Le Mystère de Marie Roget
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Edgar Allan PoeHistoires grotesques et sérieusesTraduction Charles Baudelaire.Michel Lévy frères, 1871 (pp. 1-111).>Il y a peu de personnes, même parmi les penseurs les plus calmes, qui n’aient été quelquefois envahies par une vague maissaisissante demi-croyance au surnaturel, en face de certaines coïncidences d’un caractère en apparence si merveilleux, que l’espritse sentait incapable de les admettre comme pures coïncidences. De pareils sentiments (car les demi-croyances dont je parle n’ontjamais la parfaite énergie de la pensée), de pareils sentiments ne peuvent être que difficilement comprimés, à moins qu’on n’enréfère à la science de la chance, ou, selon l’appellation technique, au calcul des probabilités. Or, ce calcul est, dans son essence,purement mathématique ; et nous avons ainsi l’anomalie de la science la plus rigoureusement exacte appliquée à l’ombre et à laspiritualité de ce qu’il y a de plus impalpable dans le monde de la spéculation.Les détails extraordinaires que je suis invité à publier forment, comme on le verra, quant à la succession des époques, la premièrebranche d’une série de coïncidences à peine imaginables, dont tous les lecteurs retrouveront la branche secondaire ou finale dansl’assassinat récent de Mary Cecilia Rogers, à New-York.Lorsque, dans un article intitulé Double assassinat dans la rue Morgue, je m’appliquai, il y a un an à peu près, à dépeindre quelquestraits saillants du caractère spirituel de mon ami le chevalier C. ...

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Extrait

Edgar Allan PoeTHriastdouircteiso ng rCotheasrlqeuse Bs aeut dseélraiierues.esMichel Lévy frères, 1871 (pp. 1-111).>Il y a peu de personnes, même parmi les penseurs les plus calmes, qui n’aient été quelquefois envahies par une vague maissaisissante demi-croyance au surnaturel, en face de certaines coïncidences d’un caractère en apparence si merveilleux, que l’espritse sentait incapable de les admettre comme pures coïncidences. De pareils sentiments (car les demi-croyances dont je parle n’ontjamais la parfaite énergie de la pensée), de pareils sentiments ne peuvent être que difficilement comprimés, à moins qu’on n’enréfère à la science de la chance, ou, selon l’appellation technique, au calcul des probabilités. Or, ce calcul est, dans son essence,purement mathématique ; et nous avons ainsi l’anomalie de la science la plus rigoureusement exacte appliquée à l’ombre et à laspiritualité de ce qu’il y a de plus impalpable dans le monde de la spéculation.Les détails extraordinaires que je suis invité à publier forment, comme on le verra, quant à la succession des époques, la premièrebranche d’une série de coïncidences à peine imaginables, dont tous les lecteurs retrouveront la branche secondaire ou finale dansl’assassinat récent de Mary Cecilia Rogers, à New-York.Lorsque, dans un article intitulé Double assassinat dans la rue Morgue, je m’appliquai, il y a un an à peu près, à dépeindre quelquestraits saillants du caractère spirituel de mon ami le chevalier C. Auguste Dupin, il ne me vint pas à l’idée que j’aurais jamais àreprendre le même sujet. Je n’avais pas d’autre but que la peinture de ce caractère, et ce but se trouvait parfaitement atteint à traversla série bizarre de circonstances faites pour mettre en lumière l’idiosyncrasie de Dupin. J’aurais pu ajouter d’autres exemples, maisje n’aurais rien prouvé de plus. Toutefois, des événements récents ont, dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans mamémoire quelques détails de surcroît, qui garderont ainsi, je présume, quelque air d’une confession arrachée. Après avoir appris toutce qui ne m’a été raconté que récemment, il serait vraiment étrange que je gardasse le silence sur ce que j’ai entendu et vu, il y a déjàlongtemps.Après la conclusion de la tragédie impliquée dans la mort de madame l’Espanaye et de sa fille, le chevalier Dupin congédia l’affairede son esprit, et retomba dans ses vieilles habitudes de sombre rêverie. Très-porté, en tout temps, vers l’abstraction, son caractèrel’y rejeta bien vite ; et continuant à occuper notre appartement dans le faubourg Saint-Germain, nous abandonnâmes aux vents toutsouci de l’avenir, et nous nous assoupîmes tranquillement dans le présent, brodant de nos rêves la trame fastidieuse du mondeenvironnant.Mais ces rêves ne furent pas sans interruption. On devine facilement que le rôle joué par mon ami dans le drame de la rue Morguen’avait pas manqué de faire impression sur l’esprit de la police parisienne. Parmi ses agents, le nom de Dupin était devenu un motfamilier. Le caractère simple des inductions par lesquelles il avait débrouillé le mystère n’ayant jamais été expliqué au préfet, ni àaucun autre individu, moi excepté, il n’est pas surprenant que l’affaire ait été regardée comme approchant du miracle, ou que lesfacultés analytiques du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l’intuition. Sa franchise l’aurait sans doute poussé àdésabuser tout questionneur d’une pareille erreur ; mais son indolence fut cause qu’un sujet dont l’intérêt avait cessé pour lui depuislongtemps ne fut pas agité de nouveau. Il arriva ainsi que Dupin devint le fanal vers lequel se tournèrent les yeux de la police ; et enmainte circonstance, des efforts furent faits auprès de lui par la préfecture pour s’attacher ses talents. L’un des cas les plusremarquables fut l’assassinat d’une jeune fille nommée Marie Roget.Cet événement eut lieu deux ans environ après l’horreur de la rue Morgue. Marie, dont le nom de baptême et le nom de famillefrapperont sans doute l’attention par leur ressemblance avec ceux d’une jeune et infortunée marchande de cigares, était la fille uniquede la veuve Estelle Roget. Le père était mort pendant l’enfance de la fille, et depuis l’époque de son décès jusqu’à dix-huit mois avantl’assassinat qui fait le sujet de notre récit, la mère et la fille avaient toujours demeuré ensemble dans la rue Pavée-Saint-André[1],madame Roget y tenant une pension bourgeoise, avec l’aide de Marie. Les choses allèrent ainsi jusqu’à ce que celle-ci eût atteint savingt-deuxième année, quand sa grande beauté attira l’attention d’un parfumeur qui occupait l’une des boutiques du rez-de-chausséedu Palais-Royal, et dont la clientèle était surtout faite des hardis aventuriers qui infestent le voisinage. M. Le Blanc[2] se doutait biendes avantages qu’il pourrait tirer de la présence de la belle Marie dans son établissement de parfumerie ; et ses propositions furentacceptées vivement par la jeune fille, bien qu’elles soulevassent chez madame Roget quelque chose de plus que de l’hésitation. Les espérances du boutiquier se réalisèrent, et les charmes de la brillante grisette donnèrent bientôt la vogue à ses salons. Elle tenaitson emploi depuis un an environ, quand ses admirateurs furent jetés dans la désolation par sa disparition soudaine de la boutique. M.Le Blanc fut dans l’impossibilité de rendre compte de son absence, et madame Roget devint folle d’inquiétude et de terreur. Lesjournaux s’emparèrent immédiatement de la question, et la police était sur le point de faire une investigation sérieuse, quand un beaumatin, après l’espace d’une semaine, Marie, en bonne santé, mais avec un air légèrement attristé, reparut, comme d’habitude, à soncomptoir de parfumerie. Toute enquête, excepté celle d’un caractère privé, fut immédiatement arrêtée. M. Le Blanc professait uneparfaite ignorance, comme précédemment. Marie et madame Roget répondirent à toutes les questions qu’elle avait passé ladernière semaine dans la maison d’un parent, à la campagne. Ainsi l’affaire tomba et fut généralement oubliée ; car la jeune fille,dans le but ostensible de se soustraire à l’impertinence de la curiosité, fit bientôt un adieu définitif au parfumeur, et alla chercher unabri dans la résidence de sa mère, rue Pavée-Saint-André.Il y avait à peu près cinq mois qu’elle était rentrée à la maison, lorsque ses amis furent alarmés par une soudaine et nouvelle
disparition. Trois jours s’écoulèrent sans qu’on entendît parler d’elle. Le quatrième jour, on découvrit son corps flottant sur la Seine[3],près de la berge qui fait face au quartier de la rue Saint-André, à un endroit peu distant des environs peu fréquentés de la barrière duRoule[4].L’atrocité du meurtre (car il fut tout d’abord évident qu’un meurtre avait été commis), la jeunesse et la beauté de la victime, et, par-dessus tout, sa notoriété antérieure, tout conspirait pour produire une intense excitation dans les esprits des sensibles Parisiens. Jene me souviens pas d’un cas semblable ayant produit un effet aussi vif et aussi général. Pendant quelques semaines, les gravesquestions politiques du jour furent elles-mêmes noyées dans la discussion de cet unique et absorbant sujet. Le préfet fit des effortsinaccoutumés ; et toutes les forces de la police parisienne furent, jusqu’à leur maximum, mises en réquisition.Quand le cadavre fut découvert, on était bien loin de supposer que le meurtrier pût échapper, plus d’un temps très-bref, auxrecherches qui furent immédiatement ordonnées. Ce ne fut qu’à l’expiration d’une semaine qu’on jugea nécessaire d’offrir unerécompense ; et même cette récompense fut limitée alors à la somme de mille francs. Toutefois l’investigation continuait avecvigueur, sinon avec discernement, et de nombreux individus furent interrogés, mais sans résultat ; cependant l’absence totale de filconducteur dans ce mystère ne faisait qu’accroître l’excitation populaire. À la fin du dixième jour, on pensa qu’il était opportun dedoubler la somme primitivement proposée ; et peu à peu, la seconde semaine s’étant écoulée sans amener aucune découverte, etles préventions que Paris a toujours nourries contre la police s’étant exhalées en plusieurs émeutes sérieuses, le préfet prit sur luid’offrir la somme de vingt mille francs « pour la dénonciation de l’assassin, » ou, si plusieurs personnes se trouvaient impliquéesdans l’affaire, « pour la dénonciation de chacun des assassins[5] ». Dans la proclamation qui annonçait cette récompense, une pleineamnistie était promise à tout complice qui déposerait spontanément contre son complice ; et à la déclaration officielle, partout où elleétait affichée, s’ajoutait un placard privé, émanant d’un comité de citoyens, qui offrait dix mille francs, en plus de la somme proposéepar la préfecture. La récompense entière ne montait pas à moins de trente mille francs ; ce qui peut être regardé comme une sommeextraordinaire, si l’on considère l’humble condition de la petite et la fréquence, dans les grandes villes, des atrocités telles que celleen question.Personne ne doutait maintenant que le mystère de cet assassinat ne fût immédiatement élucidé. Mais, quoique, dans un ou deux cas,des arrestations eussent eu lieu qui semblaient promettre un éclaircissement, on ne put rien découvrir qui incriminât les personnessuspectées, et elles furent aussitôt relâchées. Si bizarre que cela puisse paraître, trois semaines s’étaient déjà écoulées depuis ladécouverte du cadavre, trois semaines écoulées sans jeter aucune lumière sur la question, et cependant la plus faible rumeur desévénements qui agitaient si violemment l’esprit public n’était pas encore arrivée à nos oreilles. Dupin et moi, voués à des recherchesqui avaient absorbé toute notre attention, depuis près d’un mois, nous n’avions, ni l’un ni l’autre, mis le pied dehors ; nous n’avionsreçu aucune visite, et à peine avions-nous jeté un coup d’œil sur les principaux articles politiques d’un des journaux quotidiens. Lapremière nouvelle du meurtre nous fut apportée par G…, en personne[6]. Il vint nous voir le 13 juillet 18.., au commencement del’après-midi, et resta avec nous assez tard après la nuit tombée. Il était vivement blessé de l’insuccès de ses efforts pour dépister lesassassins. Sa réputation, disait-il, avec un air essentiellement parisien, était en jeu ; son honneur même, engagé dans la partie. L’œildu public, d’ailleurs, était fixé sur lui, et il n’était pas de sacrifice qu’il ne fût vraiment disposé à faire pour l’éclaircissement de cemystère. Il termina son discours, passablement drôle, par un compliment relatif à ce qu’il lui plut d’appeler le tact de Dupin, et fit àcelui-ci une proposition directe, certainement fort généreuse, dont je n’ai pas le droit de révéler ici la valeur précise, mais qui n’a pasde rapports avec l’objet propre de mon récit.Mon ami repoussa le compliment du mieux qu’il put, mais il accepta tout de suite la proposition, bien que les avantages en fussentabsolument conditionnels. Ce point étant établi, le préfet se répandit tout d’abord en explications de ses propres idées, lesentremêlant de longs commentaires sur les dépositions, desquelles nous n’étions pas encore en possession. Il discouraitlonguement, et même, sans aucun doute, doctement, lorsque je hasardai à l’aventure une observation sur la nuit qui s’avançait etamenait le sommeil. Dupin, fermement assis dans son fauteuil accoutumé, était l’incarnation de l’attention respectueuse. Il avait gardéses lunettes durant toute l’entrevue ; et, en jetant de temps à autre un coup d’œil sous leurs vitres vertes, je m’étais convaincu que,pour silencieux qu’il eût été, son sommeil n’en avait pas été moins profond pendant les sept ou huit dernières lourdes heures quiprécédèrent le départ du préfet.Dans la matinée suivante, je me procurai, à la Préfecture, un rapport complet de toutes les dépositions obtenues jusqu’alors, et, àdifférents bureaux de journaux, un exemplaire de chacun des numéros dans lesquels, depuis l’origine jusqu’au dernier moment, avaitparu un document quelconque, intéressant, relatif à cette triste affaire. Débarrassée de ce qui était positivement marqué de fausseté,cette masse de renseignements se réduisait à ceci :Marie Roget avait quitté la maison de sa mère, rue Pavée-Saint-André, le dimanche 22 juin 18.., à neuf heures du matin environ. Ensortant, elle avait fait part à M. Jacques Saint-Eustache[7], et à lui seul, de son intention de passer la journée chez une tante, à elle, quidemeurait rue des Drômes. La rue des Drômes est un passage court et étroit, mais très-populeux, qui n’est pas loin des bords de larivière, et qui est situé à une distance de deux milles, dans la ligne supposée directe, de la pension bourgeoise de madame Roget.Saint-Eustache était le prétendant avoué de Marie, et logeait dans ladite pension, où il prenait également ses repas. Il devait allerchercher sa fiancée à la brune et la ramener à la maison. Mais, dans l’après-midi, il survint une grosse pluie ; et, supposant qu’elleresterait toute la nuit chez sa tante (comme elle avait fait dans des circonstances semblables), il ne jugea pas nécessaire de tenir sapromesse. Comme la nuit s’avançait, on entendit madame Roget (qui était vieille et infirme) exprimer la crainte « de ne plus jamaisrevoir Marie » ; mais dans le moment on attacha peu d’attention à ce propos.Le lundi, il fut vérifié que la jeune fille n’était pas allée à la rue des Drômes ; et, quand le jour se fut écoulé sans apporter de sesnouvelles, une recherche tardive fut organisée sur différents points de la ville et des environs. Ce ne fut cependant que le quatrièmejour depuis l’époque de sa disparition qu’on apprit enfin quelque chose d’important la concernant. Ce jour-là (mercredi 25 juin), un M.Beauvais[8], qui, avec un ami, cherchait les traces de Marie près de la barrière du Roule, sur la rive de la Seine opposée à la ruePavée-Saint-André, fut informé qu’un corps venait d’être ramené au rivage par quelques pêcheurs, qui l’avaient trouvé flottant sur lefleuve. En voyant le corps, Beauvais, après quelque hésitation, certifia que c’était celui de la jeune parfumeuse. Son ami le reconnutplus promptement.
Le visage était arrosé de sang noir, qui jaillissait en partie de la bouche. Il n’y avait pas d’écume, comme on en voit dans le cas despersonnes simplement noyées. Pas de décoloration dans le tissu cellulaire. Autour de la gorge se montraient des meurtrissures etdes impressions de doigts. Les bras étaient repliés sur la poitrine et roidis. La main droite crispée, la gauche à moitié ouverte. Lepoignet gauche était marqué de deux excoriations circulaires, provenant apparemment de cordes ou d’une corde ayant fait plus d’untour. Une partie du poignet droit était aussi très-éraillée, ainsi que le dos dans toute son étendue, mais particulièrement auxomoplates. Pour amener le corps sur le rivage, les pêcheurs l’avaient attaché à une corde ; mais ce n’était pas là ce qui avait produitles excoriations en question. La chair du cou était très-enflée. Il n’y avait pas de coupures apparentes ni de meurtrissures semblant lerésultat de coups. On découvrit un morceau de lacet si étroitement serré autour du cou qu’on ne pouvait d’abord l’apercevoir ; il étaitcomplètement enfoui dans la chair, et assujetti par un nœud caché juste sous l’oreille gauche. Cela seul aurait suffi pour produire lamort. Le rapport des médecins garantissait fermement le caractère vertueux de la défunte. Elle avait été vaincue, disaient-ils, par laforce brutale. Le cadavre de Marie, quand il fut trouvé, était dans une condition telle, qu’il ne pouvait y avoir, de la part de ses amis,aucune difficulté à le reconnaître.La toilette était déchirée et d’ailleurs en grand désordre. Dans le vêtement extérieur, une bande, large d’environ un pied, avait étédéchirée de bas en haut, depuis l’ourlet jusqu’à la taille, mais non pas arrachée. Elle était roulée trois fois autour de la taille etassujettie dans le dos par une sorte de nœud très-solidement fait. Le vêtement, immédiatement au-dessous de la robe, était demousseline fine ; et on en avait arraché une bande large de dix-huit pouces, arraché complètement, mais très-régulièrement et avecune grande netteté. On retrouva cette bande autour du cou, adaptée d’une manière lâche et assujettie avec un nœud serré. Par-dessus cette bande de mousseline et le morceau de lacet, étaient attachées les brides d’un chapeau, avec le chapeau pendant. Lenœud qui liait les brides n’était pas un nœud comme le font les femmes, mais un nœud coulant, à la manière des matelots.Le corps, après qu’il fut reconnu, ne fut pas, comme c’est l’usage, transporté à la Morgue (cette formalité étant maintenant superflue),mais enterré à la hâte non loin de l’endroit du rivage où il avait été recueilli. Grâce aux efforts de Beauvais, l’affaire fut soigneusementassoupie, autant du moins qu’il fut possible ; et quelques jours s’écoulèrent avant qu’il en résultât aucune émotion publique. À la fin,cependant, un journal hebdomadaire[9] ramassa la question ; le cadavre fut exhumé, et une enquête nouvelle ordonnée ; mais il n’enrésulta rien de plus que ce qui avait déjà été observé. Toutefois, les vêtements furent alors présentés à la mère et aux amis de ladéfunte, qui les reconnurent parfaitement pour ceux portés par la jeune fille quand elle avait quitté la maison.Cependant l’excitation publique croissait d’heure en heure. Plusieurs individus furent arrêtés et relâchés. Saint-Eustache enparticulier parut suspect ; et il ne sut pas d’abord donner un compte rendu intelligible de l’emploi qu’il avait fait du dimanche, dans lamatinée duquel Marie avait quitté la maison. Plus tard cependant, il présenta à M. G… des affidavit qui expliquaient d’une manièresatisfaisante l’usage qu’il avait fait de chaque heure de la journée en question. Comme le temps s’écoulait sans amener aucunedécouverte, mille rumeurs contradictoires furent mises en circulation, et les journalistes purent lâcher la bride à leurs inspirations.Parmi toutes ces hypothèses, une attira particulièrement l’attention ; ce fut celle qui admettait que Marie Roget était encore vivante, etque le cadavre découvert dans la Seine était celui de quelque autre infortunée. Il me paraît utile de soumettre au lecteur quelques-unsdes passages relatifs à cette insinuation. Ces passages sont tirés textuellement de l’Étoile[10], journal dirigé généralement avec unegrande habileté.« Mademoiselle Roget est sortie de la maison de sa mère dimanche matin, 22 juin 18.., avec l’intention exprimée d’aller voir sa tante,ou quelque autre parent, rue des Drômes. Depuis cette heure-là, on ne trouve personne qui l’ait vue. On n’a d’elle aucune trace,aucunes nouvelles. […] Aucune personne quelconque ne s’est présentée, déclarant l’avoir vue ce jour-là, après qu’elle eut quitté leseuil de la maison de sa mère. […] Or, quoique nous n’ayons aucune preuve indiquant que Marie Roget était encore de ce monde,dimanche 22 juin, après neuf heures, nous avons la preuve que jusqu’à cette heure elle était vivante. Mercredi, à midi, un corps defemme a été découvert flottant sur la rive de la barrière du Roule. Même en supposant que Marie Roget ait été jetée dans la rivièretrois heures après qu’elle est sortie de la maison de sa mère, cela ne ferait que trois jours écoulés depuis l’instant de son départ, —trois jours tout juste. Mais il est absurde d’imaginer que le meurtre, si toutefois elle a été victime d’un meurtre, ait pu être consomméassez rapidement pour permettre aux meurtriers de jeter le corps à la rivière avant le milieu de la nuit. Ceux qui se rendent coupablesde si horribles crimes préfèrent les ténèbres à la lumière. […] Ainsi nous voyons que, si le corps trouvé dans la rivière était celui deMarie Roget, il n’aurait pas pu rester dans l’eau plus de deux jours et demi, ou trois au maximum. L’expérience prouve que les corpsnoyés, ou jetés à l’eau immédiatement après une mort violente, ont besoin d’un temps comme de six à dix jours pour qu’unedécomposition suffisante les ramène à la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui s’élève avant quel’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de replonger, si on l’abandonne à lui-même. Maintenant, nous ledemandons, qu’est-ce qui a pu, dans le cas présent, déranger le cours ordinaire de la nature ? […] Si le corps, dans son étatendommagé, avait été gardé sur le rivage jusqu’à mardi soir, on trouverait sur ce rivage quelque trace des meurtriers. Il est aussi fortdouteux que le corps ait pu revenir si tôt à la surface, même en admettant qu’il ait été jeté à l’eau deux jours après la mort. Et enfin, ilest excessivement improbable que les malfaiteurs, qui ont commis un meurtre tel que celui qui est supposé, aient jeté le corps à l’eausans un poids pour l’entraîner, quand il était si facile de prendre cette précaution. »L’éditeur du journal s’applique ensuite à démontrer que le corps doit être resté dans l’eau non pas simplement trois jours, mais aumoins cinq fois trois jours, parce qu’il était si décomposé, que Beauvais a eu beaucoup de peine à le reconnaître. Ce dernier point,toutefois, était complètement faux. Je continue la citation :« Quels sont donc les faits sur lesquels M. Beauvais s’appuie pour dire qu’il ne doute pas que le corps soit celui de Marie Roget ? Il adéchiré la manche de la robe et a trouvé, dit-il, des marques qui lui ont prouvé l’identité. Le public a supposé généralement que cesmarques devaient consister en une espèce de cicatrice. Il a passé sa main sur le bras, et y a trouvé du poil, — quelque chose, cenous semble, d’aussi peu particulier qu’on puisse se le figurer, d’aussi peu concluant que de trouver un bras dans une manche. M.Beauvais n’est pas rentré à la maison cette nuit-là, mais il a envoyé un mot à madame Roget, à sept heures, mercredi soir, pour luidire que l’enquête, relative à sa fille, marchait toujours. Même en admettant que madame Roget, à cause de son âge et de sadouleur, fût incapable de se rendre sur les lieux (ce qui, en vérité, est accorder beaucoup), à coup sûr, il se serait trouvé quelqu’un quiaurait jugé que cela valait bien la peine d’y aller et de suivre l’investigation, si toutefois ils avaient pensé que c’était bien le corps deMarie. Personne n’est venu. On n’a rien dit ni rien entendu dire de la chose, dans la rue Pavée-Saint-André, qui soit parvenu mêmeaux locataires de ladite maison. M. Saint-Eustache, l’amoureux et le futur de Marie, qui avait pris pension chez sa mère, dépose qu’il
n’a entendu parler de la découverte du corps de sa promise que le matin suivant, quand M. Beauvais lui-même est entré dans sachambre et lui en a parlé. Qu’une nouvelle aussi capitale que celle-là ait été reçue si tranquillement, il y a de quoi nous étonner. »Le journal s’efforce ainsi de suggérer l’idée d’une certaine apathie chez les parents et les amis de Marie, laquelle apathie seraitabsurde si l’on suppose qu’ils crussent que le corps trouvé était vraiment le sien. L’Étoile cherche, en somme, à insinuer que Marie,avec la connivence de ses amis, s’est absentée de la ville pour des raisons qui compromettent sa vertu ; et que ces mêmes amis,ayant découvert sur la Seine un corps ressemblant un peu à celui de la jeune fille, ont profité de l’occasion pour répandre dans lepublic la nouvelle de sa mort. Mais l’Étoile y a mis beaucoup trop de précipitation. Il a été clairement prouvé qu’aucune apathie de cegenre n’a existé ; que la vieille dame était excessivement faible, et si agitée, qu’il lui eût été impossible de s’occuper de quoi que cesoit ; que Saint-Eustache, bien loin de recevoir la nouvelle froidement, était devenu fou de douleur et avait donné de tels signes defrénésie, que M. Beauvais, avait cru devoir charger un de ses amis et parents de le surveiller et de l’empêcher d’assister à l’examenqui devait suivre l’exhumation. En outre, bien que l’Étoile affirme que le corps a été réenterré aux frais de l’État, — qu’une offreavantageuse de sépulture particulière a été absolument repoussée par la famille, — et qu’aucun membre de la famille n’assistait à lacérémonie, — bien que l’Étoile, dis-je, affirme tout cela pour corroborer l’impression qu’elle cherche à produire, — tout cela a étévictorieusement réfuté. Dans un des numéros suivants du même journal, on fit un effort pour jeter des soupçons sur Beauvais lui-même. L’éditeur dit :« Un changement vient de s’opérer dans la question. On nous raconte que, dans une certaine occasion, pendant qu’une madame B.était chez madame Roget, M. Beauvais, qui sortait, lui dit qu’un gendarme allait venir, et qu’elle, madame B., eut soin de ne rien direau gendarme jusqu’à ce qu’il fût de retour et qu’elle lui laissât, à lui, tout le soin de l’affaire. […] Dans la situation présente, il sembleque M. Beauvais porte tout le secret de la question, enfermé dans sa tête. Il est impossible d’avancer d’un pas sans M. Beauvais ; dequelque côté que vous tourniez, vous vous heurtez à lui. […] Pour une raison quelconque, il a décidé que personne, excepté lui, nepourrait se mêler de l’enquête, et il a jeté les parents à l’écart d’une manière fort incongrue, s’il faut en croire leurs récriminations. Il aparu très-préoccupé de l’idée d’empêcher les parents de voir le cadavre. »Le fait qui suit sembla donner quelque couleur de vraisemblance aux soupçons portés ainsi sur Beauvais. Quelqu’un qui était venu luirendre visite à son bureau, quelques jours avant la disparition de la jeune fille, et pendant l’absence dudit Beauvais, avait observé unerose plantée dans le trou de la serrure, et le mot Marie écrit sur une ardoise fixée à portée de la main.L’impression générale, autant du moins qu’il nous fut possible de l’extraire des papiers publics, était que Marie avait été la victimed’une bande de misérables furieux, qui l’avaient transportée sur la rivière, maltraitée et assassinée. Cependant une feuille d’une vasteinfluence, le Commercial[11], combattit très-vivement cette idée populaire. J’extrais un ou deux passages de ses colonnes :« Nous sommes persuadés que l’enquête a jusqu’à présent suivi une fausse piste, tant du moins qu’elle a été dirigée vers la barrièredu Roule. Il est impossible qu’une jeune femme, connue, comme était Marie, de plusieurs milliers de personnes ait pu passer troisbornes sans rencontrer quelqu’un à qui son visage fût familier ; et quiconque l’aurait vue s’en serait souvenu, car elle inspirait del’intérêt à tous ceux qui la connaissaient. Elle est sortie juste au moment où les rues sont pleines de monde. […] Il est impossiblequ’elle soit allée à la barrière du Roule ou à la rue des Drômes sans avoir été reconnue par une douzaine de personnes ; aucunedéposition cependant n’affirme qu’on l’ait vue ailleurs que sur le seuil de la maison de sa mère, et il n’y a même aucune preuve qu’elleen soit sortie du tout, excepté le témoignage concernant l’intention exprimée par elle. Un morceau de sa robe était déchiré, serréautour d’elle et noué ; c’est ainsi que le corps a pu être porté comme un paquet. Si le meurtre avait été commis à la barrière du Roule,il n’aurait pas été nécessaire de prendre de telles dispositions. Ce fait, que le corps a été trouvé flottant près de la barrière, n’est pasune preuve relativement au lieu d’où il a été jeté dans l’eau. […] Un morceau d’un des jupons de l’infortunée jeune fille, long de deuxpieds et large d’un pied, avait été arraché, serré autour de son cou et noué derrière sa tête, probablement pour empêcher ses cris.Cela a été fait par des drôles qui n’avaient même pas un mouchoir de poche. »Un jour ou deux avant que le préfet vînt nous rendre visite, la police avait obtenu un renseignement assez important qui semblaitdétruire l’argumentation du Commercial, au moins dans sa partie principale. Deux petits garçons, fils d’une dame Deluc,vagabondant dans les bois, près de la barrière du Roule, avaient pénétré par hasard dans un épais fourré, où se trouvaient trois ouquatre grosses pierres, formant une espèce de siège, avec dossier et tabouret. Sur la pierre supérieure gisait un jupon blanc ; sur laseconde une écharpe de soie. On y trouva aussi une ombrelle, des gants et un mouchoir de poche. Le mouchoir portait le nom :« Marie Roget ». Des lambeaux de vêtements furent découverts sur les ronces environnantes. Le sol était piétiné, les buissonsenfoncés ; il y avait là toutes les traces d’une lutte. Entre le fourré et la rivière, on découvrit que les palissades étaient abattues, et laterre gardait la trace d’un lourd fardeau qu’on y avait traîné.Une feuille hebdomadaire, le Soleil[12], donnait sur cette découverte les commentaires suivants, commentaires qui n’étaient quel’écho des sentiments de toute la presse parisienne :« Les objets sont évidemment restés là pendant au moins trois ou quatre semaines ; ils étaient complètement moisis par l’action dela pluie, et collés ensemble par la moisissure. Tout autour, le gazon avait poussé et même les dominait partiellement. La soie del’ombrelle était solide ; mais les branches étaient fermées, et la partie supérieure, là où l’étoffe était double et rempliée, étant toutepénétrée de moisissure et pourrie, se déchira aussitôt qu’on l’ouvrit. […] Les fragments de vêtements accrochés aux buissons étaientlarges de trois pouces environ et longs de six. L’un était un morceau de l’ourlet de la robe, qui avait été raccommodé, l’autre, unmorceau du jupon, mais non pas l’ourlet. Ils ressemblaient à des bandes arrachées et étaient suspendus au buisson d’épines, à unpied de terre environ. […] Il n’y a donc pas lieu de douter que le théâtre de cet abominable outrage n’ait été enfin découvert. »Aussitôt après cette découverte, un nouveau témoin parut. Madame Deluc raconta qu’elle tenait une auberge au bord de la route, nonloin de la berge de la rivière opposée à la barrière du Roule. Les environs sont solitaires, — très-solitaires. C’est là, le dimanche, lerendez-vous ordinaire des mauvais sujets de la ville, qui traversent la rivière en canot. Vers trois heures environ, dans l’après-midi dudimanche en question, une jeune fille était arrivée à l’auberge, accompagnée par un jeune homme au teint brun. Ils y étaient restéstous deux pendant quelque temps. Après leur départ, ils firent route vers quelque bois épais du voisinage. L’attention de madameDeluc fut attirée par la toilette que portait la jeune fille, à cause de sa ressemblance avec celle d’une de ses parentes défunte. Elle
remarqua particulièrement une écharpe. Aussitôt après le départ du couple, une bande de mécréants parut, qui firent un tapageaffreux, burent et mangèrent sans payer, suivirent la même route que le jeune homme et la jeune fille, revinrent vers l’auberge à labrune, puis repassèrent la rivière en grande hâte.Ce fut peu après la tombée de la nuit, dans la même soirée, que madame Deluc, ainsi que son fils aîné, entendit des cris de femmedans le voisinage de l’auberge. Les cris furent violents, mais ne durèrent pas longtemps. Madame Deluc reconnut non seulementl’écharpe trouvée dans le fourré, mais aussi la robe qui habillait le cadavre. Un conducteur d’omnibus, Valence[13], déposa égalementalors qu’il avait vu Marie Roget traverser la Seine en bateau, dans ce dimanche en question, en compagnie d’un jeune homme d’unefigure brune. Lui, Valence, connaissait Marie et ne pouvait pas se tromper sur son identité. Les objets trouvés dans le bosquet furentparfaitement reconnus par les parents de Marie.Cette masse de dépositions et d’informations que je récoltai aussi dans les journaux, à la demande de Dupin, comprenait encore unpoint, — mais c’était un point de la plus haute importance. Il paraît qu’immédiatement après la découverte des objets ci-dessusindiqués, on trouva, dans le voisinage du lieu que l’on croyait maintenant avoir été le théâtre du crime, le corps inanimé ou presqueinanimé de Saint-Eustache, le fiancé de Marie. Une fiole vide portant l’étiquette « laudanum » était auprès de lui. Son haleineaccusait le poison. Il mourut sans prononcer une parole. On trouva sur lui une lettre racontant brièvement son amour pour Marie et sondessein arrêté de suicide.« Je ne crois pas avoir besoin de vous dire, — dit Dupin, comme il achevait la lecture de mes notes, — que c’est là un cas beaucoupplus compliqué que celui de la rue Morgue, duquel il diffère en un point très-important. C’est là un exemple de crime atroce, maisordinaire. Nous n’y trouvons rien de particulièrement outré. Observez, je vous prie, que c’est la raison pour laquelle le mystère a parusimple ; quoique ce soit justement la même raison qui aurait dû le faire considérer comme plus difficile à résoudre. C’est pourquoi ona d’abord jugé superflu d’offrir une récompense. Les mirmidons de G… étaient assez forts pour comprendre comment et pourquoiune telle atrocité pouvait avoir été commise. Leur imagination pouvait se figurer un mode, — plusieurs modes, un motif, — plusieursmotifs ; et parce qu’il n’était pas impossible que l’un de ces nombreux modes et motifs fût l’unique réel, ils ont considéré commedémontré que le réel devait être un de ceux-là. Mais l’aisance avec laquelle ils avaient conçu ces idées diverses, et même lecaractère plausible dont chacune était revêtue, auraient dû être pris pour des indices de la difficulté plutôt que de la facilité attachée àl’explication de l’énigme. Je vous ai déjà fait observer que c’est par des saillies au-dessus du plan ordinaire des choses, que laraison doit trouver sa voie, ou jamais, dans sa recherche de la vérité, et que dans des cas tels que celui-là, l’important n’est pas tantde se dire : « Quels sont les faits qui se présentent ? » que de se dire : « Quels sont les faits qui se présentent, qui ne se sont jamaisprésentés auparavant ? » Dans les investigations faites chez madame L’Espanaye[14], les agents de G… furent découragés etconfondus par cette étrangeté même qui eût été, pour une intelligence bien faite, le plus sûr présage de succès ; et cette mêmeintelligence eût été plongée dans le désespoir par le caractère ordinaire de tous les faits qui s’offrent à l’examen dans le cas de lajeune parfumeuse et qui n’ont encore rien révélé de positif, si ce n’est la présomption des fonctionnaires de la Préfecture. « Dans le cas de madame L’Espanaye et de sa fille, dès le commencement de notre investigation, il n’y avait pour nous aucun doutequ’un meurtre avait été commis. L’idée de suicide se trouvait tout d’abord exclue. Dans le cas présent, nous avons également àéliminer toute idée de suicide. Le corps trouvé à la barrière du Roule a été trouvé dans des circonstances qui ne nous permettentaucune hésitation sur ce point important. Mais on a insinué que le cadavre trouvé n’est pas celui de la Marie Roget dont l’assassin oules assassins sont à découvrir, pour la découverte desquels une récompense est offerte, et qui sont l’unique objet de notre traité avecle préfet. Vous et moi, nous connaissons assez bien ce gentleman. Nous ne devons pas trop nous fier à lui. Soit que, prenant le corpstrouvé pour point de départ, et suivant la piste d’un assassin, nous découvrions que ce corps est celui d’une autre personne queMarie ; soit que, prenant pour point de départ la Marie encore vivante, nous la retrouvions non assassinée, — dans les deux cas, nousperdons notre peine, puisque c’est avec M. G… que nous avons affaire. Donc, pour notre propre but, si ce n’est pour le but de lajustice, il est indispensable que notre premier pas soit la constatation de l’identité du cadavre avec la Marie Roget disparue.« Les arguments de l’Étoile ont trouvé crédit dans le public ; et le journal lui-même est convaincu de leur importance, ainsi qu’il résultede la manière dont il commence un de ses articles sur le sujet en question : « Quelques-uns des journaux du matin, — dit-il, — parlentde l’article concluant de l’Étoile dans son numéro de lundi. » Pour moi cet article ne me paraît guère concluant que relativement auzèle du rédacteur. Nous devons ne pas oublier qu’en général le but de nos feuilles publiques est de créer une sensation, de faire dupiquant plutôt que de favoriser la cause de la vérité. Ce dernier but n’est poursuivi que quand il semble coïncider avec le premier. Lejournal qui s’accorde avec l’opinion ordinaire (quelque bien fondée que soit d’ailleurs cette opinion) n’obtient pas de crédit parmi lafoule. La masse du peuple considère comme profond celui-là seul qui émet des contradictions piquantes de l’idée générale. Enlogique aussi bien qu’en littérature, c’est l’épigramme qui est le genre le plus immédiatement et le plus universellement apprécié.Dans les deux cas, c’est le genre le plus bas selon l’ordre du mérite.« Je veux dire que c’est le caractère mêlé d’épigramme et de mélodrame de cette idée, — que Marie Roget est encore vivante, —qui l’a suggérée à l’Étoile, plutôt qu’aucun véritable caractère plausible, et qui lui a assuré un accueil favorable auprès du public.Examinons les points principaux de l’argumentation de ce journal, et prenons bien garde à l’incohérence avec laquelle elle se produitdès le principe.« L’écrivain vise d’abord à nous prouver, par la brièveté de l’intervalle compris entre la disparition de Marie et la découverte du corpsflottant, que ce corps ne peut pas être celui de Marie. Réduire cet intervalle à la dimension la plus petite possible devient tout d’abordchose capitale pour l’argumentateur. Dans la recherche inconsidérée de ce but, il se précipite dès son début dans la puresupposition. « C’est une folie, — dit-il, — de supposer que le meurtre, si un meurtre a été commis sur cette personne, ait pu êtreconsommé assez vite pour permettre aux meurtriers de jeter le corps dans la rivière avant minuit. » Nous demandons tout de suite, ettrès-naturellement, pourquoi. Pourquoi est-ce une folie de supposer que le meurtre a été commis cinq minutes après que la jeunefille a quitté le domicile de sa mère ? Pourquoi est-ce une folie de supposer que le meurtre a été commis à un moment quelconquede la journée ? Il s’est commis des assassinats à toutes les heures. Mais, que le meurtre ait eu lieu à un moment quelconque entreneuf heures du matin, dimanche, et minuit moins le quart, il serait toujours resté bien assez de temps pour jeter le cadavre dans larivière avant minuit. Cette supposition se réduit donc à cela : le meurtre n’a pu être commis le dimanche ; et si nous permettons àl’Étoile de supposer cela, nous pouvons lui accorder toutes les libertés possibles. On peut imaginer que le paragraphe commençant
l’Étoile de supposer cela, nous pouvons lui accorder toutes les libertés possibles. On peut imaginer que le paragraphe commençantpar : « C’est une folie de supposer que le meurtre, etc. », quoiqu’il ait été imprimé sous cette forme par l’Étoile, avait été réellementconçu dans le cerveau du rédacteur sous cette autre forme : « C’est une folie de supposer que le meurtre, si un meurtre a été commissur cette personne, ait pu être consommé assez vite pour permettre aux meurtriers de jeter le corps dans la rivière avant minuit ; c’estune folie, disons-nous, de supposer cela, et en même temps de supposer (comme nous voulons bien le supposer) que le corps n’aété jeté à l’eau que passé minuit » ; opinion passablement mal déduite, mais qui n’est pas aussi complètement déraisonnable quecelle imprimée.« Si j’avais eu simplement pour but, — continua Dupin, — de réfuter ce passage de l’argumentation de l’Étoile, j’aurais pu tout aussibien le laisser où il est. Mais ce n’est pas de l’Étoile que nous avons affaire, mais bien de la vérité. La phrase en question, dans lecas actuel, n’a qu’un sens, et ce sens, je l’ai nettement établi ; mais il est essentiel que nous pénétrions derrière les mots pourchercher une idée que ces mots donnent évidemment à entendre, sans l’exprimer positivement. Le dessein du journaliste était dedire qu’il était improbable, à quelque moment de la journée ou de la nuit de dimanche que le meurtre eût été commis, que lesassassins se fussent hasardés à porter le corps à la rivière avant minuit. C’est justement là que gît la supposition dont je me plains.On suppose que le meurtre a été commis à un tel endroit et dans de telles circonstances, qu’il est devenu nécessaire de porter lecorps à la rivière. Or, l’assassinat pourrait avoir eu lieu sur le bord de la rivière, ou sur la rivière même ; et ainsi le lançage du corps àl’eau, auquel on a eu recours, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit, se serait présenté comme le mode d’action le plusimmédiat, le plus sous la main. Vous comprenez que je ne suggère ici rien qui me paraisse plus probable ou qui coïncide avec mapropre opinion. Jusqu’à présent je n’ai pas en vue les éléments mêmes de la cause. Je désire simplement vous mettre en gardecontre le ton général des suggestions de l’Étoile et appeler votre attention sur le caractère de parti pris qui s’y manifeste tout d’abord.« Ayant ainsi prescrit une limite accommodée à ses idées préconçues, ayant supposé que, si ce corps était celui de Marie, il n’auraitpu rester dans l’eau que pendant un laps de temps très-court, le journal en vient à dire : « L’expérience prouve que les corps noyés, ou jetés à l’eau immédiatement après une mort violente, ont besoin d’un temps commede six à dix jours pour qu’une décomposition suffisante les ramène à la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, etqui s’élève avant que l’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de replonger, si on l’abandonne à lui-même. »« Ces assertions ont été acceptées tacitement par tous les journaux de Paris, à l’exception du Moniteur[15]. Cette dernière feuilles’efforce de combattre la partie du paragraphe qui a trait seulement aux corps des noyés, en citant cinq ou six cas dans lesquels lescorps de personnes notoirement noyées ont été trouvés flottants après un laps de temps moindre que celui fixé par l’Étoile. Mais il y aquelque chose d’excessivement antiphilosophique dans cette tentative que fait le Moniteur, de repousser l’affirmation générale del’Étoile par une citation de cas particuliers militant contre cette affirmation. Quand même il eût été possible d’alléguer cinquante cas,au lieu de cinq, de cadavres trouvés à la surface des eaux au bout de deux ou trois jours, ces cinquante exemples auraient pu êtrelégitimement considérés comme de pures exceptions à la règle de l’Étoile, jusqu’à ce que la règle elle-même fût définitivementréfutée. Cette règle admise (et le Moniteur ne la nie pas, il insiste seulement sur les exceptions), l’argumentation de l’Étoile reste enpossession de toute sa force ; car cette argumentation ne prétend pas impliquer plus qu’une question de probabilité relativement à uncorps pouvant s’élever à la surface en moins de trois jours ; et cette probabilité sera en faveur de l’Étoile jusqu’à ce que les exemples,si puérilement allégués, soient en nombre suffisant pour constituer une règle contraire.« Vous comprenez tout de suite que toute argumentation de ce genre doit être dirigée contre la règle elle-même, et, dans ce but,nous devons faire l’analyse raisonnée de la règle. Or, le corps humain n’est, en général, ni beaucoup plus léger, ni beaucoup pluslourd que l’eau de la Seine ; c’est-à-dire que la pesanteur spécifique du corps humain, dans sa condition naturelle, est à peu prèségale au volume d’eau douce qu’il déplace. Les corps des individus gras et charnus, avec de petits os, et généralement des femmes,sont plus légers que ceux des individus maigres, à gros os, et généralement des hommes ; et la pesanteur spécifique de l’eau d’unerivière est quelque peu influencée par la présence du flux de la mer. Mais, en faisant abstraction de la marée, on peut affirmer quetrès-peu de corps humains seront submergés, même dans l’eau douce, spontanément, par leur propre nature. Presque tous, tombantdans une rivière, seront aptes à flotter, s’ils laissent s’établir un équilibre convenable entre la pesanteur spécifique de l’eau et leurpesanteur propre, c’est-à-dire s’ils se laissent submerger tout entiers, en exceptant le moins de parties possible. La meilleureposition pour celui qui ne sait pas nager est la position verticale de l’homme qui marche sur la terre, la tête complètement renverséeet submergée, la bouche et les narines restant seules au-dessus du niveau de l’eau. Dans de telles conditions, nous pourrons tousflotter sans difficulté et sans effort. Il est évident, toutefois, que les pesanteurs du corps et du volume d’eau déplacé sont alors très-rigoureusement balancées, et qu’un rien suffira pour donner à l’un ou à l’autre la prépondérance. Un bras, par exemple, élevé au-dessus de l’eau, et conséquemment privé de son support, est un poids additionnel suffisant pour faire plonger toute la tête, tandis quele secours accidentel du plus petit morceau de bois nous permettra de lever suffisamment la tête pour regarder autour de nous. Or,dans les efforts d’une personne qui n’a pas la pratique de la natation, les bras se jettent invariablement en l’air, et il y a en mêmetemps obstination à conserver à la tête sa position verticale ordinaire. Le résultat est l’immersion de la bouche et des narines, et, parsuite des efforts pour respirer sous l’eau, l’introduction de l’eau dans les poumons. L’estomac en absorbe aussi une grande quantité,et tout le corps s’appesantit de toute la différence de pesanteur entre l’air qui primitivement distendait ces cavités et le liquide qui lesremplit maintenant. C’est une règle générale, que cette différence suffit pour faire plonger le corps ; mais elle ne suffit pas dans le casdes individus qui ont de petits os et une quantité anormale de matière flasque et graisseuse. Ceux-là flottent même après qu’ils sontnoyés.« Le cadavre, que nous supposerons au fond de la rivière, y restera jusqu’à ce que, d’une manière quelconque, sa pesanteurspécifique devienne de nouveau moindre que celle du volume d’eau qu’il déplace. Cet effet est amené soit par la décomposition, soitautrement. La décomposition a pour résultat la génération du gaz qui distend tous les tissus cellulaires et donne aux cadavres cetaspect bouffi qui est si horrible à voir. Quand cette distension est arrivée à ce point que le volume du corps est sensiblement accrusans un accroissement correspondant de matière solide ou de poids, sa pesanteur spécifique devient moindre que celle de l’eaudéplacée, et il fait immédiatement son apparition à la surface. Mais la décomposition peut être modifiée par d’innombrablescirconstances ; elle peut être hâtée ou retardée par d’innombrables agents ; par la chaleur ou le froid de la saison, par exemple ; parl’imprégnation minérale ou la pureté de l’eau ; par sa plus ou moins grande profondeur ; par le courant ou la stagnation plus ou moinsmarqués ; et puis par le tempérament originel du corps, selon qu’il était déjà infecté ou pur de maladie avant la mort. Ainsi il est
évident que nous ne pouvons, avec exactitude, fixer une époque où le corps devra s’élever par suite de la décomposition. Danscertaines conditions, ce résultat peut être amené en une heure ; dans d’autres, il peut ne pas avoir lieu du tout. Il y a des infusionschimiques qui peuvent préserver à tout jamais de corruption tout le système animal, par exemple le bichlorure de mercure. Mais, àpart la décomposition, il peut y avoir et il y a ordinairement une génération de gaz dans l’estomac, par la fermentation acétique de lamatière végétale (ou par d’autres causes dans d’autres cavités), suffisante pour créer une distension qui ramène le corps à la surfacede l’eau. L’effet produit par le coup de canon est un effet de simple vibration. Il peut dégager le corps du limon ou de la vase molle oùil est enseveli, lui permettant ainsi de s’élever, quand d’autres agents l’y ont déjà préparé ; ou bien il peut vaincre l’adhérence dequelques parties putréfiées du système cellulaire, et faciliter la distension des cavités sous l’influence du gaz. « Ayant ainsi devant nous toute la philosophie du sujet, nous pouvons vérifier les assertions de l’Étoile. « L’expérience prouve, — ditcette feuille, — que les corps noyés, ou jetés à l’eau immédiatement après une mort violente, ont besoin d’un temps comme de six àdix jours, pour qu’une décomposition suffisante les ramène à la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et quis’élève avant que l’immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de replonger si on l’abandonne à lui-même. »« Tout le paragraphe nous apparaît maintenant comme un tissu d’inconséquences et d’incohérences. L’expérience ne montre pastoujours que les corps des noyés ont besoin de cinq ou six jours pour qu’une décomposition suffisante leur permette de revenir à lasurface. La science et l’expérience réunies prouvent que l’époque de leur réapparition est et doit être nécessairement indéterminée.En outre, si un corps est ramené à la surface de l’eau par un coup de canon, il ne replongera pas de nouveau, même abandonné àlui-même, toutes les fois que la décomposition sera arrivée au degré nécessaire pour permettre le dégagement des gaz engendrés.Mais je désire appeler votre attention sur la distinction faite entre les corps des noyés et les corps des personnes jetées à l’eauimmédiatement après une mort violente. Quoique le rédacteur admette cette distinction, cependant il enferme les deux cas dans lamême catégorie. J’ai montré comment le corps d’un homme qui se noie acquiert une pesanteur spécifique plus considérable que levolume d’eau déplacé, et j’ai prouvé qu’il ne s’enfoncerait pas du tout, sans les mouvements par lesquels il jette ses bras au-dessusde l’eau, et les efforts de respiration qu’il fait sous l’eau, qui permettent au liquide de prendre la place de l’air dans les poumons. Maisces mouvements et ces efforts n’auront pas lieu dans un corps jeté à l’eau immédiatement après une mort violente. Ainsi, dans cedernier cas, la règle générale est que le corps ne doit pas du tout s’enfoncer, — fait que l’Étoile ignore évidemment. Quand ladécomposition est arrivée à un point très-avancé, quand la chair a, en grande partie, quitté les os, — alors seulement, mais pasavant, nous voyons le corps disparaître sous l’eau. « Et maintenant que penserons-nous de ce raisonnement, — que le cadavre trouvé ne peut pas être celui de Marie Roget, parce quece cadavre a été trouvé flottant après un laps de trois jours seulement ? Si elle a été noyée, elle a pu ne pas s’enfoncer, étant unefemme ; si elle s’est enfoncée, elle a pu reparaître au bout de vingt-quatre heures, ou même moins. Mais personne ne supposequ’elle a été noyée ; et étant morte avant d’être jetée à la rivière, elle aurait flotté et aurait pu être retrouvée à n’importe quelle époquepostérieure.« Mais, — dit l’Étoile, — si le corps est resté sur le rivage dans son état de détérioration jusqu’à la nuit de mardi, on a dû trouver surce rivage quelque trace des meurtriers. »« Ici, il est difficile de saisir tout d’abord l’intention du raisonneur. Il cherche à prévenir ce qu’il imagine pouvoir être une objection à sathéorie, — à savoir que le corps, étant resté deux jours sur le rivage, a dû subir une décomposition rapide, — plus rapide que s’ilavait été plongé dans l’eau. Il suppose que, si tel a été le cas, le corps aurait pu reparaître à la surface le mercredi, et pense que,dans ces conditions-là seulement, il aurait pu reparaître. Il est donc très-pressé de prouver que le corps n’est pas resté sur le rivage ;car, dans ce cas, on aurait trouvé sur ce rivage quelque trace des meurtriers. Je présume que cette conséquence vous fera sourire.Vous ne pouvez pas comprendre comme le séjour plus ou moins long du corps sur le rivage aurait pu multiplier les traces desassassins. Ni moi non plus. »Le journal continue : « Et enfin, il est excessivement improbable que les malfaiteurs qui ont commis un meurtre tel que celui qui estsupposé, aient jeté le corps à l’eau sans un poids pour l’entraîner, quand il était si facile de prendre cette précaution. »« Observez ici la risible confusion d’idées ! Personne, pas même l’Étoile, ne conteste qu’un meurtre a été commis sur le corps trouvé.Les traces de violence sont trop évidentes. Le but de notre raisonneur est simplement de montrer que ce corps n’est pas celui deMarie. Il désire prouver que Marie n’est pas assassinée, — mais non pas que ce cadavre n’est pas celui d’une personne assassinée.Cependant son observation ne prouve que ce dernier point. Voilà un corps auquel aucun poids n’avait été attaché. Des assassins, lejetant à l’eau, n’auraient pas manqué d’y attacher un poids. Donc, il n’a pas été jeté par des assassins. Voilà tout ce qui est prouvé, siquelque chose peut l’être. La question d’identité n’est même pas abordée, et l’Étoile est très en peine pour contredire maintenant cequ’elle admettait tout à l’heure. « Nous sommes parfaitement convaincus, — dit-elle, — que le cadavre trouvé est celui d’une femmeassassinée. »« Et ce n’est pas le seul cas, même dans cette partie de son sujet, où notre raisonneur raisonne, sans s’en apercevoir, contre lui-même. Son but évident, je l’ai déjà dit, est de réduire, autant que possible, l’intervalle de temps compris entre la disparition de Marieet la découverte du corps. Cependant nous le voyons insister sur ce point, que personne n’a vu la jeune fille depuis le moment où ellea quitté la maison de sa mère. « Nous n’avons, — dit-il, — aucune déposition prouvant que Marie Roget fût encore sur la terre desvivants passé neuf heures, dimanche 22 juin. » Comme son raisonnement est évidemment entaché de parti pris, il aurait mieux fait d’abandonner ce côté de la question ; car, si l’ontrouvait quelqu’un qui eût vu Marie, soit lundi, soit mardi, l’intervalle en question serait très-réduit, et, d’après sa manière de raisonner,la probabilité que ce corps puisse être celui de la grisette se trouverait diminuée d’autant. Il est toutefois amusant d’observer quel’Étoile insiste là-dessus avec la ferme conviction qu’elle va renforcer son argumentation générale.« Maintenant, examinez de nouveau cette partie de l’argumentation qui a trait à la reconnaissance du corps par Beauvais.Relativement au poil sur le bras, l’Étoile montre évidemment de la mauvaise foi. M. Beauvais, n’étant pas un idiot, n’aurait jamais,pour constater l’identité d’un corps, argué simplement de poil sur le bras. Il n’y a pas de bras sans poil. La généralité des
expressions de l’Étoile est une simple perversion des phrases du témoin. Il a dû nécessairement parler de quelque particularité dansce poil ; particularité dans la couleur, la quantité, la longueur ou la place.« Le journal dit : Son pied était petit ; — il y a des milliers de petits pieds. Sa jarretière n’est pas du tout une preuve, non plus que sonsoulier ; car les jarretières et les souliers se vendent par ballots. On peut en dire autant des fleurs de son chapeau. Un fait sur lequelM. Beauvais insiste fortement est que l’agrafe de la jarretière avait été reculée pour rendre celle-ci plus étroite. Cela ne prouve rien ;car la plupart des femmes emportent chez elles une paire de jarretières et les accommodent à la grosseur de leurs jambes plutôt quede les essayer dans la boutique où elles les achètent.« Ici il est difficile de supposer le raisonneur dans son bon sens. Si M. Beauvais, à la recherche du corps de Marie, a découvert uncadavre ressemblant, par les proportions générales et l’aspect, à la jeune fille disparue, il a pu légitimement croire (même en laissantde côté la question de l’habillement) qu’il avait abouti au but de sa recherche. Si, outre ce point de proportions générales et decontour, il a trouvé sur le bras une apparence velue déjà observée sur le bras de Marie vivante, son opinion a pu être justementrenforcée, et a dû l’être en proportion de la particularité ou du caractère insolite de cette marque velue. Si, le pied de Marie étantpetit, les pieds du cadavre se trouvent également petits, la probabilité que ce cadavre est celui de Marie doit croître dans uneproportion, non pas simplement arithmétique, mais singulièrement géométrique ou accumulative. Ajoutez à tout cela des souliers telsqu’on lui en avait vu porter le jour de sa disparition, et, bien que les souliers se vendent par ballots, vous sentirez la probabilités’augmenter jusqu’à confiner à la certitude. Ce qui, par soi-même, ne serait pas un signe d’identité devient, par sa positioncorroborative, la preuve la plus sûre. Accordez-nous, enfin, les fleurs du chapeau correspondant à celles que portait la jeune filleperdue, et nous n’avons plus rien à désirer. Une seule de ces fleurs, et nous n’avons plus rien à désirer ; — mais que dirons-nousdonc, si nous en avons deux, ou trois, ou plus encore ? Chaque unité successive est un témoignage multiple, — une preuve non pasajoutée à la preuve précédente, mais multipliée par cent ou par mille. Nous découvrons maintenant sur la défunte des jarretièressemblables à celles dont usait la personne vivante ; en vérité, il y a presque folie à continuer l’enquête. Mais il se trouve que cesjarretières sont resserrées par le reculement de l’agrafe, juste comme Marie avait fait pour les siennes, peu de temps avant de quitterla maison. Douter encore, c’est démence ou hypocrisie. Ce que l’Étoile dit relativement à ce raccourcissement qui doit, selon elle,être considéré comme un cas journalier, ne prouve pas autre chose que son opiniâtreté dans l’erreur. La nature élastique d’unejarretière à agrafe suffit pour démontrer le caractère exceptionnel de ce raccourcissement. Ce qui est fait pour bien s’ajuster ne doitavoir besoin d’un perfectionnement que dans des cas rares. Ce doit avoir été par suite d’un accident, dans le sens le plus strict, queces jarretières de Marie ont eu besoin du raccourcissement en question. Elles seules auraient largement suffi pour établir sonidentité. Mais l’important n’est pas que le cadavre ait les jarretières de la jeune fille perdue, ou ses souliers, ou son chapeau, ou lesfleurs de son chapeau, ou ses pieds, ou une marque particulière sur le bras, ou son aspect et ses proportions générales ; —l’important est que le cadavre a chacune de ces choses, et les a toutes collectivement. S’il était prouvé que l’Étoile a réellement,dans de pareilles circonstances, conçu un doute, il n’y aurait, pour son cas, aucun besoin d’une commission de lunatico inquirendo.Elle a cru faire preuve de sagacité en se faisant l’écho des bavardages des hommes de loi, qui, pour la plupart, se contentent de sefaire eux-mêmes l’écho des préceptes rectangulaires des cours criminelles. Je vous ferai observer, en passant, que beaucoup de cequ’une cour refuse d’admettre comme preuve est pour l’intelligence ce qu’il y a de meilleur en fait de preuves. Car, se guidant d’aprèsles principes généraux en matière de preuves, les principes reconnus et inscrits dans les livres, la cour répugne à dévier vers lesraisons particulières. Et cet attachement opiniâtre au principe, avec ce dédain rigoureux pour l’exception contradictoire, est un moyensûr d’atteindre, dans une longue suite de temps, le maximum de vérité auquel il est permis d’atteindre ; la pratique, en masse, estdonc philosophique ; mais il n’est pas moins certain qu’elle engendre de grandes erreurs dans des cas spéciaux[16]. « Quant aux insinuations dirigées contre Beauvais, vous n’aurez qu’à souffler dessus pour les dissiper. Vous avez déjà pénétré levéritable caractère de ce brave gentleman. C’est un officieux, avec un esprit très-tourné au romanesque et peu de jugement. Touthomme ainsi constitué sera facilement porté, dans un cas d’émotion réelle, à se conduire de manière à se rendre suspect aux yeuxdes personnes trop subtiles ou enclines à la malveillance. M. Beauvais, comme il résulte de vos notes, a eu quelques entrevuespersonnelles avec l’éditeur de l’Étoile, et il l’a choqué en osant exprimer cette opinion, que, nonobstant la théorie de l’éditeur, lecadavre était positivement celui de Marie. « Il persiste, — dit le journal, — à affirmer que le corps est celui de Marie, mais il ne peutpas ajouter une circonstance à celles que nous avons déjà commentées, pour faire partager aux autres cette croyance. » Or, sansrevenir sur ce point, qu’il eût été impossible, pour faire partager aux autres cette croyance, de fournir une preuve plus forte que cellesdéjà connues, observons ceci : c’est qu’il est facile de concevoir un homme parfaitement convaincu, dans un cas de cette espèce,mais cependant incapable de produire une seule raison pour convaincre une seconde personne. Rien n’est plus vague que lesimpressions relatives à l’identité d’un individu. Chaque homme reconnaît son voisin, et pourtant il y a bien peu de cas où le premiervenu sera tout prêt à donner une raison de cette reconnaissance. L’éditeur de l’Étoile n’a donc pas le droit d’être choqué de lacroyance non raisonnée de M. Beauvais.« Les circonstances suspectes dont il est enveloppé cadrent bien mieux avec mon hypothèse d’un caractère officieux, tatillon etromanesque, qu’avec l’insinuation du journaliste relative à sa culpabilité. L’interprétation plus charitable étant adoptée, nous n’avonsplus aucune peine à expliquer la rose dans le trou de la serrure ; le mot Marie sur l’ardoise ; le fait d’écarter les parents mâles ; sarépugnance à leur laisser voir le corps ; la recommandation faite à Madame B. de ne pas causer avec le gendarme jusqu’à ce qu’ilfût de retour, lui, Beauvais ; et enfin cette résolution apparente de ne permettre à personne autre que lui-même de se mêler del’enquête. Il me semble incontestable que Beauvais était un des adorateurs de Marie ; qu’elle a fait la coquette avec lui ; et qu’ilaspirait à faire croire qu’il jouissait de sa confiance et de son intimité complète. Je ne dirai rien de plus sur ce point ; et commel’évidence repousse complétement l’assertion de l’Étoile relativement à cette apathie dont il accuse la mère et les autres parents,apathie qui est inconciliable avec cette supposition, qu’ils croient à l’identité du corps de la jeune parfumeuse, nous procéderonsmaintenant comme si la question d’identité était établie à notre parfaite satisfaction. »« Et que pensez-vous, — demandai-je alors, — des opinions du Commercial ? »« Que, par leur nature, elles sont beaucoup plus dignes d’attention qu’aucune de celles qui ont été lancées sur le même sujet. Lesdéductions des prémisses sont philosophiques et subtiles ; mais ces prémisses, en deux points au moins, sont basées sur uneobservation imparfaite. Le Commercial veut faire entendre que Marie a été prise par une bande de vils coquins non loin de la porte
de la maison de sa mère. « Il est impossible, — dit-il, — qu’une jeune femme connue, comme était Marie, de plusieurs milliers depersonnes, ait pu passer trois bornes sans rencontrer quelqu’un à qui son visage fût familier. » C’est là l’idée d’un homme résidantdepuis longtemps dans Paris, — d’un homme public, — dont les allées et les venues dans la ville ont été presque toujours limitées auvoisinage des administrations publiques. Il sait que lui, il va rarement à une douzaine de bornes au delà de son propre bureau sansêtre reconnu et accosté. Et mesurant l’étendue de la connaissance qu’il a des autres et que les autres ont de lui-même, il compare sanotoriété avec celle de la parfumeuse, ne trouve pas grande différence entre les deux, et arrive tout de suite à cette conclusion qu’elledevait être, dans ses courses, aussi exposée à être reconnue que lui dans les siennes. Cette conclusion ne pourrait être légitime quesi ses courses, à elle, avaient été de la même nature invariable et méthodique, et confinées dans la même espèce de région que sescourses, à lui. Il va et vient, à des intervalles réguliers, dans une périphérie bornée, remplie d’individus que leurs occupations,analogues aux siennes, poussent naturellement à s’intéresser à lui et à observer sa personne. Mais les courses de Marie peuventêtre, en général, supposées d’une nature vagabonde. Dans ce cas particulier qui nous occupe, on doit considérer comme très-probable qu’elle a suivi une ligne s’écartant plus qu’à l’ordinaire de ses chemins accoutumés. Le parallèle que nous avons supposéexister dans l’esprit du Commercial ne serait soutenable que dans le cas des deux individus traversant toute la ville. Dans ce cas, s’ilest accordé que les relations personnelles soient égales, les chances aussi seront égales pour qu’ils rencontrent un nombre égal deconnaissances. Pour ma part, je tiens qu’il est, non-seulement possible, mais infiniment probable que Marie a suivi, à n’importequelle heure, une quelconque des nombreuses routes conduisant de sa résidence à celle de sa tante, sans rencontrer un seul individuqu’elle connût ou de qui elle fût connue. Pour bien juger cette question, pour la juger dans son vrai jour, il nous faut bien penser àl’immense disproportion qui existe entre les connaissances personnelles de l’individu le plus répandu de Paris et la population deParis tout entière.« Mais quelque force que paraisse garder encore l’insinuation du Commercial, elle sera bien diminuée, si nous prenons enconsidération l’heure à laquelle la jeune fille est sortie. « C’est, — dit le Commercial, — au moment où les rues sont pleines demonde, qu’elle est sortie de chez elle. » Mais pas du tout ! Il était neuf heures du matin. Or, à neuf heures du matin, toute la semaineexcepté le dimanche, les rues de la ville sont, il est vrai, remplies de foule. À neuf heures, le dimanche, tout le monde estgénéralement chez soi, s’apprêtant pour aller à l’église. Il n’est pas d’homme un peu observateur qui n’ait remarqué l’airparticulièrement désert de la ville de huit heures à dix heures, chaque dimanche matin. Entre dix et onze, les rues sont pleines defoule, mais jamais à une heure aussi matinale que celle désignée. « Il y a un autre point où il semble que l’esprit d’observation ait fait défaut au Commercial. « Un morceau, — dit-il, — d’un des juponsde l’infortunée jeune fille, de deux pieds de long et d’un pied de large, avait été arraché, serré autour de son cou et noué derrière satête, probablement pour empêcher ses cris. Cela a été fait par des drôles qui n’avaient pas même un mouchoir de poche. » Cetteidée est fondée ou ne l’est pas, c’est ce que nous essayerons plus tard d’examiner ; mais par ces mots, des drôles qui n’ont pas unmouchoir de poche, l’éditeur veut désigner la classe de brigands la plus vile. Cependant ceux-là sont justement l’espèce de gens quiont toujours des mouchoirs, même quand ils manquent de chemise. Vous avez eu occasion d’observer combien, depuis cesdernières années, le mouchoir de poche est devenu indispensable pour le parfait coquin. »« Et que devons-nous penser, — demandai-je, — de l’article du Soleil ? »« Que c’est grand dommage que son rédacteur ne soit pas né perroquet, auquel cas il eût été le plus illustre perroquet de sa race. Il asimplement répété des fragments des opinions individuelles déjà exprimées, qu’il a ramassés, avec une louable industrie, dans tel ettel autre journal. « Les objets, — dit-il, — sont évidemment restés là pendant trois ou quatre semaines au moins, et l’on ne peut pasdouter que le théâtre de cet effroyable crime n’ait été enfin découvert. » Les faits énoncés ici de nouveau par le Soleil ne suffisentpas du tout pour écarter mes propres doutes sur ce sujet, et nous aurons à les examiner plus particulièrement dans leurs rapportsavec une autre partie de la question.« À présent il faut nous occuper d’autres investigations. Vous n’avez pas manqué d’observer une extrême négligence dans l’examendu cadavre. À coup sûr, la question d’identité a été facilement résolue, ou devait l’être, mais il y avait d’autres points à vérifier. Lecorps avait-il été, de façon quelconque, dépouillé ? La défunte avait-elle sur elle quelques articles de bijouterie quand elle a quitté lamaison ? Si elle en avait, les a-t-on retrouvés sur le corps ? Ce sont des questions importantes, absolument négligées par l’enquête,et il y en a d’autres d’une valeur égale qui n’ont aucunement attiré l’attention. Nous tâcherons de nous satisfaire par une enquêtepersonnelle. La cause de Saint-Eustache a besoin d’être examinée de nouveau. Je n’ai pas de soupçons contre cet individu ; maisprocédons méthodiquement. Nous vérifierons scrupuleusement la validité des attestations relatives aux lieux où on l’a vu le dimanche.Ces sortes de témoignages écrits sont souvent des moyens de mystification. Si nous n’y trouvons rien à redire, nous mettrons Saint-Eustache hors de cause. Son suicide, bien qu’il soit propre à corroborer les soupçons, au cas où on trouverait une supercherie dansles affidavit, n’est pas, s’il n’y a aucune supercherie, une circonstance inexplicable, ou qui doive nous faire dévier de la ligne del’analyse ordinaire.« Dans la marche que je vous propose maintenant, nous écarterons les points intérieurs du drame et nous concentrerons notreattention sur son contour extérieur. Dans les investigations du genre de celle-ci, on commet assez fréquemment cette erreur, delimiter l’enquête aux faits immédiats et de mépriser absolument les faits collatéraux ou accessoires. C’est la détestable routine descours criminelles de confiner l’instruction et la discussion dans le domaine du relatif apparent. Cependant l’expérience a prouvé, etune vraie philosophie prouvera toujours qu’une vaste partie de la vérité, la plus considérable peut-être, jaillit des éléments enapparence étrangers à la question. C’est par l’esprit, si ce n’est précisément par la lettre de ce principe, que la science moderne estparvenue à calculer sur l’imprévu. Mais peut-être ne me comprenez-vous pas ? L’histoire de la science humaine nous montre d’unemanière si continue que c’est aux faits collatéraux, fortuits, accidentels, que nous devons nos plus nombreuses et nos plus précieusesdécouvertes, qu’il est devenu finalement nécessaire, dans tout aperçu des progrès à venir, de faire une part non-seulement très-large,mais la plus large possible aux inventions qui naîtront du hasard, et qui sont tout à fait en dehors des prévisions ordinaires. Il n’est plusphilosophique désormais de baser sur ce qui a été une vision de ce qui doit être. L’accident doit être admis comme partie de lafondation. Nous faisons du hasard la matière d’un calcul rigoureux. Nous soumettons l’inattendu et l’inconcevable aux formulesmathématiques des écoles.« C’est, je le répète, un fait positif que la meilleure partie de la vérité est née de l’accessoire, de l’indirect ; et c’est simplement en me
conformant au principe impliqué dans ce fait, que je voudrais, dans le cas présent, détourner l’instruction du terrain battu et infructueuxde l’événement même pour la porter vers les circonstances contemporaines dont il est entouré. Pendant que vous vérifierez la validitédes affidavit, j’examinerai les journaux d’une manière plus générale que vous n’avez fait. Jusqu’ici, nous n’avons fait que reconnaîtrele champ de l’investigation ; mais il serait vraiment étrange qu’un examen compréhensif des feuilles publiques, tel que je veux le faire,ne nous apportât pas quelques petits renseignements qui serviraient à donner une direction nouvelle à l’instruction. »Conformément à l’idée de Dupin, je me mis à vérifier scrupuleusement les affidavit. Le résultat de mon examen fut une fermeconviction de leur validité et conséquemment de l’innocence de Saint-Eustache. En même temps, mon ami s’appliquait, avec uneminutie qui me paraissait absolument superflue, à examiner les collections des divers journaux. Au bout d’une semaine, il mit sousmes yeux les extraits suivants :« Il y a trois ans et demi environ, une émotion semblable fut causée par la disparition de la même Marie Roget, de la parfumerie deM. Le Blanc, au Palais-Royal. Cependant, au bout d’une semaine, elle reparut à son comptoir ordinaire, l’air aussi bien portant quepossible, sauf une légère pâleur qui ne lui était pas habituelle. Sa mère et M. Le Blanc déclarèrent qu’elle était allée simplementrendre visite à quelque ami à la campagne, et l’affaire fut promptement assoupie. Nous présumons que son absence actuelle est unefrasque de même nature, et qu’à l’expiration d’une semaine ou d’un mois nous la verrons revenir parmi nous. » Journal du soir, —Lundi, 23 juin[17].« Un journal du soir, dans son numéro d’hier, rappelle une première disparition mystérieuse de mademoiselle Roget. C’est choseconnue que, pendant son absence d’une semaine de la parfumerie Le Blanc, elle était en compagnie d’un jeune officier de marine,noté pour ses goûts de débauche. Une brouille, à ce qu’on suppose, la poussa providentiellement à revenir chez elle. Nous savons lenom du Lothario en question, qui est actuellement en congé à Paris ; mais, pour des raisons qui sautent aux yeux, nous nousabstenons de le publier. » — Le Mercure. — Mardi matin, 24 juin[18].« Un attentat du caractère le plus odieux a été commis aux environs de cette ville dans la journée d’avant-hier. Un gentleman, avec safemme et sa fille, à la tombée de la nuit, a loué, pour traverser la rivière, les services de six jeunes gens qui manœuvraient un bateauçà et là, près de la berge de la Seine. Arrivés à la rive opposée, les trois passagers mirent pied à terre, et ils s’étaient éloignés déjàdu bateau jusqu’à le perdre de vue, quand la jeune fille s’aperçut qu’elle y avait laissé son ombrelle. Elle revint pour la chercher, futsaisie par cette bande d’hommes, transportée sur le fleuve, bâillonnée, affreusement maltraitée et finalement déposée sur un point dela rive, peu distant de celui où elle était primitivement montée dans le bateau avec ses parents. Les misérables ont échappé pour lemoment à la police ; mais elle est sur leur piste, et quelques-uns d’entre eux seront prochainement arrêtés. » — Journal du matin. —25 juin[19].« Nous avons reçu une ou deux communications qui ont pour objet d’imputer à Mennais[20] le crime odieux commis récemment ;mais, comme ce gentleman a été pleinement disculpé par une enquête judiciaire, et comme les arguments de nos correspondantssemblent marqués de plus de zèle que de sagacité, nous ne jugeons pas convenable de les publier. » — Journal du matin. — 28juin[21].« Nous avons reçu plusieurs communications assez énergiquement écrites, qui semblent venir de sources diverses et qui poussent àaccepter, comme chose certaine, que l’infortunée Marie Roget a été victime d’une de ces nombreuses bandes de coquins quiinfestent, le dimanche, les environs de la ville. Notre propre opinion est décidément en faveur de cette hypothèse. Nous tâcheronsprochainement d’exposer ici quelques-uns de ces arguments. » — Journal du soir. — Mardi, 31 juin[22].« Lundi, un des bateliers attachés au service du fisc a vu sur la Seine un bateau vide s’en allant avec le courant. Les voiles étaientdéposées au fond du bateau. Le batelier le remorqua jusqu’au bureau de la navigation. Le matin suivant, ce bateau avait été détachéet avait disparu sans qu’aucun des employés s’en fût aperçu. Le gouvernail est resté au bureau de la navigation. » — La Diligence.— Jeudi, 26 juin[23].En lisant ces différents extraits, non-seulement il me sembla qu’ils étaient étrangers à la question, mais je ne pouvais concevoir aucunmoyen de les y rattacher. J’attendais une explication quelconque de Dupin.« Il n’entre pas actuellement dans mon intention, — dit-il, — de m’appesantir sur le premier et le second de ces extraits. Je les aicopiés principalement pour vous montrer l’extrême négligence des agents de la police, qui, si j’en dois croire le préfet, ne se sont pasinquiétés le moins du monde de l’officier de marine auquel il est fait allusion. Cependant il y aurait de la folie à affirmer que nousn’avons pas le droit de supposer une connexion entre la première et la seconde disparition de Marie. Admettons que la premièrefuite ait eu pour résultat une brouille entre les deux amants et le retour de la jeune fille trahie. Nous pouvons considérer un second
enlèvement (si nous savons qu’un second enlèvement a eu lieu) comme indice de nouvelles tentatives de la part du traître, plutôt quecomme résultat de nouvelles propositions de la part d’un second individu ; nous pouvons regarder cette deuxième fuite plutôt commele raccommodage du vieil amour que comme le commencement d’un nouveau. Ou celui qui s’est déjà enfui une fois avec Marie luiaura proposé une évasion nouvelle, ou Marie, à qui des propositions d’enlèvement ont été faites par un individu, en aura agréé de lapart d’un autre ; mais il y a dix chances contre une pour la première de ces suppositions ! Et ici, permettez-moi d’attirer votre attentionsur ce fait, que le temps écoulé entre le premier enlèvement connu et le second supposé ne dépasse que de peu de mois la duréeordinaire des croisières de nos vaisseaux de guerre. L’amant a-t-il été interrompu dans sa première infamie par la nécessité dereprendre la mer, et a-t-il saisi le premier moment de son retour pour renouveler les viles tentatives non absolument accompliesjusque-là, ou du moins non absolument accomplies par lui ? Sur toutes ces choses, nous ne savons rien.« Vous direz peut-être que, dans le second cas, l’enlèvement que nous imaginons n’a pas eu lieu. Certainement non ; mais pouvons-nous affirmer qu’il n’y a pas eu une tentative manquée ? En dehors de Saint-Eustache et peut-être de Beauvais, nous ne trouvons pasd’amants de Marie, reconnus, déclarés, honorables. Il n’a été parlé d’aucun autre. Quel est donc l’amant secret dont les parents (aumoins pour la plupart) n’ont jamais entendu parler, mais que Marie rencontre le dimanche matin, et qui est entré si profondément danssa confiance qu’elle n’hésite pas à rester avec lui, jusqu’à ce que les ombres du soir descendent, dans les bosquets solitaires de labarrière du Roule ? Quel est, dis-je, cet amant secret dont la plupart, au moins, des parents n’ont jamais entendu parler ? Et quesignifient ces singulières paroles de madame Roget, le matin du départ de Marie : « Je crains de ne plus jamais revoir Marie ? »« Mais, si nous ne pouvons pas supposer que madame Roget ait eu connaissance du projet de fuite, ne pouvons-nous pas au moinsimaginer que ce projet ait été conçu par la fille ? En quittant la maison, elle a donné à entendre qu’elle allait rendre visite à sa tante,rue des Drômes, et Saint-Eustache a été chargé de venir la chercher à la tombée de la nuit. Or, au premier coup d’œil, ce fait militefortement contre ma suggestion ; mais réfléchissons un peu. Qu’elle ait positivement rencontré quelque compagnon, qu’elle aittraversé avec lui la rivière et qu’elle soit arrivée à la barrière du Roule à une heure assez avancée, approchant trois heures de l’après-midi, cela est connu. Mais, en consentant à accompagner ainsi cet individu (dans un dessein quelconque, connu ou inconnu de samère), elle a dû penser à l’intention qu’elle avait exprimée en quittant la maison, ainsi qu’à la surprise et aux soupçons quis’élèveraient dans le cœur de son fiancé, Saint-Eustache, quand, venant la chercher à l’heure marquée, rue des Drômes, ilapprendrait qu’elle n’y était pas venue, et quand, de plus, retournant à la pension avec ce renseignement alarmant, il s’apercevrait deson absence prolongée de la maison. Elle a dû, dis-je, penser à tout cela. Elle a dû prévoir le chagrin de Saint-Eustache, lessoupçons de tous ses amis. Il se peut qu’elle n’ait pas eu le courage de revenir pour braver les soupçons ; mais les soupçonsn’étaient plus qu’une question d’une importance insignifiante pour elle, si nous supposons qu’elle avait l’intention de ne pas revenir. « Nous pouvons imaginer qu’elle a raisonné ainsi :« J’ai rendez-vous avec une certaine personne dans un but de fuite, ou pour certains autres projets connus de moi seule. Il faut écartertoute chance d’être surpris ; il faut que nous ayons suffisamment de temps pour déjouer toute poursuite ; je donnerai à entendre que jevais rendre visite à ma tante et passer la journée chez elle, rue des Drômes. Je dirai à Saint-Eustache de ne venir me chercher qu’àla nuit ; de cette façon, mon absence de la maison, prolongée autant que possible, sans exciter de soupçons ni d’inquiétude, pourras’expliquer, et je gagnerai plus de temps que par tout autre moyen. Si je prie Saint-Eustache de venir me chercher à la brune, il neviendra certainement pas auparavant ; mais si je néglige tout à fait de le prier de venir, le temps consacré à ma fuite sera diminué,puisque l’on s’attendra à me voir revenir de bonne heure, et que mon absence excitera plus tôt l’inquiétude. Or, s’il pouvait entrerdans mon dessein de revenir, si je n’avais en vue qu’une simple promenade avec la personne en question, il ne serait pas de bonnepolitique de prier Saint-Eustache de venir me chercher ; car, en arrivant, il s’apercevrait à coup sûr que je me suis jouée de lui, choseque je pourrais lui cacher à jamais en quittant la maison sans lui notifier mon intention, en revenant avant la nuit et en racontant alorsque je suis allée visiter ma tante, rue des Drômes. Mais, comme mon projet est de ne jamais revenir, — du moins avant quelquessemaines ou avant que j’aie réussi à cacher certaines choses, — la nécessité de gagner du temps est le seul point dont j’aie àm’inquiéter. »« Vous avez observé, dans vos notes, que l’opinion générale, relativement à cette triste affaire, est et a été, dès le principe, que lajeune fille a été victime d’une bande de brigands. Or, l’opinion populaire, dans de certaines conditions, n’est pas faite pour êtredédaignée. Quand elle se lève d’elle-même, quand elle se manifeste d’une manière strictement spontanée, nous devons laconsidérer comme un phénomène analogue à cette intuition qui est l’idiosyncrasie de l’homme de génie. Dans quatre-vingt-dix-neufcas sur cent, je m’en tiendrais à ses décisions. Mais il est très-important que nous ne découvrions pas de traces palpables d’unesuggestion extérieure. L’opinion doit être rigoureusement la pensée personnelle du public ; il est souvent très-difficile de saisir cettedistinction et de la maintenir. Dans le cas présent, il me semble, à moi, que cette opinion publique, relative à une bande, a étéinspirée par l’événement parallèle et accessoire raconté dans le troisième de mes extraits. Tout Paris est excité par la découverte ducadavre de Marie, une fille jeune, belle et célèbre. Ce cadavre est trouvé portant des marques de violence et flottant sur la rivière.Mais il est maintenant avéré qu’à l’époque même ou vers l’époque où l’on suppose que la jeune fille a été assassinée, un attentatanalogue à celui enduré par la défunte, quoique moins énorme, a été consommé, par une bande de jeunes drôles, sur une autre jeunefille. Est-il surprenant que le premier attentat connu ait influencé le jugement populaire relativement à l’autre, encore obscur ? Cejugement attendait une direction, et l’attentat connu semblait l’indiquer avec tant d’opportunité ! Marie, elle aussi, a été trouvée dans larivière ; et c’est sur cette même rivière que l’attentat connu a été consommé. La connexion des deux événements avait en ellequelque chose de si palpable, que c’eût été un miracle que le populaire oubliât de l’apprécier et de la saisir. Mais, en fait, l’un desdeux attentats, connu pour avoir été accompli de telle façon, est un indice, s’il en fut jamais, que l’autre attentat, commis à une époquepresque coïncidente, n’a pas été accompli de la même façon. En vérité, on pourrait regarder comme une merveille que, pendantqu’une bande de scélérats consommait, en un lieu donné, un attentat inouï, il se soit trouvé une autre bande semblable, dans la mêmelocalité, dans la même ville, dans les mêmes circonstances, occupée, avec les mêmes moyens et les mêmes procédés, à commettreun crime d’un caractère exactement semblable et précisément à la même époque ! Et à quoi, je vous prie, l’opinion,accidentellement suggérée, du populaire nous pousserait-elle à croire, si ce n’est à cette merveilleuse série de coïncidences ?« Avant d’aller plus loin, considérons le théâtre supposé de l’assassinat dans le fourré de la barrière du Roule. Ce bosquet, très-épais, il est vrai, se trouve dans l’extrême voisinage d’une route publique. Dedans, nous dit-on, se trouvent trois ou quatre largespierres, formant une espèce de siège, avec dossier et tabouret. Sur la pierre supérieure on a découvert un jupon blanc ; sur la
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