui-ci était brun,d’aspect jovial et hardi, avec le crâne en pointe, la mâchoire carrée et les oreillessaillantes ; il tenait toujours dans sa main droite un bâton, avec lequel il frappait sesfrères ; à l’heure des repas, il s’emparait des portions des autres, et, si ceux-ciprotestaient, il les faisait taire en les menaçant. Quand il fut à une certaine distancedu Tout-Puissant, il se planta dans l’attitude militaire, les mains collées aux cuisses,les yeux fixés devant lui, comme un soudard allemand bien discipliné.― Toi, ― lui dit le Seigneur, ― tu seras l’homme de guerre, le héros. Tu conduirastes semblables à la mort, comme le boucher conduit les brebis à l’abattoir. Celan’empêchera pas que tout le monde t’admire et t’acclame, y compris ceux qui, sousta conduite, seront mis en pièces ; car tu auras à ton service des fétiches d’uninépuisable pouvoir : les mots Gloire, Honneur, Patrie, Drapeau.» Les hommes parleront avec émotion des lois morales et des commandementsreligieux qui leur disent « Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas », « Tu aimeraston prochain comme toi-même » ; mais toi, guerrier semblable à un demi-dieu, tuvivras au delà du Bien et du Mal. Si les autres tuent, on les jugera comme descriminels, et ils uniront leurs jours dans un bagne ou sur l’échafaud. Toi, aucontraire, tu grandiras en proportion de tes tueries ; et les gens, lorsqu’ilst’admireront couvert de sang humain, s’écrieront en chœur : « Voilà un véritablehéros ! »» S’il t’arrive de convoiter un territoire, la première chose que tu feras, ce sera det’en rendre maître par la force ; en exterminant tous ceux qui tenteront de te résisterau nom de leurs droits anciens. Ensuite, tu trouveras toujours des jurisconsultes quise chargeront de prouver, textes en main, ton droit à la possession des terresconquises. Commets toutes sortes d’atrocités, mais sois vainqueur. Tu aurastoujours raison, si tu es victorieux. Personne n’osera demander de comptes auconquérant, et, dans leurs temples, les prêtres de toutes les religions célébrerontton triomphe et chanteront pour le salut de ton âme. Inonde les pays de sang, passeles peuples au fil de l’épée, incendie les villes, massacre, détruis et pille. Celan’empêchera pas les poètes de te célébrer et les historiens de perpétuer tes hautsfaits, beaucoup plus que si tu étais un bienfaiteur de l’humanité. Mais, s’il advientque d’autres, sans être habillés de ce vêtement de coupe et de couleur spécialesqu’on appelle uniforme, tentent de t’imiter et commettent les mêmes atrocités quetoi, ils traîneront une chaîne dans le cachot d’une prison... Tu peux te retirer. Qu’unautre s’avance ! »Le troisième était un adolescent maigre, nerveux, d’une pâleur verdâtre, au regardplein de ruse. Le Seigneur, avant de décider ce qu’il ferait de lui, réfléchit uninstant ; puis il prononça :― Toi, tu dirigeras les affaires du monde ; tu seras en même temps le marchand etle banquier. Tu prêteras de l’or aux rois : cela te permettra de les traiter comme s’ilsétaient tes égaux ; et, s’il t’arrive de ruiner toute une nation pour ton profit, le mondeadmirera ton habileté. Tes grandes combinaisons financières répandront lapanique dans l’univers entier, feront peser sur les villes des heures d’angoissemortelle. Tes victoires à la Bourse auront pour accompagnement les coups depistolet de tes victimes acculées au suicide et les pleurs de leurs familles.» Tu provoqueras des guerres incompréhensibles, tu favoriseras des traités de paixruineux, tu seras responsable de l’envoi de cuirassés et d’armées expéditionnairespour soutenir tes revendications injustes et usuraires contre les peuples faibles. Tesfils croiront protéger les arts en entretenant luxueusement des danseuses, descantatrices ou des femmes quelconques, qui porteront de somptueux costumes etdes joyaux extraordinaires pour la satisfaction de ton orgueil. Quant à toi, retenu par
tes affaires, tu vieilliras et tu arriveras tard sur la scène de la vie, pour y être unMécène de la même espèce ; mais tu te contenteras de protéger les peintres.» Les opinions les plus disparates accompagneront pendant trente ou quarante ansle souvenir de ton nom car ton nom, comme celui des ténors et des comédiens,vivra tout juste ce que vivront les personnes qui t’auront connu. « Il a été utile auprogrès humain », diront les uns en se souvenant de tes flottes de naviresmarchands et des voies ferrées dont tu auras sillonné le désert. « Il a été un bandit,un monstre qui, pour gagner ses richesses, a sacrifié plus de vies humaines qu’unconquérant », affirmeront les autres en pensant que, pour chaque kilomètre de railsposés, tu auras empli d’ouvriers un cimetière. Et tous auront raison, tous diront lavérité car, ce qu’il y a de plus drôle dans la vie des hommes, c’est que tous leshommes se réclament toujours de la vérité, de la vérité absolue et indiscutable,sans savoir que cette vérité absolue n’est qu’un songe et qu’il y aura toujours autantde vérités que d’intérêts. N’oublie pas cela, et poursuis ton chemin.Le tour du quatrième enfant était venu, et celui-ci s’avança. Quand le Seigneur vit cemorveux, il se mit à rire. Le petit avait à peine deux pieds de haut ; mais le Tout-Puissant, à qui rien n’échappe, comprit tout de suite qu’il était le chéri de sa mère.Le Tout-Puissant examinait ce minuscule personnage avec une gaîté maldissimulée, considérait ses robustes épaules, sa tête énorme et son large front. Cetenfant avait le regard orgueilleux, et ses lèvres se contractaient dans une grimaceoù il y avait un mélange de mépris et d’adulation. Il tenait à la fois du roi et ducomédien.Le marmouset n’était nullement intimidé par la présence du Créateur. Il se tenaitdroit, une main sur la poitrine, l’autre appuyée sur le dossier d’une chaise. Son frontélevé semblait attendre l’inspiration d’en haut. Il gardait la raideur d’un modèle,comme s’il eût posé devant le sculpteur chargé de sa future statue.Sa mère le connaissait bien, et elle avait recours à lui, lorsqu’elle s’occupait à laconfection de ses toilettes, pour faire tenir tranquille sa nombreuse progéniture.― Viens, mon trésor, ― lui disait-elle. ― Fais-moi le plaisir d’amuser tes frères parun de tes discours.Et le petit, entraîné par sa propre éloquence, parlait des heures et des heures sanssavoir ce qu’il disait. Pendant ce temps-là, Ève avait le loisir d’achever sonouvrage.― Toi, ― déclara le Tout-Puissant, ― tu seras le roi de la terre : tu seras l’Orateur,et ce mot dit tout. Tes frères, en dépit de leur pouvoir et de leur orgueil, vivront sousla protection de ta parole. Le guerrier t’obéira ; le juge te servira et te soutiendra,pour maintenir sa propre situation ; le banquier te paiera tout ce que tu luidemanderas, pour que tu sois son avocat et que tu défendes ses combinaisonsterribles. Ton unique mérite sera de bien parler, et cela suffira pour que tous teregardent comme l’homme le plus sage de la terre.» Sans avoir besoin d’étudier les affaires, tu en parleras interminablement. Et si,parfois, tu as besoin de montrer tes connaissances, elles seront de troisième ou dequatrième main, ce qui n’empêchera pas les masses de t’acclamer comme ungénie.» Dans les temps difficiles, tout le monde s’adressera à toi, et l’on verra en toil’unique espoir de la patrie. « Mettons-le à la tête du gouvernement, diront les gens,puisqu’il parle mieux que tous les autres. » Telle est l’absurde logique par laquellel’humanité se laisse conduire. Pour gouverner une nation, pour administrer sesaffaires et même pour commander ses armées, rien ne paraît valoir un bon orateur,capable de parler à toute heure, facilement et sans fatigue. Quand éclatera uneguerre, c’est toi qui, de ton fauteuil, dirigeras les généraux. Quand viendra lemoment de négocier la paix, c’est à un congrès d’orateurs que l’on confiera cettemission. La parole, plus encore que le sabre, sera maîtresse du monde. Parle, monenfant, parle avec éloquence et sans te fatiguer ; et le monde t’appartiendra. »IIIAdam pleurait silencieusement, plein de gratitude pour les bontés du Seigneur. Sesquatre fils venaient de recevoir l’empire de la terre.Cependant Ève paraissait inquiète. Plusieurs fois elle avait été sur le point
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