La Vie en fleur
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La Vie en fleurAnatole France1922Chapitre I : On ne donne pas assezChapitre II : Les malheurs de la fille des troglodytes.Chapitre III : L’école buissonnièreChapitre IV : Madame LaroqueChapitre V : Monsieur DuboisChapitre VI : La bifurcationChapitre VII : Mouron pour-les-petits-oiseauxChapitre VIII : RomantismeChapitre IX : PrestigesChapitre X : Vaine amitiéChapitre XI : ÉgléChapitre XII : BaccalauréatChapitre XIII : Comment je devins académicienChapitre XIV : Dernière journée de collègeChapitre XV : Le choix d’une carrièreChapitre XVI : Monsieur IngresChapitre XVII : L’appartement de Monsieur DuboisChapitre XVIII : Il n’est si belle rose...Chapitre XIX : Les taquineries de Monsieur DuboisChapitre XX : Apologie de la guerreChapitre XXI : Réflexions sur le bonheurChapitre XXII : Mon parrainChapitre XXIII : DivagationsChapitre XXIV : Philippine GobelinChapitre XXV : Le chemin de BagdadChapitre XXVI : La douleur de Philippine GobelinChapitre XXVII : Marie BagrationChapitre XXVIII : « N’écris pas »Chapitre XXIX : Le théâtre des musesChapitre XXX : Le bonheur de naître pauvrePostfaceLa Vie en fleur : Chapitre ILA VIE EN FLEURON NE DONNE PAS ASSEZCe jour-là, Fontanet et moi, tous deux élèves de cinquième sous M. Brard, ayant quitté le collège à quatre heures et demie, au son dela cloche, selon la coutume, nous descendions la rue du Cherche-Midi, suivis de madame Tourtour, attachée à la famille Fontanet, etde Justine, que mon père avait ...

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Langue Français
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La Vie en fleur
Anatole France
1922
Chapitre I : On ne donne pas assez Chapitre II : Les malheurs de la fille des troglodytes. Chapitre III : L’école buissonnière Chapitre IV : Madame Laroque Chapitre V : Monsieur Dubois Chapitre VI : La bifurcation Chapitre VII : Mouron pour-les-petits-oiseaux Chapitre VIII : Romantisme Chapitre IX : Prestiges Chapitre X : Vaine amitié Chapitre XI : Églé Chapitre XII : Baccalauréat Chapitre XIII : Comment je devins académicien Chapitre XIV : Dernière journée de collège Chapitre XV : Le choix d’une carrière Chapitre XVI : Monsieur Ingres Chapitre XVII : L’appartement de Monsieur Dubois Chapitre XVIII : Il n’est si belle rose... Chapitre XIX : Les taquineries de Monsieur Dubois Chapitre XX : Apologie de la guerre Chapitre XXI : Réflexions sur le bonheur Chapitre XXII : Mon parrain Chapitre XXIII : Divagations Chapitre XXIV : Philippine Gobelin Chapitre XXV : Le chemin de Bagdad Chapitre XXVI : La douleur de Philippine Gobelin Chapitre XXVII : Marie Bagration Chapitre XXVIII : « N’écris pas » Chapitre XXIX : Le théâtre des muses Chapitre XXX : Le bonheur de naître pauvre Postface
La Vie en fleur : Chapitre I
LA VIE EN FLEUR
ON NE DONNE PAS ASSEZ
Ce jour-là, Fontanet et moi, tous deux élèves de cinquième sous M. Brard, ayant quitté le collège à quatre heures et demie, au son de la cloche, selon la coutume, nous descendions la rue du Cherche-Midi, suivis de madame Tourtour, attachée à la famille Fontanet, et de Justine, que mon père avait surnommée la Catastrophe parce qu'elle déchaînait ordinairement autour d'elle les fureurs du feu, de l'air et des eaux, et que tous les objets qu'elle tenait dans ses mains lui échappaient soudain pour prendre des directions imprévues. Nous regagnions la maison paternelle et nous avions un assez long chemin à faire ensemble. Fontanet habitait au bas de la rue des Saint-Pères. C’était un soir de décembre. Il faisait déjà noir, le trottoir était humide et les becs de gaz brûlaient dans une brume rousse. La route s’égayait des mille bruits de la ville, que coupaient à chaque instant les cris aigus et les rires sonores de Justine, accrochée aux passants par les mailles de son fichu de laine ou les poches de son tablier.
— On ne donne pas assez, dis-je tout à coup à Fontanet.
J'exprimai cette pensée avec l’accent d’une conviction sincère et comme le résultat de mûres réflexions. Je croyais puiser une vérité si rare dans les profondeurs de ma conscience et je la communiquais comme telle à Fontanet. Il est toutefois plus probable que je répétais une phrase que j’avais entendue ou lue quelque part. J’étais disposé, en ce temps-là, à prendre pour miennes les idées d’autrui. Je me suis corrigé depuis, et je sais maintenant combien je dois à mes semblables, aux anciens comme aux modernes, à mes concitoyens ainsi qu’aux peuples étranger, et notamment aux Grecs à qui je dois tout, à qui je voudrais devoir davantage, car ce que nous savons de raisonnable sur l’univers et l’homme nous vient d’eux. Mais ce n’est pas la question. En m’entendant énoncer cette maxime, qu’on ne donne pas assez, Fontanet, qui était très petit pour son âge, leva obliquement vers moi sa fine tête de renard et m’interrogea des yeux. Fontanet était toujours prêt à examiner toutes les idées pour en tirer profit. L’avantage de celle-ci ne lui apparaissait pas tout d’abord : il attendait des éclaircissements.
Je repris avec une gravité plus marquée :
— On ne donne pas assez !
Et je m'expliquai :
— On ne fait pas suffisamment l'aumône. On a tort ; il faudrait que chacun donnât son superflu aux pauvres. — C'est possible, répondit Fontanet après quelques instants de réflexion. Encouragé par cette seule parole, je proposai à mon cher condisciple de former tous les deux une association charitable. Je lui connaissais un caractère enteprenant, un esprit inventif, et j’étais sûr qu’à nous deux, nous ferions de grandes choses. Après une courte discussion, nous tombâmes d’accord.
— Combien as-tu d’argent à donner aux pauvres ? me demanda Fontanet.
Je répondis que j’avais quarante-neuf sous à mettre dans l’œuvre et que, si Fontanet en apportait autant, nous pourrions commencer tout de suite à faire l’aumône. Il se trouva que Fontanet, qui était l’unique enfant d’une très riche veuve, et qui avait reçu un poney tout sellé pour ses étrennes, ne pouvait disposer que de huit sous pour le moment. Mais, comme il le fit observer justement, il n’était pas nécessaire que, dès le commencement, chacun de nous apportât la même somme. Il donnerait plus tard davantage. À la réflexion, je m’apercevais que l’inconvénient de notre entreprise était sa facilité même. Il n’était que trop aisé de remettre nos cinquante-sept sous au premier aveugle que nous rencontrerions. Et pour ma part, s’il faut l’avouer, je ne me jugeais pas assez payé de ma générosité par le regard du caniche, assis sur son derrière, sa sébile dans la gueule. Je voulais un autre loyer de ma bienfaisance. À douze ans, j’étais un peu pharisien. Qu’on me le pardonne. Je ne me suis que trop amendé depuis. Ayant laissé Fontanet à sa porte, je me pendis au bras de Justine, que j’aimais, et, tout plein de mes desseins charitables, je lui demandai : — Est-ce que tu trouves qu’on donne assez, toi ? dis. À son silence, je m'aperçus qu’elle ne comprenait pas, et je n’en fus pas surpris ; elle ne m’écoutait jamais, et me comprenait rarement. À cela près, nous nous entendions à merveille. Je m’expliquai. Secouant de toutes mes forces son bras frais et ferme, pour retenir son attention fugitive, je lui criai : — Justine, est-ce que tu trouves que l’on fait assez l’aumône aux pauvres ? Moi, je ne trouve pas. — On donne toujours trop aux mendiants, répondit-elle, ce sont des fainéants, mais il y a les pauvres honteux, et ceux-là sont à plaindre. Il y en a partout ; ils se cachent. Et ils souffrent plutôt que de demander.
J’avais compris ; j’étais décidé. Je me vouerais avec Fontanet à la recherche des pauvres honteux. Le soir même, par un coup inattendu de la fortune, je reçus de mon grand-père, qui était pauvre et généreux, une pièce de cent sous. Et le lendemain matin, à la classe de M. Brard, j’informai, par signes, Fontanet que nous disposions désormais d’une somme de sept francs quatre-vingt-cinq centimes pour les pauvres honteux. M. Brard observa mes gestes, les qualifia de dissipation et me donna une mauvaise note de conduite. Oh ! quel amer sourire plissa mes lèvres, de quel regard dédaigneux j’observai ce maître inepte, tandis qu’il me notait d'inconduite sur le registre déjà noir de mes fautes. Car, à quoi bon le cacher ? j’avais des torts innombrables au jugement de M. Brard. À la récréation de midi, Fontanet fit claquer ses doigts en signe de joie et me fit pressentir qu’un jour ou l’autre, sa tante, qui était très riche, lui donnerait le double ou le triple de ce que j’apportais et qu’en attendant, je devais lui remettre les sept francs quatre-vingt-cinq. Ce dépôt était nécessaire, selon lui, pour la comptabilité de l’œuvre. Et nous résolûmes de chercher dès le soir même, au sortir du collège, un pauvre honteux. Les circonstances favorisaient cette recherche. La Tourtout, atteinte d’une fluxion, gardait la chambre, et Justine, ma Justine, ramenait seule au foyer domestique Fontanet et moi. Et Justine, dont les joues écarlates semblaient toujours sur le point d’éclater, Justine, qui avait assez à faire de lutter contre les catastrophes qui fondaient incessamment sur elle, nous apparaissait comme incapable de surveillance et dénuée de toute autorité. Et ce n’était pas trop de tous nos moyens pour découvrir dans la foule des citadins un de ces pauvres honteux dont l’unique caractère est de souffrir en silence. Nous crûmes bien, pourtant, avoir mis la main sur l’un d’eux. Vêtu d’une cotte sordide, il se traînait en boitant.
Nous étions tout yeux pour le contempler.
— C'en est un, murmurai-je à l’oreille de Fontanet.
— Pour sûr, répondit-il. Mais, au coin de la rue Vavin, l’homme entra dans un cabaret qui avait une grille peinte et des pampres en fer forgé. Nous le vîmes saisir et boire un verre de vin sur le comptoir de zinc qui étincelait à la lumière. — Je crois, dis-je, que c’est un ivrogne. — Pardi ! c’était bien facile à voir, répliqua Fontanet, qui me força d’admirer sa perspicacité. Un échec n’était pas pour nous décourager ; nous continuâmes notre recherche, accompagnés par Justine qui s’essoufflait à nous suivre à travers les mille détours de notre course curieuse. Sur le carrefour de la Croix-Rouge, nous avisâmes une jeune paysanne qui, son panier sous le bras, épelait les écriteaux, et semblait dans une grande détresse. Je pensai avoir trouvé en elle ce que nous cherchions, je m’approchai d’elle très poliment, et, tirant mon chapeau : — Puis-je vous être utile en quelque chose ? Elle ne me répondit que par un regard irrité. Je renouvelai mes offres. Vraiment, on l’avait trop avertie dans son pays des dangers qu’une fille court à Paris et on lui avait donné une idée exagérée de la précocité du vice dans les villes. J’étais assez grand pour mon âge, pourtant je n’avais pas l’air bien terrible. Il fallut que la peur troublât sa vue jusqu’à me prêter des moustaches : elle m’appela insolent et me donna un soufflet. Mon innocence m’empêcha de sentir sour le coup ce que ce soufflet avait de flatteur. Fontanet, qui observait la scène avec curiosité, en poussa un gloussement de joie. Justine intervint. Elle appela la jeune paysanne femelle ou même fumelle et la menaça de la battre. Puis s’adressant à moi : — Cela vous apprendra, monsieur Pierre, à tracasser les filles. Vous êtes bien mal gesté, vous êtes un mauvais garnement.  — Ce ne serait pas arrivé, me dit Fontanet, si tu m’avais laissé parler à cette paysanne. Mais tu veux toujours tout faire par toi-même sans demander conseil à personne. Ce reproche était immérité. J’en atteste tous les témoins de ma vie. Nous convînmes que la recherche d’un pauvre honteux était difficile, ardue, chanceuse ; nous ne nous y livrâmes qu’avec plus d’ardeur. Nous entrions dans la rue des Saints-Pères, et il n’y avait plus de temps à perdre. Là nous suivîmes un homme évidemment malheureux : courbé sous le poids des soucis, son pantalon pointu au genou, son chapeau crasseux, son nez qui lui descendait jusque sur la bouche, tout nous révélait un pauvre honteux. Nous allions l’aborder quand Fontanet me tira brusquement par le bras.
— Méfie-toi. Il est décoré.
En effet, un ruban rouge était noué à la boutonnière de sa redingote. Nous reconnûmes à ce signe que, loin d’être un pauvre, ce monsieur comptait parmi les personnages les plus considérables de la société. Nous exagérions peut-être, mais nous étions nourris dans le respect des honneurs. Quelques pas plus loin, Fontanet, qui ne se lassait pas, s’écria : — Le voilà ! le voilà ! en me montrant un veillard négligemment vêtu qui, tout en marchant, fouillait dans ses poches et n’y trouvait pas ce qu’il cherchait, car il ne cessait pas ses fouilles. Qu’y cherchait-il ? Des pièces de monnaie, du tabac ? On ne pouvait savoir, mait c’était là, pour Fontanet, le signe certain, l’indice révélateur du pauvre honteux. Il ne peut se résigner à mendier et s’obstine à chercher dans ses poches vides les biens qui n’y sont plus.
— Parle-lui, me dit fontanet.
— Parle-lui, toi, répliquai-je. Tu viens de me dire que je ne savais pas m’exprimer. D'ailleurs, c’est toi qui as l’argent, c’est à toi de l’offrir. Cette raison décida Fontanet qui, se jetant devant l'homme qui fouillait ses poches, l’arrêta sur le trottoir étroit et, levant sa caquette, lui dit : — Monsieur...
Après ce début, Fontanet, qui était pourtant de son naturel hardi et même effronté, resta coi. Le vieillard, de près, avait l’air cossu ; on lui voyait une épingle d’or et une chaîne d’or. Je me portai au secours de Fontanet, et, tirant aussi ma caquette : — Monsieur... dis-je poliment d’une voix faible.
Et, le courage me manquant, je n’en dis pas davantage.
Voyant notre embarras, cet homme nous appela ses petits amis et nous demanda en quoi il pouvait nous être utile.
Fontanet avait dans l’esprit des ressources extraordinaires.
— Monsieur, dit-il hypocritement, voulez-vous nous indiquer la rue de Tournon? — La rue de Tournon... Vous y tournez le dos, mes petits amis. Prenez la première rue à gauche, puis la seconde encore à gauche, puis la troisième...
Il hésitait et, à chaque indication qu’il
cherchait, il fouillait dans les goussets de son gilet comme pour y trouver les endroits difficiles de son itinéraire. Fontanet le regardait avec le mauvais sérieux de son museau de renard ; je me mordais les lèvres ; tout à coup j’éclatai de rire, mon camarade en fit autant, et nous nous enfuîmes de toutes nos jambes, non pas toutefois assez vite pour ne pas entendre le vieillard interdit nous traiter de drôles et de polissons.
Justine, ne comprenant rien à notre fuite précipitée, et craignant de nous vois lui échapper, peut-être pour toujours, se demandant déjà comment elle oserait reparaître sans moi devant ma mère, prit sa course dans la rue encombrée et sombre et nous poursuivit à travers tous les obstacles, se heurtant sur son passage aux êtres et aux choses et tombant sous une voiture à bras.
Elle nous retrouva devant la poêle de l’Auvergnat au coin de la rue de l’Université. Fontanet achetait pour deux sous de marrons sur la caisse des pauvres honteux. Justine nous reprocha notre conduite. Nous lui offrîmes un marron. La chair est faible ; elle le mangea en murmurant.
Nous arrivâmes à la maison, en retard et en désordre, Justine indécemment crottée.
— Comme vous êtes faite, ma fille, lui dit ma mère.
Justine courut à la cuisine, et, pour rattraper le temps perdu, elle versa un boisseau de charbon dans le fourneau. Elle pleurait. Les reflets du brasier empourpraient son visage et enflammaient ses larmes comme celles que versait, dans Troie incendiée, la fille de Priam, trop aimée d’Apollon :
Ad coelum tendens ardentia lumina, frustra.
Je désespérais de trouver un pauvre honteux. Mais, à quelques jours de là, Fontanet, pendant la récréation de midi, conta à La Chesnais nos projets et nos mécomptes avec un art accompli d’en rejeter tout le ridicule sur moi, et il demanda si La Chesnais connaissait un pauvre hontent, un pauvre qui ne mendie pas. La Chesnais jouissait parmi nous de la plus haute estime.
Il répondit que sa mère avait secouru un pauvre de cette espèce.
— Il est mort, mais il a laissé une veuve et deux enfants. Maman leur donne mes vieux vêtements. La veuve Bargouiller, ajouta La Chesnais, habite passage du Dragon.
Et il indiqua le numéro, que j’ai oublié. Nous résolûmes, Fontanet et moi, de porter à la veuve Bargouiller la somme consacrée à l’infortune cachée, ou du moins, ce qui restait de cette somme, car, à l’instigation de Fontanet, j’en tirais chaque jour quelque chose pour acheter des gâteaux et des tablettes de chocolat. Fontanet m’engageait d’autant plus vivement à faire ces dépenses qu'il apporterait bientôt lui-même des sommes énormes à la caisse commune.
Le mercredi, jour de congé, ma mère me laissait sortir l’après-midi seul avec Fontanet qui lui inspirait une entière confiance. À un certain égard, elle n’avait pas tort : Fontanet ne faisait jamais de sottises, mais, volontiers, il en faisait faire aux autres. Ma mère ne pouvait pas pénétrer le caractère de Fontanet, qui se montrait toujours à son avantage devant elle et déployait ce qu’il faut d’hypocrisie pour obtenir l’estime du monde. Nous profitâmes de cette confiance pour aller visiter la veuve Bargouiller. La rue de Rennes n’était pas encore percée et l’on pénétrait dans la cour du Dragon par une rue étroite, sous une voûte où se tordait un effroyable dragon. Il existe encore ; c’est un morceau d’un très bon style Louis XV. On l’a peint en vert. Il serait plus beau dans le gris de la pierre[1] en . Au temps lointain dont je parle, il était peint d’un rouge vif quiaugmentait l’horreur. Et il semblait que sa gueule enflammée fît un vacarme épouvantable, car, en s’en approchant, on entendait un bruit auprès duquel celui des moulins à foulon, qui effraya tant Sancho Pança, passerait pour un doux murmure. Ce tapage étourdissant était produit, à la vérité, par des centaines de marteaux qui battaient le fer ensemble. Ce passage, habité par des cyclopes, est hérissé de grilles peintes en rouge comme le dragon de la voûte. Nous cheminions à travers ce fer retentissant. L’aventure promettait d’être assez merveilleuse. Enfin, vers le bout du passage, au numéro indiqué par La Chesnais, nous poussons une porte et nous pénétrons dans des ténèbres gluantes, nous respirons une odeur de moisissure et
1. ↑ Mais voici qu’un Parisien curieux des antiquités et illustrations de sa ville me dit qu’il ne faut pas rêver sur ce dragon, qu’il est en plâtre et moins ancien qu’il n’a l’air.
nous nous heurtons à de vieux fûts, à des échelles, à des planches pourries. Le bruit des marteaux sans nombre, qui nous étourdissait tout à l’heure, nous parvient assourdi et nous rassure. Après quelques instants, nos yeux s’accoutumant à l’obscurité, découvrent un escalier tournant très rapide, où pend, pour soutien, une grosse corde grasse. Après avoir monté à tâtons une vingtaine de marches, nos mains touchent une porte ; ne trouvant pas de sonnette, je gratte doucement. Fontanet frappe plus fort.
— Qui frappe ? demanda une voix rude.
— Nous.
— Que demandez-vous ?
Madame Bargouiller.
Des pas approchent lentement, la serrure grince, la porte s’ouvre. Madame Bargouiller paraît rougeoyante, coiffée en nid de vipères, la poitrine mal contenue par une camisole à fleurs.
La chambre carrelée servait de cuisine et de chambre à coucher ; un grand lit, un petit, un buffet de bois, quelques chaises de paille en composaient l’ameublement. Une de ces chaises n’avait que trois pieds. Des ustensiles de cuisine et des images de sainteté étaient pendus aux murs. Des bouteilles et des verres sales garnissaient la cheminée.
La veuve nous demanda d’une voix adoucie ce que nous voulions.
— Vous êtes pauvre, n’est-ce pas, madame ? lui demanda Fontanet.
— Hélas, oui ! soupira la veuve.
Elle nous fit asseoir. Fontanet, bien plus petit que moi, lui parut le plus considérable, car elle le fit asseoir dans un siège garni de coussins troués et me tendit la chaise qui n’avait que trois pieds. Elle nous conta, en gémissant, ses malheurs : ils venaient de son veuvage. Son mari occupait un poste de confiance à Bercy. Mais il était mort après une longue maladie et l’on avait tout vendu. Elle-même était matelassière, mais avait perdu toute sa clientèle. Elle parla abondamment de ses deux enfants, Alice et Firmin, bien mignons et donnant bien de la peine à élever. Sans ouvrage, pour l’heure, ils étaient allés en chercher.
Avec une grâce et une aisance que j’admirai, Fontanet lui remit le secours pécuniaire, sans spécifier la part que j’y avais, car il connaissait ma modestie. Elle l’appela Monsieur le Vicomte, et le remercia avec des larmes en louant le bon Dieu qui lui avait envoyé un ange pour la secourir.
Elle nous demanda si par hasard nous n’aurions pas du vieux linge et de vieux souliers, car elle en manquait. Elle nous demanda de lui donner tout ce qui était hord d’usage : elle tirerait parti de tout.
Elle s’enquit de la personne qui nous avait envoyés, et, quand elle sut que nous avions son adresse par le fils de madame de La Chesnais, elle garda le silence, ce qui me donna l’impression qu’elle n’était pas restée en très bons termes avec cette bienfaitrice. Elle s’informa soigneusement de nos noms et de la condition de nos parents et nous fit répéter plusieurs fois l’indication de nos domiciles, comme pour l’apprendre par cœur. Nous nous levâmes et prîmes congé. Elle nous rappela sur le pas de la porte le besoin où elle était d’habits et de linge, tant pour elle que pour Alice et Firmin, nous invita de la façon la plus pressante à revenir la voir, nous promit de nous recommander au bon Dieu, dans ses prières, et nous avertit de ne pas tomber dans l’escalier qui était un peu noir. Je sortis de ce misérable logis le cœur sec et sans aucune pitié de la veuve Bargouiller. Mais le visage de Fontanet exprimait, au contraire, si profondément un zèle pieux, les joies austères de la bienfaisance, l’ardeur d’une âme charitable, que, me comparant à lui, je fus honteux de moi-même. — On ne donne pas assez ! soupira mon ami. De quel plaisir on se prive !
Et son museau pointu reluisait d’une sainte allégresse.
Cette pensée, cette attitude, cet air pénétré firent impression sur moi, et je m’efforçai d’éprouver d’aussi beaux sentiments que Fontanet. — Qu’est-ce que tu sens donc, Pierre ? me demanda ma mère. Sa finesse d’odorat lui faisait découvrir d’ordinaire en quelles compagnies les êtres qu’elle aimait étaient allés en son absence. Mais sa confiance en Fontanet lui ôtait toute inquiétude. Elle n’insista pas. Sans tendresse pour la veuve Bargouiller, je résolus cependant de lui continuer mes bienfaits. Ce n’était pas facile. Je n’avais pu économiser en toute une semaine que vingt-cinq centimes, maigre ressource pour une mère et ses deux enfants. Fontanet n’avait encore rien reçu de sa tante. Tourmenté du désir égoïste de donner, et me rappelant que la veuve Bargouiller demandait instamment du vieux linge, je jetai les yeux sur l’armoire où ma mère rangeait mes caleçons et mes chemises et je fus tenté d’en prendre quelques-uns pour satisfaire mon appétit de bienfaisance. Quand l’ordre des temps ramena le mercredi cette tentation devint irrésistible. Je ne me faisais pas d’illusions sur la légitimité de cette action hardie. J’avais alors sur la propriété des idées plus sévères que je n’en ai aujourd’hui, des idées traditionnelles. J’estimais que mon linge de corps n’était pas à moi puisque je ne l’avais pas payé. Je trouve aujourd’hui la question moins simple. Je conçois l’origine et la nature de la propriété tout autrement que la foule de mes contemporains. Dans le temps lointain où ce récit me reporte, j’étais aussi peu proudhonien que possible et je distinguais le bien d'autrui du mien avec une parfaite clarté. Or, selon mon sentiment, conformément à mes principes, d’après ma propre morale enfin, je ne pouvais disposer de mes nippes. Ma conscience me l’interdisait absolument. Je n’écoutai point ma conscience, je me coulai dans ma chambre, j’ouvris précipitamment l’armoire (c’était, il m’en souvient, une petite armoire anglaise, très simple, en acajou, que je trouvais affreuse et qui devait être charmante ; mais nul alors ne s’avisait de la trouver belle). J’en tirai sans choix, presque au hasard, un petit paquet de hardes que je coulai sous mon pardessus, et je m’esquivai aussitôt en compagnie de Fontanet. Si l’on veut le savoir, j’emportai, autant qu’il m’en souvienne, deux ou trois chemises de nuit, un gilet de laine, ou peut-être de coton, et une demi-douzaine de bonnets de nuit, de ces bonnets de nuit, vraiment hideux, qu’on nommait casques à mèche, couvre-chefs emblématiques du bourgeois tranquille. Sans doute, j’avais fait ce choix avec précipitation, mais quand je dis que je l’avais fait au hasard, je farde la vérité. Les bonnets de coton m’étaient en horreur ; dépenser les miens en aumônes me causait une double joie, et c’est avec une intention bien nette que j’en mis le plus grand nombre possible dans mon butin. Aujourd'hui encore le bonnet de coton me paraîtrait quelque chose d’abominable si je ne songeais que Jeanneton, dit-on, en couronna le petit roi d’Yvetot. Mais cela n’est point dans mon sujet. Fontanet, qui huit jours auparavant avait si bien exprimé les délices de la bienfaisance, ne s’intéressait plus à la veuve Bargouiller. Il refusait de m’accompagner chez elle. Son intention était d’aller tirer à la carabine dans une baraque nouvellement établie sur le boulevard de l’Observatoire. Je lui représentai que je tenais sous mon pardessus du vieux linge, destiné aux deux enfants de la pauvre veuve. Il me conseilla de rapporter le paquet à la maison, ou plus simplement de le jeter dans quelque bouche d’égout. Tout ce que je pus obtenir de lui, ce fut qu'il m'attendît devant le passage du Dragon pendant que j’accomplissais, en vêtant ceux qui sont nus, une des sept œuvres de la miséricorde. Je trouvai madame Bargouiller plus rouge et plus enflammée que la première fois et le nide de vipères plus agité sur sa tête. Elle me demanda des nouvelles du petit vicomte (c'est ainsi qu’elle appelait Fontanet) et, quand elle apprit qu’il ne viendrait point, elle parut vivement contrariée.
— Il est si mignon, dit-elle. Et puis on voit qu’il est « de la haute ».
Alice et Firmin étaient encore sortis pour chercher de l’ouvrage. Leur mère reçut avec une reconnaissance qui me parut médiocre les vêtements que j’apportais pour eux. Elle m’invita avec des prières et même des menaces à ne pas dire dans ma famille à qui j’avais remis ce linge ; elle m’avertir que les plus grands malheurs fondraient sur moi si je révélais ce secret. Comme je ne lui promettais rien, elle changea de manière, gémit, pleura, prit Dieu à témoin de ses malheurs et de ses vertus ; puis, ayant versé un peu de liqueur rouge dans un petit verre, elle me l’offrit. — C'est du noyau, me dit-elle, cela vous fera du bien, mon mignon. Je refusai, elle insista. Toutes les vipères de sa chevelure se tordaient sur sa tête. Épouvanté, je bus. Elle me demanda si je ne pourrais pas lui donner quelque argent pour payer le boulanger. Je lui répondis avec confusion que je n’en avais pas. Comme dit le poète tragique, « je respirais une retraite prompte ». Au bout du passage, je retrouvai Fontanet, qui, sous le Dragon rouge, au bruit des mar- teaux, achevait de manger une tarte aux runes u’il venait d’acheter chez le âtissier du coin. Il écouta à eine le récit ue e lui fis de mon entretien avec la veuve Bar ouiller
et me déclara qu’il désapprouvait ma conduite et se refusait à rien savoir de cette sotte histoire. Nous allâmes tirer au pistolet. Il me persuada qu’il tirait bien. Mais il n’y parvint que par la force de la parole et contrairement au témoignage de mes sens. J’étais soucieux ; en montant l’escalier domestique, mon inquiétude croissait à chaque degré. Je me jugeais sévèrement et m’attendais, non sans raison, à ce que mes fautes fussent découvertes. Justine m’ouvrit la porte. Ses yeux bleus avaient cuit dans les larmes ; ses joues écarlates étaient près d’éclater. Elle me regarda, en silence, avec terreur.
Je trouvai ma mère très calme :
— Tu sens l’eau-de-vie, me dit-elle. D’où viens-tu ? À qui as-tu donné le linge que tu as emporté ?
— À une pauvre veuve, qui habite la cour du Dragon, madame Bargouiller.
Je la connais, fit ma mère.
Et se tournant vers mon père: — C’est cette matelassière qui m’a volé la laine de mes matelas et s’est fait chasser de partout pour son ivrognerie.
Irrité d’avoir été dupe, je protestai aigrement que c’était une très honnête femme, et pieuse.
J’ajoutai que madame Bargouiller avait deux enfants à élever. — Sans doute, me répondit mon père, et ils sont fort à plaindre. Mais, dis-moi, Pierre, pourquoi n’as-tu pas consulté tes parents avant de faire l’aumône ? Il n’y a rien de plus difficile que de donner. Et j’avoue que cette question de la charité privée me trouble beaucoup. C’est bien de la témérité de ta part, Pierre, d’avoir cru, à ton âge, pouvoir faire seul, sans conseils, ce qui exige beaucoup d’expérience et de réflexion. Mon ami, monsieur Amédée Hennequin, condamne la charité privée et la charité publique, et pourtant c’est une âme tendre. Il est communiste et assure qu’on n’arrivera à rien en fait d’assistance sans une révolution sociale. Je suis tenté de croire qu’une révolution sociale ne suffirait pas et qu’il faudrait ne révolution morale…
Ma mère interrompit ce discours qui, visiblement, lui semblait déplacé et hors de propos. — Pierre, me dit-elle, pourquoi ne m’as-tu pas demandé la permission d’emporter ce linge ?… Tu ne me l’as pas demandée parce que tu prévoyais que je ne te la donnerais pas. Ce linge n’était pas à toi. Les idées de monsieur Amédée Hennequin et de monsieur Proudhon ne sont pas encore réalisées. Tu as disposé d’un bien qui ne t’appartenait pas. Je consens à t’excuser sur l’intention, bien que tu aies agi beaucoup plus par orgueil que par pitié, et surtout avec légèreté. Ce n’est pas Fontanet qui aurait fait une pareille sottise. Je suis bien sûre qu’il ne t’a pas accompagné chez cette femme, quand tu y as porté tes chemises et tes bonnets de nuit.
Je ne pus m’empêcher de murmurer de ces louanges que je ne jugeais pas méritées. Je savais que Fontanet ne valait pas mieux que moi, et si je ne le sais plus aujourd’hui, c’est que j’ai appris à douter de tout. — Écoute-moi, mon enfant, poursuivit ma mère avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore mis dans sa réprimande. Je vais te faire connaître une des conséquences de ton étourderie. C’est Justine qui a découvert, quelques instants après ton départ, le pillage de ton armoire. Justine est une très honnête fille ; mais sa condition lui fait toujours craindre d’être soupçonnée. La peur d'être accusée du vol de ce linge lui a donné une affreuse crise de nerfs. Elle perdit la raison. Je m’efforçais de la rassurer et de lui dire que je ne la soupçonnais pas. Elle criait que les gendarmes viendraient la prendre et qu’on la mettrait en prison pour une faute qu’elle n’avait pas commise.
Ces paroles de ma mère me firent grande impression. J’avais assisté, au théâtre Comte, à la représentation dela Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau. Je comprenais les affres qui avaient déchiré le cœur de ma chère Justine. Je courus à la cuisine où je la trouvai plongée encore dans un sombre désespoir. Je l’embrassai avec effusion et lui demandai pardon des angoisses que je lui avais causées bien involontairement par mon étourderie.
— Ah ! monsieur Pierre ! s’écria-t-elle à travers ses sanglots, si vous aviez été plus intelligent, vous n’auriez pas fait une chose pareille.
Justine avait raison. Je n’aurais pas fait une pareille chose, si j’avais été plus intelligent.
La Vie en fleur : Chapitre II
LES MALHEURS DE LA FILLE DES TROGLODYTES
Je ne retrouvais plus en Justine cette ardeur destructive qui s’était exercée, dans les premiers temps de sa condition, sur la vaisselle
confiée à ses soins et les bronzes offerts au docteur Nozière par ses malades guéris et reconnaissants. La cuisine retentissait moins souvent du bruit des assiettes écroulées, et des cris frénétiques de la jeune servante hachant le bout de ses doigts avec le bœuf bouilli. Les feux de cheminée et les inondations devenaient plus rares : les lustres ne tombaient plus d’eux-mêmes et spontanément sur les planchers, et, si mon père la disait encore féconde en catastrophes, s’il dénonçait le génie sivaïte de cette simple créature, s’il l’accusait de troubler sans cesse le repos nécessaire à l’homme d’études, c’était qu’incapable, ainsi que la plupart des hommes, de réformer ses jugements sur de nouvelles expériences, il s’en tenait aux opinions acquises et aux idées préconçues. Ma mère, plus juste et mieux avisée, reconnaissait qu’au chaos des premiers jours succédaient, en cette intelligence servile, les premiers linéaments de l’ordre et les premiers accords de l’harmonie. Justine avait fait la paix avec le Spartacus de la pendule. Elle ne le frappait plus de la hampe de son plumeau dépenaillé et le héros ne menaçait plus de l’écraser de son poids. Mais elle se refusait obstinément à croire qu’il s’appelât Spartacus. En vain, je m’efforçais de le lui prouver, histoire et dictionnaire en main, avec le pédantisme niais et taquin d’un humaniste de treize ans. Elle opposait à mes démonstrations un sourire tranquille et répondait invariablement : — Non ! Non ! mon petit maître, il ne s’appelle pas du nom que vous dites. Oh ! non certes.
— Pourquoi cela ? — Vous seriez trop content si je vous le disais.   — Mais, Justine, comment s’appelle-t-il, s’il ne s’appelle pas Spartacus ? — Il s’appelle rien : c’est vous qui avez donné à ce guignol un vilain nom.
— Justine, apprenez que Spartacus à la tête d’une troupe d’esclaves défit quatre armées prétoriennes, trois armées consulaires, et qu’enfin, le sénat ayant envoyé contre lui les légions de Crassus et de Pompée, forcé d’accepter la bataille, il tua son cheval… Justine m’interrompit : Il faut que j’aille remuer mes lentilles qui sont sur le feu, car il n’y a rien de traître comme les lentilles pour s’attacher. Je la retins par son tablier.
justine, cette statue de Spartacus est le chef-d’œuvre de Monsieur Foyatier, un ami de papa, maintenant très vieux. Il était berger dans son enfance et, en gardant les troupeaux, il sculptait de petits animaux dans du bois, avec son couteau… — C’est comme mon frère Phorien, dit Justine. Pas plus haut qu’une botte, en paissant les bêtes, il faisait des pièges à prendre les oiseaux et toutes sortes d’engins. Il se montrait déjà très capable. Mais il faut que j’aille remuer mes lentilles.
Et Justine courut vers la cuisine d’où s’échappait une âcre odeur de brûlé. CeSpartacuscontre le château ses regards irrités et sesdu doux Foyatier, dont l’original, dans le jardin des Tuileries, tournait jadis poings menaçants, je l’ai pris en grippe pour l’avoir trop vu dans mon enfance, et parce que c’est un morceau insipide. M. Ménage en disait : " ce bonhomme est baudruchard. " mon père l’aimait. Je ne crois pas, entre nous, qu’il l’ait jamais vu, ce qu’on appelle vu. Il ne regardait rien de ce qui ne touchait pas à sa profession, excepté les aspects de la nature, quand ils étaient riants ou sublimes. Ce qu’il admirait dans leSpartacus son cher Foyatier, c’était  del’idée, le symbole. Il considérait en cette figure le libérateur des opprimés, spectacle agréable à ses yeux, car il aimait la justice et détestait la tyrannie. — Si j’étais républicain, disait-il, je pourrais à la rigueur admettre l’oppression au nom d’un principe fondamental ou d’un intérêt supérieur ; mais je suis royaliste, et la première raison d’être d’un roi, je dirai même son unique raison d’être, c’est de garantir la liberté des peuples. Une royauté oppressive est un non-sens. à quoi mon parrain répondait : — Malheureusement, le souverain, d’ordinaire, retire au peuple les libertés nécessaires pour lui garantir les autres.
— C’est ce qui arrive quand le peuple est souverain. — Faut-il qu’un homme possède notre bien pour nous le garder, et ne pouvons-nous le garder nous-mêmes ? — En possédant tout, le roi, qui n’est qu’un homme, ne possède rien que par fiction et le peuple jouit de tout. Au contraire, dans une démocratie, les partis qui gouvernent et forment une multitude possèdent réellement le bien commun : ils frustrent le peuple qui ne jouit de rien. — La liberté est le plus précieux des biens.
— à condition de le perdre. On aliène sa liberté chaque fois qu’on en use.
— Un républicain n’en aliène jamais le principe.
Voilà la différence !
Ainsi ces deux excellents hommes, nés sitôt après l’orage qui bouleversa la société jusque dans ses fondements, disputaient ensemble sans jamais se persuader l’un l’autre et sans s’apercevoir jamais de l’évidente inutilité de leurs paroles. Ils étaient Français et aimaient l’éloquence.
Cependant Justine avait un amoureux et elle l’aimait.
Je m’en étais a er u. à uels si nes ? était-ce à l’im atience anxieuse avec la uelle elle é iait le facteur ? à la oie ui brillait dans
ses yeux et embellissait son visage quand elle recevait une lettre, et à sa façon de la glisser dans son corsage ? Au rayonnement de toute sa personne ? à son humeur bizarre et changeante ? Aux brusques éclats de ses joies, au jaillissement soudain de ses larmes très douces ? Je ne saurais le dire. Mais, pour moi, tout en elle trahissait ses sentiments. Tout à coup son humeur s’assombrit. Elle perdit ses couleurs. Ses yeux se cernèrent de noir. Elle maigrit. On ne pouvait lui arracher une parole. Ses lèvres amincies et serrées semblaient arrêter au passage des plaintes et des reproches. Le soir, elle étalait des cartes crasseuses sur la table de la cuisine, les consultait comme des oracles, puis les brouillait avec colère. Insensiblement, elle tomba dans un abattement profond. Elle ne regardait plus ses casseroles ; elle oubliait de boire et de manger. Ses mouvements devenaient difficiles et lents, et, si elle brisait encore quelque vaisselle, ce n’était plus, comme autrefois, dans une sorte de fureur sauvage, mais par l’effet d’une langueur qui lui coupait les bras et lui amollissait les doigts. Je ne doutai point que l’amour causât ces douleurs et que Justine eût perdu son amoureux. Et il n’y avait pas à en douter. J’avais vu dans le magasin de Madame Letort une gravure représentant " l’abandonnée, " une jeune femme en robe de velours noir, assise sur un banc de pierre, dans une forêt dépouillée par l’automne. Justine, dans la cuisine, immobile sur sa chaise de paille, ressemblait à l’abandonnée, bien que moins jolie de beaucoup. Même expression douloureuse et sombre, mêmes regards perdus dans l’espace, même lassitude des bras tombés inertes sur les genoux. Son état m’inspirait un extrême intérêt. Connaissant la cause de son chagrin, je souhaitais qu’elle me la confiât et me permît de la consoler, mais je ne l’espérais pas. Je savais bien qu’elle ne me dirait point son mal, parce qu’il est embarrassant de parler de ces choses à un garçon, et aussi parce qu’elle me jugeait incapable de rien comprendre ; son opinion était faite à mon égard. Je la plaignais en silence. Un matin, elle resta très longtemps, plus d’une heure, seule avec ma mère, dans la chambre aux boutons de rose. Je l’en vis sortir en larmes mais avec un air rasséréné, et je ne doutai pas, alors, qu’elle n’eût confié son chagrin à sa maîtresse et qu’elle n’en eût reçu des consolations. Ne craignant plus d’être indiscret, je dis à ma mère : — Justine a été abandonnée par son fiancé. C’est bien triste. Ma mère me regarda avec surprise.
— Elle te l’a dit ? — Non, maman, mais je le sais. Et je lui expliquai comment j’avais surpris, par la seule finesse de mon esprit, le secret de Justine et n’en avais rien révélé par discrétion. C’est fort bien d’être discret, me répondit ma chère maman, mais tu l’aurais été davantage en ne cherchant pas à surprendre des  secrets qu’à tous égards tu ne devais pas connaître.
Elle parlait sévèrement, mais il me parut qu’elle admirait malgré elle ma perspicacité.
La Vie en fleur : Chapitre III
L’école buissonnière
j’en atteste la tête innocente de l’aimable enfant que j’étais alors, la vie scolaire de M. Crottu n’était qu’un tissu d’injustices. Cet homme filait l’iniquité comme l’araignée sa toile. Et, sans me flatter, des trente jeunes enfants qu’il enseignait, c’était moi qui éprouvais les plus grands et les plus nombreux effets de sa mauvaise foi. Je ne lui en aurais pas gardé de ressentiment, étant accoutumé dès l’enfance à trouver les hommes injurieux et durs. Mais je ne lui pardonnai pas son inélégance. Il faut croire que, dans un âge si tendre, je pressentais les hautes vérités morales auxquelles je me suis élevé par la suite, et qu’un démon familier me soufflait dès lors que les seuls crimes irrémissibles sont les crimes contre la beauté. Je pris contre M. Crottu le parti des muses et des charites, qu’il offensait grièvement en toute sa personne. Le malheureux ! Un cuir épais recouvrait ses grosses mains courtes qui froissaient toutes les choses délicates sur lesquelles elles s’appesantissaient et ne le pouvaient réjouir d’aucun contact agréable. Ses regards défiants ne savaient pas se reposer sur de belles images. Sa face était morne ; la seule expression de plaisir qu’il laissât paraître était de tirer hors de la bouche une langue humide en inscrivant sur un registre sordide des punitions iniques. Comme le rustre dont parle, je ne sais où, Népomucène Lemercier, il crachait en éventail et se mouchait en trompette. Tels étaient mes griefs à son endroit. Je le haïssais bien moins pour ce qu’il faisait que pour ce qu’il était ; haine constante, vouée, non pas aux actes qui varient, mais au naturel qui ne change pas ; et peut-être cette haine si forte et si bien nourrie ne se serait jamais révélée, peut-être mon cœur l’eût toujours tenue renfermée et secrète si une circonstance, amenée par M. Crottu lui-même, ne l’eût fait éclater. Il nous conta, un jour, à je ne sais quel propos, l’histoire du satyre Marsyas qui, osant lutter avec sa flûte contre Apollon, fut vaincu et écorché vif par le dieu de la lyre. Marsyas, nous dit M. Crottu, avait la face bestiale, le nez camus, la chevelure inculte, des cornes au front, les oreilles longues et velues, une queue de cheval et des pieds de bouc.
Le satyre ainsi dépeint, c’était M. Crottu lui-même, M. Crottu tout craché, aux cornes près, aux pieds de bouc et à la queue de cheval, que rien ne nous permettait de supposer chez un universitaire. Mais tout le reste s’y trouvait, notamment les oreilles vastes et broussailleuses.
Les rires étouffés, les chuchotements, les exclamations qui accueillaient le portrait de Marsyas firent assez connaître que cette ressemblance apparaissait à toute la classe.
Que je me sois écrié avec les autres, que j’aie fait ma partie dans le concert des rires, c’est croyable ; mais je m’abîmai tout aussitôt dans une méditation profonde. Bien que porté à donner tort à Marsyas, je ne pouvais me résoudre à approuver entièrement la conduite d’Apollon à l’égard de son rival ; et, pour tout dire, je la trouvais cruelle. Toutefois, appliquée à un être que j’identifiais à M. Crottu, j’y découvris peu à peu une haute raison et une justice supérieure.
J’esquissai sur mon cahier un portrait où ma main inhabile s’efforçait de fondre les traits du satyre et ceux du cuistre. Cette figure commençait à prendre de l’expression et devenait assez horrible quand M. Crottu l’aperçut, s’en saisit, la lacéra et paya mon art de je ne sais quel châtiment saugrenu. C’en était fait ! Je le traitai en ennemi et répondis à son attentat par un rire méprisant. Une sagesse tardive m’enseigne que j’eus tort de déclarer trop généreusement ma haine.
Dès lors j’affectai en sa présence un mépris hautain dont je m’exagérais l’effet. Je lui prodiguai toutes les marques d’aversion et de dégoût que me suggérait ma jeune imagination. à vrai dire, il en remarqua quelque chose et sa malveillance pour moi s’en accrut. Son humeur acerbe s’exerça avec une ardeur nouvelle sur mes erreurs et mes fautes ; mais c’était surtout ce que je faisais de bien qu’il ne me pardonnait pas. Mes mérites étaient petits et ne se montraient guère ; encore n’étais-je pas entièrement dénué d’intelligence, et il m’arrivait parfois d’en donner quelques signes. C’est ce qui exaspérait M. Crottu. Lui faisais-je une réponse exacte, trouvait-il dans mes devoirs une bonne expression ; aussitôt son visage trahissait une vive contrariété et ses lèvres tremblaient de colère. Je succombais sous le poids inique des punitions. Par un juste ressentiment, j’entrepris de soulever la classe contre l’oppresseur. Pendant les récréations, je chargeais son nom d’invectives et d’exécrations. Je rappelais à mes condisciples ses vexations, ses difformités, les broussailles de ses oreilles pointues. Ils ne me contredisaient point, aucune voix ne s’élevait pour le défendre, mais la peur du maître pesait sur leur langue : ils se taisaient. à la maison, pendant les repas, j’essayais parfois de dévoiler M. Crottu à ma mère. Hélas ! Il n’y avait pas de personne au monde moins préparée à recevoir une semblable révélation. Sa belle âme, nourrie du Télémaque,se représentait mes maîtres comme des sages de la Grèce, et M. Crottu lui apparaissait sous les traits de Mentor. Pour substituer, dans son esprit, à cette vénérable image une figure bestiale et cornue, l’habileté la plus consommée aurait à peine suffi ; et je m’y prenais tout de travers, laissant voir ma partialité, accumulant les exagérations et les invraisemblances et affirmant, sans preuve, que le pantalon cannelle de M. Crottu cachait dans son vaste fond une queue de cheval. Quant à mon père, rien n’eût pu ébranler le respect que lui inspirait la hiérarchie ni cette confiance absolue qu’il donnait aux gens qui la méritaient le moins. Je ne réussissais pas mieux à dévoiler M. Crottu à ma bonne Justine. Peu disposée d’ordinaire à me croire, quand je lui rapportais les iniquités de mon professeur, elle me disait : — Mon petit maître, si vous appreniez bien vos leçons et si vous ne faisiez pas endêver ce pauvre monsieur, vous n’auriez point à vous plaindre de lui ; vous n’auriez qu’à vous en louer.
Et elle me citait l’exemple de son frère Symphorien qui était un bon sujet. Aussi le maître d’école l’avait nommé moniteur et monsieur le curé lui faisait servir la messe.
— Tandis que vous, vous ferez damner votre bon maître et vous en répondrez devant Dieu.
En vain je produisais les faits les plus probants. Justine ne voulait rien croire, pas même qu’il s’appelât Crottu : elle disait que ce n’était pas un nom.
Un jour, j’allai porter mes griefs à Madame Laroque[1]qui, dans son fauteuil de tapisserie, les pieds sur sa chaufferette, m’écoutait en tricotant des bas bleus. Elle entendait mes plaintes avec bienveillance. Mais la pauvre dame se faisait vieille ; elle brouillait le passé et le présent, radotait un peu et mêlait étrangement M. Crottu avec un ancien oratorien, professeur à Granville, qui donnait, en 1793, la férule à Florimond Chappedelaine pour n’avoir point crié : vive la nation ! Mon ressentiment, que je ne pouvais répandre au dehors, m’étouffait.
Je ne me tenais pas pour vaincu. Cependant il est inutile de dire que, dans cette lutte, M. Crottu était le plus fort. Un matin de printemps, je m’éveillai au chant des oiseaux ; des flèches de lumière, dardées par les fentes des volets, criblaient mon lit ; j’adorai la lumière du jour et la pensée de M. Crottu me fut plus amère que la mort. Ce matin-là, ma chère maman veilla, selon son habitude, à ce que mon cou et mes oreilles fussent débarbouillés et mes leçons repassées. J’affectai une contenance tranquille : ma résolution était prise. Après avoir déjeuné de pain et de lait, à sept heures trente-cinq, comme de coutume, portant sous le bras ma serviette de molesquine, que j’avais pris soin de ne point trop bourrer de livres, je descendis l’escalier, suivis la Seine argentée et pris la rue qui conduisait au collège. Puis brusquement je tournai à droite et m’engageai dans une rue où, jusqu’à cette heure, je n’avais pas pénétré bien avant, mais que je savais longue et qui permettait de me conduire dans des régions inconnues et délicieuses. Ma joie était vive et si expansive, que je la criai à un petit âne arrêté avec sa charrette de légumes. En vain la sagesse m’avait représenté la gravité de ma faute et les dangers auxquels je m’exposais si elle était connue, ce qui ne pouvait guère manquer, puisque les absences, au collège, étaient relevées et signalées. Je comptais, pour me tirer d’affaire, sur des hasards amis, sur cet heureux désordre qui, régissant les choses humaines, y tempère les rigueurs de la justice. Et puis, je n’aurais jamais cru payer trop cher un si grand et rare plaisir. Enfin j’étais résolu à faire l’école buissonnière. Cette manœuvre ne me délivrait de Crottu que pour un jour ; mais il y a des jours que l’on croit éternels, et non sans apparence, puisqu’ils nous font oublier le passé et l’avenir. Tout dans cette vieille rue, qui s’éveillait au soleil, m’était sourire et divertissement. Sans doute les choses, autour de moi, ne faisaient que refléter et me renvoyer la joie de mon cœur. Pourtant, on peut le dire sans crainte d’être accusé de louer le temps passé au
détriment du présent, Paris était alors plus aimable qu’il n’est aujourd’hui. Les maisons y étaient moins hautes, les jardins plus fréquents. à chaque pas on voyait des arbres pencher sur de vieux murs leur cime bocagère. Les maisons, très diverses, se montraient chacune avec l’air de son âge et de sa condition. Plusieurs, qui avaient été belles au temps jadis, gardaient une grâce mélancolique. Dans les quartiers populeux, des chevaux de toute robe et de toute encolure, traînant fiacres, haquets, tapissières, cabriolets, égayaient la chaussée où les moineaux s’abattaient en troupes pour picorer le crottin. Et, à longs intervalles, un omnibus jaune, attelé de percherons pommelés, roulait avec fracas sur le pavé bossu. L’enceinte de la ville n’était pas encore élargie jusqu’aux fortifications ; Paris n’était pas encore la ville unique au monde ; un grand préfet commençait seulement ces larges percées par lesquelles entrèrent abondamment la monotonie, la médiocrité, la laideur et l’ennui. Je croirais volontiers, à considérer seulement les quartiers du centre, que, depuis la régence d’Anne D’Autriche jusque vers le milieu du second empire, en deux siècles, Paris, qui cependant vit tant de révolutions, a moins changé que dans les soixante années qui nous séparent du temps que je m’amuse à rappeler ici.
Moi qui vous parle, j’ai connu, peu s’en faut, les bruits et les embarras de Paris, tels que Boileau les décrivait, vers 1660, dans son grenier du palais.
J’ai entendu comme lui le chant du coq déchirer, en pleine ville, l’aube matinale. J’ai senti dans le faubourg Saint-germain une odeur d’étable ; j’ai vu des quartiers qui gardaient un air agreste et les charmes du passé. Et ce serait une erreur de croire qu’un enfant de douze ans ne sentait pas l’agrément de sa ville. Il le respirait avec l’air natal et le goûtait tout naturellement. Prétendre qu’il prisait les belles proportions des hôtels qui dressaient leurs ordres classiques, leurs portiques et leurs frontons entre cour et jardin, ce serait trop dire ; mais il en prenait au passage, selon ses forces et ses besoins, comme de son propre bien ; et ce qu’il ne comprenait pas, il se savait prédestiné à le comprendre un jour. Faut-il être bien avancé en âge pour rêver d’un jardin défendu qui laisse apercevoir par une petite porte entre-bâillée quelques branches et des fleurs ? Faut-il être sorti de l’enfance pour s’émouvoir à la vue d’un vieux mur ? L’amour du passé est inné chez l’homme. Le passé émeut à l’envi le petit enfant et l’aïeule ; il n’en faut pour preuve que les contes de ma mère l’oie, les contes du temps que Berthe filait, les fables du temps que les bêtes parlaient. Et si l’on cherche pourquoi toutes les imaginations humaines, fraîches ou flétries, tristes ou joyeuses, se tournent vers le passé, curieuses d’y pénétrer, on trouvera sans doute que le passé c’est notre seule promenade et le seul lieu où nous puissions échapper à nos ennuis quotidiens, à nos misères, à nous-mêmes. Le présent est aride et trouble, l’avenir est caché. Toute la richesse, toute la splendeur, toute la grâce du monde est dans le passé. Et cela, les enfants le savent aussi bien que les vieillards.
Voilà pourquoi sans doute, dès ma plus tendre jeunesse, j’entendais avec émotion les pierres de ma ville parler du temps jadis. Hélas ! Les vieilles pierres ont fait place à des pierres neuves qui seront vieilles à leur tour. Et, sans doute, elles paraîtront touchantes alors aux âmes rêveuses.
à mesure que j’avançais dans cette longue rue, les maisons devenaient plus humbles et plus rustiques ; j’y observais des métiers et des mœurs inconnus dans les beaux quartiers où s’écoulait mon enfance.
C’est là que je vis pour la première fois des maraîchers en grand chapeau de paille arroser leur jardin, des filles hâlées traire les vaches, des marchands de bois dresser dans les chantiers les bûches en arcs de triomphe, et le maréchal, sur le seuil de sa forge, dans une âcre odeur de corne brûlée, ferrer un cheval maintenu, un pied relevé, par un compagnon. Le maréchal horrifiait son visage d’une terrible patte de lièvre et de moustaches martiales. La manche retroussée de sa chemise découvrait au bras gauche une croix d’honneur, tatouée en bleu, avec cette inscription :Honneur et Patrie.'je le retrouvai bientôt devant le comptoir d’un marchand de vin du voisinage s’essuyant les moustaches d’un revers de main et frappait joyeusement des coups sonores sur l’épaule d’un vieux charretier.
La vue de ces artisans me communiqua en quelques instants plus de connaissances utiles que je n’en recueillais en trois mois au collège, et peut-être est-ce en ce jour que fut déposé en moi le germe de cet amour fécond que je gardai toute ma vie pour les arts manuels et ceux qui les pratiquent. Je me promettais bien, en ce jour, qui me semblait infini, d’épuiser les amusements de la vie et les délices des bois. Je rencontrai au bord de la Seine, près d’un pont, une vieille femme assise sur un pliant, à côté d’une petite table chargée de gâteaux de Nanterre et d’une carafe de coco bouchée d’un citron. Ce mets et cette boisson me fournirent un déjeuner délicieux. Plein d’une force nouvelle, j’avais hâte de me promener dans le bois de Boulogne. J’y entrai par Auteuil, qui était encore à cette époque un village et dont les jolies maisons gardaient, sous l’ombre mouvante du feuillage, des souvenirs illustres et charmants qu’en ce temps-là je n’étais pas en état de goûter.
Ces maisons commençaient à tomber sous la pioche du démolisseur, et sur les jardins rasés s’élevaient de hautes bâtisses. Le bois de Boulogne aussi se transformait. Gâté par des perspectives et des cascades, il avait perdu son naturel et sa fraîcheur.
L’on ne trouvait plus sous son ombre l’horreur sacrée. La profondeur des bois m’inspirait dès ma plus tendre enfance un plaisir mélancolique.
Toutefois la vérité m’oblige à dire que, m’étant enfoncé dans les fourrés où la lumière tombait à travers la feuillée en disques d’or, je m’éloignai à la hâte, de peur des rôdeurs qui troublaient ma solitude. Je ne ralentis le pas que sur une pelouse où, près de la muette, des enfants jouaient sur l’herbe, tandis que les mères, les grandes sœurs et les nourrices enrubannées se tenaient à l’ombre des marronniers sur des bancs, des chaises ou des pliants. Une place sur un banc s’offrit à moi à côté d’un enfant qui me parut un jeune homme, car il semblait à peu près de mon âge, très beau, habillé comme j’aurais aimé à l’être, avec une élégance négligée. Sa cravate bleue, à pois blancs, flottait au vent. Sa montre tenait à son gilet par une chaîne d’or. Ses cheveux courts se tordaient en boucles fauves ou dorées, ses yeux clairs luisaient, son visage pâle d’une fraîcheur charmante se colorait aux pommettes. Il tenait d’une main inquiète un crayon et un carnet ; mais il n’écrivait pas.
J’éprouvai pour lui une soudaine sympathie, et, bien que timide, je lui adressai le premier la parole. Il me répondit sans empressement mais de bonne grâce, et la conversation s’engagea. Il m’apprit qu’il était orphelin et malade, qu’il habitait une maison
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