Guy de MaupassantLe Pain mauditBoule de suif, P. Ollendorff, 1907 (pp. 129-136).Le Pain mauditLe père Taille avait trois filles. Anna, l’aînée, dont on ne parlait guère dans la famille,Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit ans, et Claire, la dernière, encoregosse, qui venait de prendre son quinzième printemps.Le père Taille, veuf aujourd’hui, était maître mécanicien dans la fabrique de boutonsde M. Lebrument. C’était un brave homme, très considéré, très droit, très sobre,une sorte d’ouvrier modèle. Il habitait rue d’Angoulême, au Havre.Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux était entré dansune colère épouvantable ; il avait menacé de tuer le séducteur, un blanc-bec, unchef de rayon d’un grand magasin de nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit dedivers côtés que la petite se rangeait, qu’elle mettait de l’argent sur l’État, qu’elle necourait pas, liée maintenant avec un homme d’âge, un juge au tribunal decommerce, M. Dubois ; et le père s’était calmé.Il s’inquiétait même de ce qu’elle faisait ; demandait des renseignements sur samaison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir ; et quand on luiaffirmait qu’elle était dans ses meubles et qu’elle avait un tas de vases de couleursur ses cheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées et destapis partout, un petit sourire content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans iltravaillait, lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille ...
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