L E Julian Barnes F R A C A S D U R O M A N Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin T E M P S M E R C V R ED EF R A N C E pour Pat Un pour entendre Un pour se souvenir Et un pour boire (Dicton russe) Cela se passa au milieu d’une guerre, sur un quai de gare aussi plat et poussiéreux que l’immense plaine alentour. Le train à l’arrêt, parti de Moscou l’avant-veille, allait vers l’encore deuxest ; ou trois jours de voyage, selon le charbon disponible et les mouvements de troupe. C’était peu après l’aube, mais l’homme–en réalité, seulement une moitié d’homme–se propulsait déjà vers les voitures à couchettes molletonnées sur un chariot bas à roulettes de bois. Il ne pouvait diriger l’engin qu’en tirant d’un coup sec sur la partie avant; et, pour lui éviter de perdre l’équilibre, une corde était glissée sous le chariot et dans les passants de sa culotte. Ses mains étaient enveloppées de bandes de tissu noircies, et il avait la peau calleuse, à force de mendier dans les rues et les gares. Son père avait été un survivant de la guerre précédente. Béni par le prêtre du village, il était parti combattre pour sa patrie et pour le tsar. Lorsqu’il était revenu, prêtre et tsar avaient disparu, et sa patrie n’était plus la même. Sa femme avait hurlé quand elle avait vu ce que la guerre avait fait à son mari. Maintenant il y avait une autre guerre, et le même envahisseur était de retour, sauf que les noms avaient changé: les noms des deux côtés.
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