Le Champ d’oliviers
16 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres
16 pages
Français
Le téléchargement nécessite un accès à la bibliothèque YouScribe
Tout savoir sur nos offres

Description

L’Inutile BeautéGuy de MaupassantLe Champ d’oliviersLe Figaro, du 14 au 23 février 1890I> Quand les hommes du port, du petit port provençal de Garandou, au fond de labaie Pisca, entre Marseille et Toulon, aperçurent la barque de l'abbé Vilbois quirevenait de la pêche, ils descendirent sur la plage pour aider à tirer le bateau.L'abbé était seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une énergie raremalgré ses cinquante-huit ans. Les manches retroussées sur des bras musculeux,la soutane relevée en bas et serrée entre les genoux, un peu déboutonnée sur lapoitrine, son tricorne sur le banc à son côté, et la tête coiffée d'un chapeau clocheen liège recouvert de toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclésiastiquedes pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe.De temps en temps, il regardait derrière lui pour bien reconnaître le pointd'abordage, puis il recommençait à tirer, d'une façon rythmée, méthodique et forte,pour montrer, une fois de plus, à ces mauvais matelots du Midi, comment nagentles hommes du Nord.La barque lancée toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait gravir toutela plage en y enfonçant sa quille ; puis elle s'arrêta net, et les cinq hommes quiregardaient venir le curé s'approchèrent, affables, contents, sympathiques, auprêtre.- Eh ben ! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne pêche, monsieur lecuré ?L'abbé Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se ...

Informations

Publié par
Nombre de lectures 137
Langue Français

Extrait

L’Inutile BeautéGuy de MaupassantLe Champ d’oliviersLe Figaro, du 14 au 23 février 1890I> Quand les hommes du port, du petit port provençal de Garandou, au fond de labaie Pisca, entre Marseille et Toulon, aperçurent la barque de l'abbé Vilbois quirevenait de la pêche, ils descendirent sur la plage pour aider à tirer le bateau.L'abbé était seul dedans, et il ramait comme un vrai marin, avec une énergie raremalgré ses cinquante-huit ans. Les manches retroussées sur des bras musculeux,la soutane relevée en bas et serrée entre les genoux, un peu déboutonnée sur lapoitrine, son tricorne sur le banc à son côté, et la tête coiffée d'un chapeau clocheen liège recouvert de toile blanche, il avait l'air d'un solide et bizarre ecclésiastiquedes pays chauds, fait pour les aventures plus que pour dire la messe.De temps en temps, il regardait derrière lui pour bien reconnaître le pointd'abordage, puis il recommençait à tirer, d'une façon rythmée, méthodique et forte,pour montrer, une fois de plus, à ces mauvais matelots du Midi, comment nagentles hommes du Nord.La barque lancée toucha le sable et glissa dessus comme si elle allait gravir toutela plage en y enfonçant sa quille ; puis elle s'arrêta net, et les cinq hommes quiregardaient venir le curé s'approchèrent, affables, contents, sympathiques, auprêtre.- Eh ben ! dit l'un avec son fort accent de Provence, bonne pêche, monsieur lecuré ?L'abbé Vilbois rentra ses avirons, retira son chapeau cloche pour se couvrir de sontricorne, abaissa ses manches sur ses bras, reboutonna sa soutane, puis ayantrepris sa tenue et sa prestance de desservant du village, il répondit avec fierté :- Oui, oui, très bonne, trois loups, deux murènes et quelques girelles.Les cinq pêcheurs s'étaient approchés de la barque, et penchés au-dessus dubordage, ils examinaient, avec un air de connaisseurs, les bêtes mortes, les loupsgras, les murènes à tête plate, hideux serpents de mer, et les girelles violettesstriées en zigzag de bandes dorées de la couleur des peaux d'oranges.Un d'eux dit :- Je vais vous porter ça dans votre bastide, monsieur le curé.- Merci mon brave.Ayant serré les mains, le prêtre se mit en route, suivi d'un homme et laissant lesautres occupés à prendre soin de son embarcation.Il marchait à grands pas lents, avec un air de force et de dignité. Comme il avaitencore chaud d'avoir ramé avec tant de vigueur, il se découvrait par moments enpassant sous l'ombre légère des oliviers, pour livrer à l'air du soir, toujours tiède,mais un peu calmé par une vague brise du large, son front carré, couvert decheveux blancs, droits et ras, un front d'officier bien plus qu'un front de prêtre. Levillage apparaissait sur une butte, au milieu d'une large vallée descendant en plainevers la mer.C'était par un soir de juillet. Le soleil éblouissant, tout prêt d'atteindre la crêtedentelée de collines lointaines, allongeait en biais sur la route blanche, enseveliesous un suaire de poussière, l'ombre interminable de l'ecclésiastique dont letricorne démesuré promenait dans le champ voisin une large tache sombre quisemblait jouer à grimper vivement sur tous les troncs d'oliviers rencontrés, pourretomber aussitôt par terre, où elle rampait entre les arbres.
Sous les pieds de l'abbé Vilbois, un nuage de poudre fine, de cette farineimpalpable dont sont couverts, en été, les chemins provençaux, s'élevait, fumantautour de sa soutane qu'elle voilait et couvrait, en bas, d'une teinte grise de plus enplus claire. Il allait, rafraîchi maintenant et les mains dans ses poches, avec l'allurelente et puissante d'un montagnard faisant une ascension. Ses yeux calmesregardaient le village, son village où il était curé depuis vingt ans, village choisi parlui, obtenu par grande faveur, où il comptait mourir. L'église, son église, couronnaitle large cône des maisons entassées autour d'elle de ses deux tours de pierrebrune, inégales et carrées, qui dressaient dans ce beau vallon méridional leurssilhouettes anciennes plus pareilles à des défenses de château fort, qu'à desclochers de monument sacré.L'abbé était content, car il avait pris trois loups, deux murènes et quelques girelles.Il aurait ce nouveau petit triomphe auprès de ses paroissiens, lui, qu'on respectaitsurtout, parce qu'il était peut-être, malgré son âge, l'homme le mieux musclé dupays. Ces légères vanités innocentes étaient son plus grand plaisir. Il tirait aupistolet de façon à couper des tiges de fleurs, faisait quelquefois des armes avec lemarchand de tabac, son voisin, ancien prévôt de régiment, et il nageait mieux quepersonne sur la côte.C'était d'ailleurs un ancien homme du monde, fort connu jadis, fort élégant, le baronde Vilbois, qui s'était fait prêtre, à trente-deux ans, à la suite d'un chagrin d'amour.Issu d'une vieille famille picarde, royaliste et religieuse, qui depuis plusieurs sièclesdonnait ses fils à l'armée, à la magistrature ou au clergé, il songea d'abord à entrerdans les ordres sur le conseil de sa mère, puis sur les instances de son père il sedécida à venir simplement à Paris faire son droit, et chercher ensuite quelque gravefonction au Palais.Mais pendant qu'il achevait ses études, son père succomba à une pneumonie à lasuite de chasses au marais, et sa mère, saisie par le chagrin, mourut peu de tempsaprès. Donc, ayant hérité soudain d'une grosse fortune, il renonça à des projets decarrière quelconque pour se contenter de vivre en homme riche.Beau garçon, intelligent bien que d'un esprit limité par des croyances, des traditionset des principes, héréditaires comme ses muscles de hobereau picard, il plut, il eutdu succès dans le monde sérieux, et goûta la vie en homme jeune, rigide, opulent etconsidéré.Mais voilà qu'à la suite de quelques rencontres chez un ami il devint amoureuxd'une jeune actrice, d'une toute jeune élève du Conservatoire qui débutait avec éclatà l'Odéon.Il en devint amoureux avec toute la violence, avec tout l'emportement d'un hommené pour croire à des idées absolues. Il en devint amoureux en la voyant à travers lerôle romanesque où elle avait obtenu, le jour même où elle se montra pour lapremière fois au public, un grand succès.Elle était jolie, nativement perverse, avec un air d'enfant naïf qu'il appelait son aird'ange. Elle sut le conquérir complètement, faire de lui un de ces délirants forcenésun de ces déments en extase qu'un regard ou qu'une jupe de femme brûle sur lebûcher des Passions Mortelles. Il la prit donc pour maîtresse, lui fit quitter le théâtre,et l'aima, pendant quatre ans, avec une ardeur toujours grandissante. Certes,malgré son nom et les traditions d'honneur de sa famille, il aurait fini par l'épouser,s'il n'avait découvert, un jour, qu'elle le trompait depuis longtemps avec l'ami qui lalui avait fait connaître.Le drame fut d'autant plus terrible qu'elle était enceinte, et qu'il attendait lanaissance de l'enfant pour se décider au mariage.Quand il tint entre ses mains les preuves, des lettres, surprises dans un tiroir, il luireprocha son infidélité, sa perfidie, son ignominie, avec toute la brutalité du demi-sauvage qu'il était.Mais elle, enfant des trottoirs de Paris, impudente autant qu'impudique, sûre del'autre homme comme de celui-là, hardie d'ailleurs comme ces filles du peuple quimontent aux barricades par simple crânerie, le brava et l'insulta ; et comme il levaitla main, elle lui montra, son ventre.Il s'arrêta, pâlissant, songea qu'un descendant de lui était là, dans cette chairsouillée, dans ce corps vil, dans cette créature immonde, un enfant de lui ! Alors ilse rua sur elle pour les écraser tous les deux, anéantir cette double honte. Elle eut
peur, se sentant perdue, et comme elle roulait sous son poing, comme elle voyaitson pied prêt à frapper par terre le flanc gonflé où vivait déjà un embryon d'homme,elle lui cria, les mains tendues pour arrêter les coups :- Ne me tue point. Ce n'est pas à toi, c'est à lui.Il fit un bond en arrière, tellement stupéfait, tellement bouleversé que sa fureur restasuspendue comme son talon, et il balbutia :- Tu... tu dis ?Elle, folle de peur tout à coup devant la mort entrevue dans les yeux et dans le gesteterrifiants de cet homme, répéta :- Ce n'est pas à toi, c'est à lui.Il murmura, les dents serrées, anéanti :- L'enfant ?- Oui.- Tu mens.Et, de nouveau, il commença le geste du pied qui va écraser quelqu'un, tandis quesa maîtresse, redressée à genoux, essayant de reculer, balbutiait toujours :- Puisque je te dis eue c'est à lui. S'il était à toi, est-ce que je ne l'aurais pas eudepuis longtemps ?Cet argument le frappa comme la vérité même. Dans un de ces éclairs de penséeoù tous les raisonnements apparaissent en même temps avec une illuminanteclarté, précis, irréfutables, concluants, irrésistibles, il fut convaincu, il fut sûr qu'iln'était point le père du misérable enfant de gueuse qu'elle portait en elle ; et,soulagé, délivré, presque apaisé soudain, il renonça à détruire cette infâmecréature.Alors il lui dit d'une voix, plus calme :- Lève-toi, va-t'en, et que je ne te revoie jamais.Elle obéit, vaincue, et s'en alla.Il ne la revit jamais.Il partit de son côté. Il descendit vers le Midi, vers le soleil, et s'arrêta dans unvillage, debout au milieu d'un vallon, au bord de la Méditerranée. Une auberge luiplut qui regardait la mer ; il y prit une chambre et y resta. Il demeura dix-huit mois,dans le chagrin, dans le désespoir, dans un isolement complet. Il y vécut avec lesouvenir dévorant de la femme traîtresse, de son charme, de son enveloppement,de son ensorcellement inavouable, et avec le regret de sa présence et de sescaresses.Il errait par les vallons provençaux, promenant au soleil tamisé par les grisâtresfeuillettes des oliviers, sa pauvre tête malade où vivait une obsession.Mais ses anciennes idées pieuses, l'ardeur un peu calmée de sa foi première luirevinrent au coeur tout doucement dans cette solitude douloureuse. La religion quilui était apparue autrefois comme un refuge contre la vie inconnue, lui apparaissaitmaintenant comme un refuge contre la vie trompeuse et torturante. Il avait conservédes habitudes de prière. Il s'y attacha dans son chagrin, et il allait souvent, aucrépuscule, s'agenouiller dans l'église assombrie où brillait seul, au fond du choeur,le point de feu de la lampe, gardienne sacrée du sanctuaire, symbole de laprésence divine.Il confia sa peine à ce Dieu, à son Dieu, et lui dit toute sa misère. Il lui demandaitconseil, pitié, secours, protection, consolation, et dans son oraison répétée chaquejour plus fervente, il mettait chaque fois une émotion plus forte.Son coeur meurtri, rongé par l'amour d'une femme, restait ouvert et palpitant, avidetoujours de tendresse ; et peu à peu, à force de prier, de vivre en ermite avec deshabitudes de piété grandissante, de s'abandonner à cette communication secrètedes âmes dévotes avec le Sauveur qui console et attire les misérables, l'amourmystique de Dieu entra en lui et vainquit l'autre.
Alors il reprit ses premiers projets, et se décida à offrir à l'Église une vie brisée qu'ilavait failli lui donner vierge.Il se fit donc prêtre. Par sa famille, par ses relations il obtint d'être nommédesservant de ce village provençal où le hasard l'avait jeté, et ayant consacré à desoeuvres bienfaisantes une grande partie de sa fortune, n'ayant gardé que ce qui luipermettrait de demeurer jusqu'à sa mort utile et secourable aux pauvres, il seréfugia dans son existence calme de pratiques pieuses et de dévouement à sessemblables.Il fut un prêtre à vues étroites, mais bon, une sorte de guide religieux à tempéramentde soldat, un guide de l'Église qui conduisait par force dans le droit cheminl'humanité errante, aveugle, perdue en cette forêt de la vie où tous nos instincts, nosgoûts, nos désirs sont des sentiers qui égarent. Mais beaucoup de l'hommed'autrefois restait toujours vivant en lui. Il ne cessa pas d'aimer les exercicesviolents, les nobles sports, les armes, et il détestait les femmes, toutes, avec unepeur d'enfant devant un mystérieux danger.II> Le matelot qui suivait le prêtre, se sentait sur la langue une envie touteméridionale de causer. Il n'osait pas, car l'abbé exerçait sur ses ouailles un grandprestige. A la fin il s'y hasarda :- Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur le curé ?Cette bastide était une de ces maisons microscopiques où les Provençaux desvilles et des villages vont se nicher, en été, pour prendre l'air. L'abbé avait loué cettecase dans un champ, à cinq minutes de son presbytère, trop petit et emprisonné aucentre de la paroisse, contre l'église.Il n'habitait pas régulièrement, même en été, cette campagne ; il y allait seulementpasser quelques jours de temps en temps, pour vivre en pleine verdure et tirer aupistolet.- Oui, mon ami, dit le prêtre, je m'y trouve très bien.La demeure basse apparaissait bâtie au milieu des arbres, peinte en rose, zébrée,hachée, coupée en petits morceaux par les branches et les feuilles des oliviers dontétait planté le champ sans clôture où elle semblait poussée comme un champignonde Provence.On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en préparantune petite table à dîner où elle posait à chaque retour, avec une lenteur méthodique,un seul couvert, une assiette, une serviette, un morceau de pain, un verre à boire.Elle était coiffée du petit bonnet des Arlésiennes, cône pointu de soie ou de veloursnoir sur qui fleurit un champignon blanc.Quand l'abbé fut à portée de la voix, il lui cria :- Eh ! Marguerite ?Elle s'arrêta pour regarder, et reconnaissant son maître :- Té c'est vous, monsieur le curé ?- Oui. Je vous apporte une belle pêche vous allez tout de suite me faire griller unloup, un loup au beurre, rien qu'au beurre, vous entendez ?La servante, venue au-devant des hommes, examinait d'un oeil connaisseur lespoissons portés par le matelot.- C'est que nous avons déjà une poule au riz, dit-elle.- Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de l'eau. Je vaisfaire une petite fête de gourmand, ça ne m'arrive pas trop souvent ; et puis, lepéché n'est pas gros.La femme choisissait le loup, et comme elle s'en allait en l'emportant, elle seretourna :
- Ah ! il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le curé.Il demanda avec indifférence :- Un homme ! Quel genre d'homme ?- Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-même.- Quoi ! un mendiant ?- Peut-être, oui, je ne dis pas. Je croirais plutôt un maoufatan.L'abbé Vilbois se mit à rire de ce mot provençal qui signifie malfaiteur, rôdeur deroutes, car il connaissait l'âme timorée de Marguerite qui ne pouvait séjourner à labastide sans s'imaginer tout le long des jours et surtout des nuits qu'ils allaient êtreassassinés.Il donna quelques sous au marin qui s'en alla, et, comme il disait, ayant conservétoutes ses habitudes de soins et de tenue d'ancien mondain : "Je vas me passer unpeu d'eau sur le nez et sur les mains", Marguerite lui cria de sa cuisine où ellegrattait à rebours, avec un couteau, le dos du loup dont les écailles, un peu tachéesde sang, se détachaient comme d'infimes piécettes d'argent :- Tenez le voilà !L'abbé vira vers la route et aperçut en effet un homme, qui lui parut, de loin, fort malvêtu, et qui s'en venait à petits pas vers la maison. Il l'attendit, souriant encore de laterreur de sa domestique, et pensant : "Ma foi, je crois qu'elle a raison, il a bien l'aird'un maoufatan."L'inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le prêtre, sans sehâter. Il était jeune, portait toute la barbe blonde et frisée, et des mèches decheveux se roulaient en boucles au sortir d'un chapeau de feutre mou, tellementsale et défoncé que personne n'en aurait pu deviner la couleur et la formepremières. Il avait un long pardessus marron, une culotte dentelée autour deschevilles, et il était chaussé d'espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle,muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.Quand il fut à quelques enjambées de l'ecclésiastique, il ôta la loque qui lui abritaitle front, en se découvrant avec un air un peu théâtral, et montrant une tête flétrie,crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou dedébauche précoce, car cet homme assurément n'avait pas plus de vingt-cinq ans.Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce n'était pas là levagabond ordinaire, l'ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deuxprisons et qui ne sait plus guère parler que le langage mystérieux, des bagnes.- Bonjour, monsieur le curé, dit l'homme.Le prêtre répondit simplement : "Je vous salue", ne voulant pas appeler "monsieur"ce passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et l'abbé Vilbois,devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému comme en face d'un ennemiinconnu, envahi par une de ces inquiétudes étranges qui se glissent en frissonsdans la chair et dans le sang.A la fin, le vagabond reprit :- Eh bien ! me reconnaissez-vousLe prêtre, très étonné. Répondit :- Moi, pas du tout, je ne vous connais point.- Ah ! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.- J'ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.- Ça c'est vrai, reprit l'autre, ironique, mais je vais vous montrer quelqu'un que vousconnaissez mieux.Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue dedans. Uneceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre, retenait sa culotte au-dessus deses hanches.
Il prit dans sa poche une enveloppe, l'une de ces invraisemblables enveloppes quetoutes les taches possibles ont marbrées, une de ces enveloppes qui gardent, dansles doublures des gueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, volés oùlégitimés, précieux défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tiraune photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu'on faisaitsouvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps partout, chauffée contre lachair de cet homme et ternie par sa chaleur.Alors, l'élevant à côté de sa figure, il demanda :- Et celui-là, le connaissez-vous ?L'abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé, car c'étaitson propre portrait, fait pour Elle, à l'époque lointaine de son amour.Il ne répondait rien, ne comprenant pas.Le vagabond répéta :- Le reconnaissez-vous, celui-là ?Et le prêtre balbutia :- Mais oui.- Qui est-ce ?- C'est moi.- C'est bien vous ?- Mais oui.- Eh bien ! regardez-nous tous les deux, maintenant, votre portrait et moi !Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres, celui de la carteet celui qui riait à côté, se ressemblaient comme deux frères, mais il ne comprenaitpas encore, et il bégaya :- Que me voulez-vous, enfin ?Alors, le gueux, d'une voix méchante :- Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d'abord.- Qui êtes-vous donc ?- Ce que je suis ? Demandez-le à n'importe qui sur la route, demandez-le à votrebonne, allons le demander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ça ; et ilrira bien, c'est moi qui vous le dis. Ah ! vous ne voulez pas reconnaître que je suisvotre fils, papa curé ?Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré, gémit- Ce n'est pas vrai.Le jeune homme s'approcha tout contre lui, face à face.- Ah ! ça n'est pas vrai. Ah ! l'abbé, il faut cesser de mentir, entendez-vous ?Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec une conviction siviolente, que le prêtre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompaiten ce moment.Encore une fois, cependant, il affirma :- Je n'ai jamais eu d'enfant.L'autre ripostant :- Et pas de maîtresse, peut-être ?Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu :.iS -
- Et cette maîtresse n'était pas grosse quand vous l'avez chassée ? Soudain, lacolère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas étouffée, mais murée aufond du coeur de l'amant, brisa les voûtes de foi, de dévotion résignée, derenoncement à tout, qu'il avait construites sur elle, et, hors de lui, il cria :- Je l'ai chassée parce qu'elle m'avait trompé et qu'elle portait en elle l'enfant d'unautre, sans quoi, je l'aurais tuée, monsieur, et vous avec elle.Le jeune homme hésita, surpris à son tour par l'emportement sincère du curé, puis ilrépliqua plus doucement :- Qui vous a dit ça que c'était l'enfant d'un autre ?- Mais elle, elle-même, en me bravant.Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un ton indifférentde voyou qui juge une cause :- Eh ben ! c'est maman qui s'est trompée en vous narguant, v'là tout.Redevenant aussi plus maître de lui, après ce mouvement de fureur, l'abbé, à sontour, interrogea,- Et qui vous a dit, à vous, que vous étiez mon fils ?- Elle, en mourant, m'sieu l'curé... Et puis ça !Et il tendait, sous les yeux du prêtre, la petite photographie.Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur soulevé d'angoisse, ilcompara ce passant inconnu avec son ancienne image, et il ne douta plus, c'étaitbien son fils.Une détresse emporta son âme, une émotion inexprimable, affreusement pénible,comme le remords d'un crime ancien. Il comprenait un peu, il devinait le reste, ilrevoyait la scène brutale de la séparation. C'était pour sauver sa vie, menacée parl'homme outragé, que la femme, la trompeuse et perfide femelle lui avait jeté cemensonge. Et le mensonge avait réussi. Et un fils de lui était né, avait grandi, étaitdevenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc sent la.etêbIl murmura,- Voulez-vous faire quelques pas, avec moi, pour nous expliquer davantage ?L'autre se mit à ricaner.- Mais, parbleu ! C'est bien pour cela que je suis venu.Ils s'en allèrent ensemble, côte à côte par le champ d'oliviers. Le soleil avaitdisparu. La grande fraîcheur des crépuscules du Midi étendait sur la campagne uninvisible manteau froid. L'abbé frissonnait et levant soudain les yeux dans unmouvement habituel d'officiant, il aperçut partout autour de lui, tremblotant sur leciel, le petit feuillage grisâtre de l'arbre sacré qui avait abrité sous son ombre frêlela plus grande douleur, la seule défaillance du Christ.Une prière jaillit de lui, courte et désespérée, faite avec cette voix intérieure qui nepasse point par la bouche et dont les croyants implorent le Sauveur : "Mon Dieu,secourez-moi."Puis se tournant vers son fils :- Alors, votre mère est morte ?Un nouveau chagrin s'éveillait en lui, en prononçant ces paroles : "Votre mère estmorte" et crispait son coeur, une étrange misère de la chair de l'homme qui n'ajamais fini d'oublier, et un cruel écho de la torture qu'il avait subie, mais plus encorepeut-être, puisqu'elle était morte, un tressaillement de ce délirant et court bonheurde jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son souvenir.Le jeune homme répondit :- Oui, monsieur le curé, ma mère est morte.- Y a-t-il longtemps ?
- Oui, trois ans déjà.Un doute nouveau envahit le prêtre.- Et comment n'êtes-vous pas venu me trouver plus tôt ?L'autre hésita.- Je n'ai pas pu. J'ai eu des empêchements... Mais, pardonnez-moi d'interrompreces confidences que je vous ferai plus tard, aussi détaillées qu'il vous plaira, pourvous dire que je n'ai rien mangé depuis hier matin.Une secousse de pitié ébranla tout le vieillard, et, tendant brusquement les deuxmains :- Oh ! mon pauvre enfant, dit-il.Le jeune homme reçut ces grandes mains tendues, qui enveloppèrent ses doigts,plus minces, tièdes et fiévreux.Puis il répondit avec cet air de blague qui ne quittait guère ses lèvres.- Eh ben ! vrai, je commence à croire que nous nous entendrons tout de même.Le curé se mit à marcher.- Allons dîner, dit-il.Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et bizarre, au beaupoisson pêché par lui, qui, joint à la poule au riz, ferait, ce jour-là, un bon repas pource misérable enfant.L'Arlésienne, inquiète et déjà grondeuse, attendait devant la porte.- Marguerite, cria l'abbé, enlevez la table et portez-la dans la salle, bien vite, bienvite, et mettez deux couverts, mais bien vite.La bonne restait effarée, à la pensée que son maître allait dîner avec ce malfaiteur.Alors l'abbé Vilbois se mit lui-même à desservir et à transporter, dans l'uniquepièce du rez-de-chaussée, le couvert préparé pour lui.Cinq minutes plus tard, il était assis, en face du vagabond, devant une soupièrepleine de soupe aux choux, qui faisait monter entre leurs visages un petit nuage devapeur bouillante.III> Quand les assiettes furent pleines, le rôdeur se mit à avaler sa soupe avidementpar cuillerées rapides. L'abbé n'avait plus faim, et il humait seulement avec lenteurle savoureux bouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette.Tout à coup il demanda :- Comment vous appelez-vous ?L'homme rit, satisfait d'apaiser sa faim.- Père inconnu, dit-il, pas d'autre nom de famille que celui de ma mère que vousn'aurez probablement pas encore oublié. J'ai, par contre, deux prénoms, qui ne mevont guère entre parenthèses, "Philippe-Auguste".L'abbé pâlit et demanda, la gorge serrée :- Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms ?Le vagabond haussa les épaules.- Vous devez bien le deviner. Après vous avoir quitté, maman a voulu faire croire àvotre rival que j'étais à lui, et il l'a cru à peu près jusqu'à mon âge, de quinze ans.
Mais, à ce moment-là, j'ai commencé à vous ressembler trop. Et il m'a renié, lacanaille. On m'avait donc donné ses deux prénoms, Philippe-Auguste ; et si j'avaiseu la chance de ne ressembler à personne ou d'être simplement le fils d'untroisième larron qui ne se serait pas montré, je m'appellerais aujourd'hui le vicomtePhilippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte du même nom,sénateur. Moi, je me suis baptisé "Pas de veine"- Comment savez-vous tout cela ?- Parce qu'il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes explications,allez. Ah ! c'est ça qui vous apprend la vie !Quelque chose de plus pénible et de plus tenaillant que tout ce qu'il avait ressenti etsouffert depuis une demi-heure oppressait le prêtre. C'était en lui une sorted'étouffement qui commençait, qui allait grandir et finirait par le tuer, et cela luivenait, non pas tant des choses qu'il entendait, que de la façon dont elles étaientdites et de la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui,entre son fils et lui, il commençait à sentir à présent ce cloaque des saletés moralesqui sont, pour certaines âmes, de mortels poisons. C'était son fils cela ? Il nepouvait encore le croire. Il voulait toutes les preuves, toutes ; tout apprendre, toutentendre, tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui entouraientsa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois : "Oh ! mon Dieu, secourez-".iomPhilippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda :- On ne mange donc plus, l'abbé ?Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un bâtiment annexé, etque Marguerite ne pouvait entendre la voix de son curé, il la prévenait de sesbesoins par quelques coups donnés sur un gong chinois suspendu près du mur,derrière lui.Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque ronde de métal. Unson, faible d'abord, s'en échappa, puis grandit, s'accentua, vibrant, aigu, suraigu,déchirant, horrible plainte du cuivre frappé.La bonne apparut. Elle avait une figure crispée et elle jetait des regards furieux surle maoufatan comme si elle eût pressenti, avec son instinct de chien fidèle, ledrame abattu sur son maître. En ses mains elle tenait le loup grillé d'où s'envolaitune savoureuse odeur de beurre fondu. L'abbé, avec une cuiller, fendit le poissond'un bout à l'autre, et offrant le filet du dos à l'enfant de sa jeunesse :- C'est moi qui l'ai pris tantôt, dit-il, avec un reste de fierté qui surnageait dans sadétresse.Marguerite ne s'en allait pas.Le prêtre reprit :- Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse.Elle eut presque un geste de révolte, et il dut répéter, en prenant un air sévère :"Allez, deux bouteilles." Car, lorsqu'il offrait du vin à quelqu'un, plaisir rare, il s'enoffrait toujours une bouteille à lui-même.Philippe-Auguste, radieux, murmura :- Chouette. Une bonne idée. Il y a longtemps que je n'ai mangé comme ça.La servante revint au bout de deux minutes. L'abbé les jugea longues comme deuxéternités, car un besoin de savoir lui brûlait à présent le sang, dévorant ainsi qu'unfeu d'enfer.Les bouteilles étaient débouchées, mais la bonne restait là, les yeux fixés surl'homme.- Laissez-nous, dit le curé.Elle fit semblant de ne pas entendre.Il reprit presque durement :- Je vous ai ordonné de nous laisser seuls.
Alors elle s'en alla.Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une précipitation vorace ; et son père leregardait, de plus en plus surpris et désolé de tout ce qu'il découvrait de bas surcette figure qui lui ressemblait tant. Les petits morceaux que l'abbé Vilbois portait àses lèvres lui demeuraient dans la bouche, sa gorge serrée refusant de les laisserpasser ; et il les mâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les questions qui luivenaient à l'esprit, celle dont il désirait le plus vite la réponse.Il finit par murmurer :- De quoi est-elle morte ?- De la poitrine.- A-t-elle été longtemps malade ?- Dix-huit mois, à peu près.- D'où cela lui était-il venu ?- On ne sait pas.Ils se turent. L'abbé songeait. Tant de choses l'oppressaient qu'il aurait voulu déjàconnaître, car depuis le jour de la rupture, depuis le jour où il avait failli la tuer, iln'avait rien su d'elle. Certes, il n'avait pas non plus désiré savoir, car il l'avait jetéeavec résolution dans une fosse d'oubli, elle, et ses jours de bonheur ; mais voilà qu'ilsentait naître en lui tout à coup, maintenant qu'elle était morte, un ardent désird'apprendre, un désir jaloux, presque un désir d'amant.Il reprit :- Elle n'était pas seule, n'est-ce pas ?- Non, elle vivait toujours avec lui.Le vieillard tressaillit.- Avec lui ! Avec Pravallon ?- Mais oui.Et l'homme jadis trahi calcula que cette même femme qui l'avait trompé étaitdemeurée plus de trente ans avec son rival. Ce fut presque malgré lui qu'il balbutia :- Furent-ils heureux ensemble ?En ricanant, le jeune homme répondit :- Mais oui, avec des hauts et des bas ! Ça aurait été très bien sans moi. J'aitoujours tout gâté, moi.- Comment et pourquoi ? dit le prêtre.- Je vous l'ai déjà raconté. Parce qu'il a cru que j'étais son fils jusqu'à mon âge dequinze ans environ. Mais il n'était pas bête, le vieux, il a bien découvert tout seul laressemblance, et alors il y a eu des scènes. Moi, j'écoutais aux portes. Il accusaitmaman de l'avoir mis dedans. Maman ripostait : "Est-ce ma faute ? Tu savais trèsbien, quand tu m'as prise, que j'étais la maîtresse de l'autres." L'autre c'était vous.- Ah ! ils parlaient donc de moi quelquefois ?- Oui, mais ils ne vous ont jamais nommé devant moi, sauf à la fin, tout à la fin, auxderniers jours, quand maman s'est sentie perdue. Ils avaient tout de même de laméfiance.- Et vous... vous avez appris de bonne heure que votre mère était dans une situationirrégulière ?- Parbleu ! Je ne suis pas naïf, moi, allez, et je ne l'ai jamais été. Ça se devine toutde suite ces choses-là, dès qu'on commence à connaître le monde.Philippe-Auguste se versait à boire coup sur coup. Ses yeux s'allumaient, son longjeûne lui donnant une griserie rapide.Le prêtre s'en aperçut ; il faillit l'arrêter, puis la pensée l'effleura que l'ivresse rendait
imprudent et bavard, et, prenant la bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeunehomme.Marguerite apportait la poule au riz. L'ayant posée sur la table, elle fixa de nouveauses yeux sur le rôdeur, puis elle dit à son maître avec un air indigné :- Mais regardez qu'il est saoul, monsieur le curé,- Laisse-nous donc tranquilles, reprit le prêtre, et va-t'en.Elle sortit en tapant la porte.Il demanda :- Qu'est-ce qu'elle disait de moi, votre mère ?- Mais ce qu'on dit d'ordinaire d'un homme qu'on a lâché ; que vous n'étiez pascommode, embêtant pour une femme, et que vous lui auriez rendu la vie trèsdifficile avec vos idées.- Souvent elle a dit cela ?- Oui, quelquefois, avec des subterfuges, pour que je ne comprenne point, mais jedevinais tout.- Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison ?- Moi ? très bien d'abord, et puis très mal ensuite. Quand maman a vu que je gâtaisson affaire, elle m'a flanqué à l'eau.- Comment ça ?- Comment ça ! c'est bien simple. J'ai fait quelques fredaines vers seize ans ; alorsces gouapes-là m'ont mis dans une maison de correction, pour se débarrasser de.iomIl posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux mains et, tout àfait ivre, l'esprit chaviré dans le vin, il fut saisi tout à coup par une de cesirrésistibles envies de parler de soi qui font divaguer les pochards en defantastiques vantardises.Et il souriait gentiment, avec une grâce féminine sur les lèvres, une grâce perverseque le prêtre reconnut. Non seulement il la reconnut, mais il la sentit, haïe etcaressante, cette grâce qui l'avait conquis et perdu jadis. C'était à sa mère quel'enfant, à présent, ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par leregard captivant et faux et surtout par la séduction du sourire menteur qui semblaitouvrir la porte de la bouche à toutes les infamies du dedans.Philippe-Auguste raconta :- Ah ! ah ! ah ! J'en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction, une drôle devie qu'un grand romancier payerait cher. Vrai, le père Dumas, avec son Monte-Cristo, n'en a pas trouvé de plus cocasses que celles qui me sont arrivées.Il se tut, avec une gravité philosophique d'homme gris qui réfléchit, puis, lentement :- Quand on veut qu'un garçon tourne bien, on ne devrait jamais l'envoyer dans unemaison de correction, à cause des connaissances de là-dedans, quoi qu'il ait fait.J'en avais fait une bonne, moi, mais elle a mal tourné. Comme je me baladais avectrois camarades, un peu éméchés tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur lagrand-route, auprès du gué de Folac, voilà que je rencontre une voiture où tout lemonde dormait, le conducteur et sa famille ; c'étaient des gens de Martinon quirevenaient de dîner à la ville. Je prends le cheval par la bride, je le fais monter dansle bac du passeur et je pousse le bac au milieu de la rivière. Ça fait du bruit, lebourgeois qui conduisait se réveille, il ne voit rien, il fouette. Le cheval part et sautedans le bouillon avec la voiture. Tous noyés ! Les camarades m'ont dénoncé. Ilsavaient bien ri d'abord en me voyant faire ma farce. Vrai, nous n'avions pas penséque ça tournerait si mal. Nous espérions seulement un bain, histoire de rire."Depuis ça, j'en ai fait de plus raides pour me venger de la première, qui ne méritaitpas la correction, sur ma parole. Mais ce n'est pas la peine de les raconter. Je vaisvous dire seulement la dernière, parce que celle-là elle vous plaira, j'en suis sûr. Jevous ai vengé, papa.L'abbé regardait son fils avec des yeux terrifiés, et il ne mangeait plus rien.
  • Univers Univers
  • Ebooks Ebooks
  • Livres audio Livres audio
  • Presse Presse
  • Podcasts Podcasts
  • BD BD
  • Documents Documents