Guy de Maupassant
La Folle
Contes de la bécasse, V. Havard, 1894 (pp. 40-49).
À Robert de Bonnières.
Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent une bien sinistre anecdote de la guerre.
Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l’habitais au moment de l’arrivée des Prussiens.
J’avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l’esprit s’était égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l’âge de vingt-cinq ans,
elle avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant nouveau-né.
Quand la mort est entré une fois dans une maison, elle y revient presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.
La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme
succédant à cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu’on
voulait la faire lever, elle criait comme si on l’eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, ne la tirant de ses draps que pour les soins
de sa toilette et pour retourner ses matelas.
Une vieille bonne restait près d’elle, la faisant boire de temps en temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans
cette âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus. Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans
souvenir précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l’eau sans courant ?
Pendant quinze années, elle demeura ...
Voir