La Femme de trente ans
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La Femme de trente ansHonoré de BalzacCHAPITRE I PREMIERES FAUTESCHAPITRE II SOUFFRANCES INCONNUESCHAPITRE III A TRENTE ANSCHAPITRE IV LE DOIGT DE DIEUCHAPITRE V LES DEUX RENCONTRESCHAPITRE VI LA VIEILLESSE D'UNE MERE COUPABLELa Femme de trente ans : Chapitre 1DEDIE A LOUIS BOULANGER, PEINTRE.Au commencement du mois d'avril 1813, il y eut un dimanche dont la matinéepromettait un de ces beaux jours où les Parisiens voient pour la première fois del'année leurs pavés sans boue et leur ciel sans nuages. Avant midi un cabriolet àpompe attelé de deux chevaux fringants déboucha dans la rue de Rivoli par la rueCastiglione, et s'arrêta derrière plusieurs équipages stationnés à la grillenouvellement ouverte au milieu de la terrasse des Feuillants. Cette leste voitureétait conduite par un homme en apparence soucieux et maladif ; des cheveuxgrisonnants couvraient à peine son crâne jaune et le faisaient vieux avant le temps ;il jeta les rênes au laquais à cheval qui suivait sa voiture, et descendit pour prendredans ses bras une jeune fille dont la beauté mignonne attira l'attention des oisifs enpromenade sur la terrasse. La petite personne se laissa complaisamment saisirpar la taille quand elle fut debout sur le bord de la voiture, et passa ses bras autourdu cou de son guide, qui la posa sur le trottoir, sans avoir chiffonné la garniture desa robe en reps vert. Un amant n'aurait pas eu tant de soin. L'inconnu devait être lepère de cette enfant qui, sans le ...

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La Femme de trente ans Honoré de Balzac
CHAPITRE I PREMIERES FAUTES CHAPITRE II SOUFFRANCES INCONNUES CHAPITRE III A TRENTE ANS CHAPITRE IV LE DOIGT DE DIEU CHAPITRE V LES DEUX RENCONTRES CHAPITRE VI LA VIEILLESSE D'UNE MERE COUPABLE La Femme de trente ans : Chapitre 1
DEDIE A LOUIS BOULANGER, PEINTRE. Au commencement du mois d'avril 1813, il y eut un dimanche dont la matinée promettait un de ces beaux jours où les Parisiens voient pour la première fois de l'année leurs pavés sans boue et leur ciel sans nuages. Avant midi un cabriolet à pompe attelé de deux chevaux fringants déboucha dans la rue de Rivoli par la rue Castiglione, et s'arrêta derrière plusieurs équipages stationnés à la grille nouvellement ouverte au milieu de la terrasse des Feuillants. Cette leste voiture était conduite par un homme en apparence soucieux et maladif ; des cheveux grisonnants couvraient à peine son crâne jaune et le faisaient vieux avant le temps ; il jeta les rênes au laquais à cheval qui suivait sa voiture, et descendit pour prendre dans ses bras une jeune fille dont la beauté mignonne attira l'attention des oisifs en promenade sur la terrasse. La petite personne se laissa complaisamment saisir par la taille quand elle fut debout sur le bord de la voiture, et passa ses bras autour du cou de son guide, qui la posa sur le trottoir, sans avoir chiffonné la garniture de sa robe en reps vert. Un amant n'aurait pas eu tant de soin. L'inconnu devait être le père de cette enfant qui, sans le remercier, lui prit familièrement le bras et l'entraîna brusquement dans le jardin. Le vieux père remarqua les regards émerveillés de quelques jeunes gens, et la tristesse empreinte sur son visage s'effaça pour un moment. Quoiqu'il fût arrivé depuis long-temps à l'âge où les hommes doivent se contenter des trompeuses jouissances que donne la vanité, il se mit à sourire. - L'on te croit ma femme, dit-il à l'oreille de la jeune personne en se redressant et marchant avec une lenteur qui la désespéra. Il semblait avoir de la coquetterie pour sa fille et jouissait peut-être plus qu'elle des oeillades que les curieux lançaient sur ses petits pieds chaussés de brodequins en prunelle puce, sur une taille délicieuse dessinée par une robe à guimpe, et sur le cou frais qu'une collerette brodée ne cachait pas entièrement. Les mouvements de la marche relevaient par instants la robe de la jeune fille, et permettaient de voir, au-dessus des brodequins, la rondeur d'une jambe finement moulée par un bas de soie à jours. Aussi, plus d'un promeneur dépassa-t-il le couple pour admirer ou pour revoir la jeune figure autour de laquelle se jouaient quelques rouleaux de cheveux bruns, et dont la blancheur et l'incarnat étaient rehaussés autant par les reflets du satin rose qui doublait une élégante capote, que par le désir et l'impatience qui pétillaient dans tous les traits de cette jolie personne. Une douce malice animait ses beaux yeux noirs, fendus en amande, surmontés de sourcils bien arqués, bordés de longs cils, et qui nageaient dans un fluide pur. La vie et la jeunesse étalaient leurs trésors sur ce visage mutin et sur un buste, gracieux encore, malgré la ceinture alors placée sous le sein. Insensible aux hommages, la jeune fille regardait avec une espèce d'anxiété le château des Tuileries, sans doute le but de sa pétulante promenade. Il était midi moins un quart. Quelque matinale que fût cette heure, plusieurs femmes, qui toutes avaient voulu se montrer en toilette, revenaient du château, non sans retourner la tête d'un air boudeur, comme si elles se repentaient d'être venues trop tard pour jouir d'un spectacle désiré. Quelques mots échappés à la mauvaise humeur de ces belles promeneuses désappointées et saisis au vol par la jolie inconnue, l'avaient singulièrement inquiétée. Le vieillard épiait d'un oeil plus curieux que moqueur les signes d'impatience et de crainte qui se jouaient sur le charmant visage de sa compagne, et l'observait peut-être avec trop de soin pour ne pas avoir quelque arrière-pensée paternelle.
Ce dimanche était le treizième de l'année 1813. Le surlendemain, Napoléon partait pour cette fatale campagne pendant laquelle il allait perdre successivement Bessières et Duroc, gagner les mémorables batailles de Lutzen et de Bautzen, se voir trahi par l'Autriche, la Saxe, la Bavière, par Bernadotte, et disputer la terrible bataille de Leipsick. La magnifique parade commandée par l'empereur devait être la dernière de celles qui excitèrent si long-temps l'admiration des Parisiens et des étrangers. La vieille garde allait exécuter pour la dernière fois les savantes manœuvres dont la pompe et la précision étonnèrent quelquefois jusqu'à ce géant lui-même, qui s'apprêtait alors à son duel avec l'Europe. Un sentiment triste amenait aux Tuileries une brillante et curieuse population. Chacun semblait deviner l'avenir, et pressentait peut-être que plus d'une fois l'imagination aurait à retracer le tableau de cette scène, quand ces temps héroïques de la France contracteraient, comme aujourd'hui, des teintes presque fabuleuses. - Allons donc plus vite, mon père, disait la jeune fille avec un air de lutinerie en entraînant le vieillard. J'entends les tambours. - C'est les troupes qui entrent aux Tuileries, répondit-il. - Ou qui défilent, tout le monde revient ! répliqua-t-elle avec une enfantine amertume qui fit sourire le vieillard. - La parade ne commence qu'à midi et demi, dit le père qui marchait presque en arrière de son impétueuse fille. A voir le mouvement qu'elle imprimait à son bras droit, vous eussiez dit qu'elle s'en aidait pour courir. Sa petite main, bien gantée, froissait impatiemment un mouchoir, et ressemblait à la rame d'une barque qui fend les ondes. Le vieillard souriait par moments ; mais parfois aussi des expressions soucieuses attristaient passagèrement sa figure desséchée. Son amour pour cette belle créature lui faisait autant admirer le présent que craindre l'avenir. Il semblait se dire : - Elle est heureuse aujourd'hui, le sera-t-elle toujours ? Car les vieillards sont assez enclins à doter de leurs chagrins l'avenir des jeunes gens. Quand le père et la fille arrivèrent sous le péristyle du pavillon au sommet duquel flottait le drapeau tricolore, et par où les promeneurs vont et viennent du jardin des Tuileries dans le Carrousel, les factionnaires leur crièrent d'une voix grave : - On ne passe plus ! L'enfant se haussa sur la pointe des pieds, et put entrevoir une foule de femmes parées qui encombrait les deux côtés de la vieille arcade en marbre par où l'empereur devait sortir. - Tu le vois bien, mon père, nous sommes partis trop tard. Sa petite moue chagrine trahissait l'importance qu'elle avait mise à se trouver à cette revue. - Eh ! bien, Julie, allons-nous-en, tu n'aimes pas à être foulée. - Restons, mon père. D'ici je puis encore apercevoir l'empereur. S'il périssait pendant la campagne, je ne l'aurais jamais vu. Le père tressaillit en entendant ces paroles, car sa fille avait des larmes dans la voix ; il la regarda, et crut remarquer sous ses paupières abaissées quelques pleurs causés moins par le dépit que par un de ces premiers chagrins dont le secret est facile à deviner pour un vieux père. Tout à coup Julie rougit, et jeta une exclamation dont le sens ne fut compris ni par les sentinelles, ni par le vieillard. A ce cri, un officier qui s'élançait de la cour vers l'escalier se retourna vivement, s'avança jusqu'à l'arcade du jardin, reconnut la jeune personne un moment cachée par les gros bonnets à poil des grenadiers, et fit fléchir aussitôt, pour elle et pour son père, la consigne qu'il avait donnée lui-même ; puis, sans se mettre en peine des murmures de la foule élégante qui assiégeait l'arcade, il attira doucement à lui l'enfant enchantée. - Je ne m'étonne plus de sa colère ni de son empressement, puisque tu étais de service, dit le vieillard à l'officier d'un air aussi sérieux que railleur. - Monsieur, répondit le jeune homme, si vous voulez être bien placés, ne nous amusons point à causer. L'empereur n'aime pas à attendre, et je suis chargé par le maréchal d'aller l'avertir. Tout en parlant, il avait pris, avec une sorte de familiarité, le bras de Julie, et l'entraînait rapidement vers le Carrousel. Julie aperçut avec étonnement une foule immense qui se pressait dans le petit espace compris entre les murailles grises du
palais et les bornes réunies par des chaînes qui dessinent de grands carrés sablés au milieu de la cour des Tuileries. Le cordon de sentinelles, établi pour laisser un passage libre à l'empereur et à son état-major, avait beaucoup de peine à ne pas être débordé par cette foule empressée et bourdonnant comme un essaim. - Cela sera donc bien beau, demanda Julie en souriant. - Prenez donc garde, s'écria l'officier qui saisit Julie par la taille et la souleva avec autant de vigueur que de rapidité pour la transporter près d'une colonne. Sans ce brusque enlèvement, sa curieuse parente allait être froissée par la croupe du cheval blanc, harnaché d'une selle en velours vert et or, que le Mameluck de Napoléon tenait par la bride, presque sous l'arcade, à dix pas en arrière de tous les chevaux qui attendaient les grands-officiers, compagnons de l'empereur. Le jeune homme plaça le père et la fille près de la première borne de droite, devant la foule, et les recommanda par un signe de tête aux deux vieux grenadiers entre lesquels ils se trouvèrent. Quand l'officier revint au palais, un air de bonheur et de joie avait succédé sur sa figure au subit effroi que la reculade du cheval y avait imprimé ; Julie lui avait serré mystérieusement la main, soit pour le remercier du petit service qu'il venait de lui rendre, soit pour lui dire : - Enfin je vais donc vous voir ! Elle inclina même doucement la tête en réponse au salut respectueux que l'officier lui fit, ainsi qu'à son père, avant de disparaître avec prestesse. Le vieillard, qui semblait avoir exprès laissé les deux jeunes gens ensemble, restait dans une attitude grave, un peu en arrière de sa fille ; mais il l'observait à la dérobée, et tâchait de lui inspirer une fausse sécurité en paraissant absorbé dans la contemplation du magnifique spectacle qu'offrait le Carrousel. Quand Julie reporta sur son père le regard d'un écolier inquiet de son maître, le vieillard lui répondit même par un sourire de gaieté bienveillante ; mais son oeil perçant avait suivi l'officier jusque sous l'arcade, et aucun événement de cette scène rapide ne lui avait échappé. - Quel beau spectacle ! dit Julie à voix basse en pressant la main de son père. L'aspect pittoresque et grandiose que présentait en ce moment le Carrousel faisait prononcer cette exclamation par des milliers de spectateurs dont toutes les figures étaient béantes d'admiration. Une autre rangée de monde, tout aussi pressée que celle où le vieillard et sa fille se tenaient, occupait, sur une ligne parallèle au château, l'espace étroit et pavé qui longe la grille du Carrousel. Cette foule achevait de dessiner fortement, par la variété des toilettes de femmes, l'immense carré long que forment les bâtiments des Tuileries et cette grille alors nouvellement posée. Les régiments de la vieille garde qui allaient être passés en revue remplissaient ce vaste terrain, où ils figuraient en face du palais d'imposantes lignes bleues de dix rangs de profondeur. Au delà de l'enceinte, et dans le Carrousel, se trouvaient, sur d'autres lignes parallèles, plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie prêts à défiler sous l'arc triomphal qui orne le milieu de la grille, et sur le faîte duquel se voyaient, à cette époque, les magnifiques chevaux de Venise. La musique des régiments placée au bas des galeries du Louvre, était masquée par les lanciers polonais de service. Une grande partie du carré sablé restait vide comme une arène préparée pour les mouvements de ses corps silencieux dont les masses, disposées avec la symétrie de l'art militaire, réfléchissaient les rayons du soleil dans les feux triangulaires de dix mille baïonnettes. L'air, en agitant les plumets des soldats, les faisait ondoyer comme les arbres d'une forêt courbés sous un vent impétueux. Ces vieilles bandes, muettes et brillantes, offraient mille contrastes de couleurs dus à la diversité des uniformes, des parements, des armes et des aiguillettes. Cet immense tableau, miniature d'un champ de bataille avant le combat, était poétiquement encadré, avec tous ses accessoires et ses accidents bizarres, par les hauts bâtiments majestueux, dont l'immobilité semblait imitée par les chefs et les soldats. Le spectateur comparait involontairement ses murs d'hommes à ces murs de pierre. Le soleil du printemps, qui jetait profusément sa lumière sur les murs blancs bâtis de la veille et sur les murs séculaires, éclairait pleinement ces innombrables figures basanées qui toutes racontaient des périls passés et attendaient gravement les périls à venir. Les colonels de chaque régiment allaient et venaient seuls devant les fronts que formaient ces hommes héroïques. Puis, derrière les masses carrées de ces troupes bariolées d'argent, d'azur, de pourpre et d'or, les curieux pouvaient apercevoir les banderoles tricolores attachées aux lances de six infatigables cavaliers polonais, qui, semblables aux chiens conduisant un troupeau le long d'un champ, voltigeaient sans cesse entre les troupes et les curieux, pour empêcher ces derniers de dépasser le petit espace de terrain qui leur était concédé auprès de la grille impériale. A ces mouvements près, on aurait pu se croire dans le palais de la Belle au bois dormant. La brise du printemps, qui passait sur les bonnets à longs poils des grenadiers, attestait l'immobilité des soldats, de même que le sourd murmure de la foule accusait leur silence. Parfois seulement le retentissement d'un chapeau chinois, ou quelque léger
coup frappé par inadvertance sur une grosse caisse et répété par les échos du palais impérial, ressemblait à ces coups de tonnerre lointains qui annoncent un orage. Un enthousiasme indescriptible éclatait dans l'attente de la multitude. La France allait faire ses adieux à Napoléon, à la veille d'une campagne dont les dangers étaient prévus par le moindre citoyen. Il s'agissait, cette fois, pour l'Empire Français, d'être ou de ne pas être. Cette pensée semblait animer la population citadine et la population armée qui se pressaient, également silencieuses, dans l'enceinte où planaient l'aigle et le génie de Napoléon. Ces soldats, espoir de la France, ces soldats, sa dernière goutte de sang, entraient aussi pour beaucoup dans l'inquiète curiosité des spectateurs. Entre la plupart des assistants et des militaires, il se disait des adieux peut-être éternels ; mais tous les cœurs, même les plus hostiles à l'empereur, adressaient au ciel des vœux ardents pour la gloire de la patrie. Les hommes les plus fatigués de la lutte commencée entre l'Europe et la France avaient tous déposé leurs haines en passant sous l'arc de triomphe, comprenant qu'au jour du danger Napoléon était toute la France. L'horloge du château sonna une demi-heure. En ce moment les bourdonnements de la foule cessèrent, et le silence devint si profond, que l'on eût entendu la parole d'un enfant. Le vieillard et sa fille, qui semblaient ne vivre que par les yeux, distinguèrent alors un bruit d'éperons et un cliquetis d'épées qui retentirent sous le sonore péristyle du château. Un petit homme assez gras, vêtu d'un uniforme vert, d'une culotte blanche, et chaussé de bottes à l'écuyère, parut tout à coup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussi prestigieux que cet homme lui-même. Le large ruban rouge de la Légion-d'Honneur flottait sur sa poitrine. Une petite épée était à son côté. L'Homme fut aperçu par tous les yeux, et à la fois, de tous les points dans la place. Aussitôt, les tambours battirent aux champs, les deux orchestres débutèrent par une phrase dont l'expression guerrière fut répétée sur tous les instruments, depuis la plus douce des flûtes jusqu'à la grosse caisse. A ce belliqueux appel, les âmes tressaillirent, les drapeaux saluèrent, les soldats présentèrent les armes par un mouvement unanime et régulier qui agita les fusils depuis le premier rang jusqu'au dernier dans le Carrousel. Des mots de commandement s'élancèrent de rang en rang comme des échos. Des cris de : Vive l'empereur ! furent poussés par la multitude enthousiasmée. Enfin tout frissonna, tout remua, tout s'ébranla. Napoléon était monté à cheval. Ce mouvement avait imprimé la vie à ces masses silencieuses, avait donné une voix aux instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, une émotion à toutes les figures. Les murs des hautes galeries de ce vieux palais semblaient crier aussi : Vive l'empereur ! Ce ne fut pas quelque chose d'humain, ce fut une magie, un simulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive image de ce règne si fugitif. L'homme entouré de tant d'amour, d'enthousiasme, de dévouement, de vœux, pour qui le soleil avait chassé les nuages du ciel, resta sur son cheval, à trois pas en avant du petit escadron doré qui le suivait, ayant le grand-maréchal à sa gauche, le maréchal de service à sa droite. Au sein de tant d'émotions excitées par lui, aucun trait de son visage ne parut s'émouvoir. - Oh ! mon Dieu, oui. A Wagram au milieu du feu, à la Moscowa parmi les morts, il est toujours tranquille comme Baptiste, lui !  Cette réponse à de nombreuses interrogations était faite par le grenadier qui se trouvait auprès de la jeune fille. Julie fut pendant un moment absorbée par la contemplation de cette figure, dont le calme indiquait une si grande sécurité de puissance. L'empereur se pencha vers Duroc, auquel il dit une phrase courte qui fit sourire le grand-maréchal. Les manœuvres commencèrent. Si jusqu'alors la jeune personne avait partagé son attention entre la figure impassible de Napoléon et les lignes bleues, vertes et rouges des troupes, en ce moment elle s'occupa presque exclusivement, au milieu des mouvements rapides et réguliers exécutés par ces vieux soldats, d'un jeune officier qui courait à cheval parmi les lignes mouvantes, et revenait avec une infatigable activité vers le groupe à la tête duquel brillait le simple Napoléon. Cet officier montait un superbe cheval noir, et se faisait distinguer, au sein de cette multitude chamarrée, par le bel uniforme bleu de ciel des officiers d'ordonnance de l'empereur. Ses broderies pétillaient si vivement au soleil, et l'aigrette de son schako étroit et long en recevait de si fortes lueurs, que les spectateurs durent le comparer à un feu follet, à une âme invisible chargée par l'empereur d'animer, de conduire ces bataillons dont les armes ondoyantes jetaient des flammes, quand, sur un seul signe de ses yeux, ils se brisaient, se rassemblaient, tournoyaient comme les ondes d'un gouffre, ou passaient devant lui comme ces lames longues, droites et hautes que l'Océan courroucé dirige sur ses rivages. Quand les manœuvres furent terminées, l'officier d'ordonnance accourut à bride abattue, et s'arrêta devant l'empereur pour en attendre les ordres. En ce moment, il était à vingt pas de Julie, en face du groupe impérial, dans une attitude assez semblable à celle que Gérard a donnée au général Rapp dans le tableau de la
Bataille d'Austerlitz. Il fut permis alors à la jeune fille d'admirer son amant dans toute sa splendeur militaire. Le colonel Victor d'Aiglemont à peine âgé de trente ans, était grand, bien fait, svelte ; et ses heureuses proportions ne ressortaient jamais mieux que quand il employait sa force à gouverner un cheval dont le dos élégant et souple paraissait plier sous lui. Sa figure mâle et brune possédait ce charme inexplicable qu'une parfaite régularité de traits communique à de jeunes visages. Son front était large et haut. Ses yeux de feu, ombragés de sourcils épais et bordés de longs cils, se dessinaient comme deux ovales blancs entre deux lignes noires. Son nez offrait la gracieuse courbure d'un bec d'aigle. La pourpre de ses lèvres était rehaussée par les sinuosités de l'inévitable moustache noire. Ses joues larges et fortement colorées offraient des tons bruns et jaunes qui dénotaient une vigueur extraordinaire. Sa figure, une de celles que la bravoure a marquées de son cachet, offrait le type que cherche aujourd'hui l'artiste quand il songe à représenter un des héros de la France impériale. Le cheval trempé de sueur, et dont la tête agitée exprimait une extrême impatience, les deux pieds de devant écartés et arrêtés sur une même ligne sans que l'un dépassât l'autre, faisait flotter les longs crins de sa queue fournie ; et son dévouement offrait une matérielle image de celui que son maître avait pour l'empereur. En voyant son amant si occupé de saisir les regards de Napoléon, Julie éprouva un moment de jalousie en pensant qu'il ne l'avait pas encore regardée. Tout à coup, un mot est prononcé par le souverain, Victor presse les flancs de son cheval, et part au galop ; mais l'ombre d'une borne projetée sur le sable effraie l'animal qui s'effarouche, recule, se dresse, et si brusquement que le cavalier semble en danger. Julie jette un cri, elle pâlit ; chacun la regarde avec curiosité ; elle ne voit personne ; ses yeux sont attachés sur ce cheval trop fougueux, que l'officier châtie tout en courant redire les ordres de Napoléon. Ces étourdissants tableaux absorbaient si bien Julie, qu'à son insu elle s'était cramponnée au bras de son père à qui elle révélait involontairement ses pensées par la pression plus ou moins vive de ses doigts. Quand Victor fut sur le point d'être renversé par le cheval, elle s'accrocha plus violemment encore à son père, comme si elle-même eût été en danger de tomber. Le vieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude le visage épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, de jalousie, des regrets même, se glissèrent dans toutes ses rides contractées. Mais quand l'éclat inaccoutumé des yeux de Julie, le cri qu'elle venait de pousser et le mouvement convulsif de ses doigts, achevèrent de lui dévoiler un amour secret ; certes, il dut avoir quelques tristes révélations de l'avenir, car sa figure offrit alors une expression sinistre. En ce moment, l'âme de Julie semblait avoir passé dans celle de l'officier. Une pensée plus cruelle que toutes celles qui avaient effrayé le vieillard crispa les traits de son visage souffrant, quand il vit d'Aiglemont échangeant, en passant devant eux, un regard d'intelligence avec Julie dont les yeux étaient humides, et dont le teint avait contracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquement sa fille dans le jardin des Tuileries. - Mais, mon père, disait-elle, il y a encore sur la place du Carrousel des régiments qui vont manœuvrer. - Non, mon enfant, toutes les troupes défilent. - Je pense, mon père, que vous vous trompez. Monsieur d'Aiglemont a dû les faire avancer...... - Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester. Julie n'eut pas de peine à croire son père quand elle eut jeté les yeux sur ce visage, auquel de paternelles inquiétudes donnaient un air abattu.  Souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec indifférence, tant elle était -préoccupée. - Chaque jour n'est-il pas un jour de grâce pour moi ? répondit le vieillard. - Vous allez donc encore m'affliger en me parlant de votre mort. J'étais si gaie ! Voulez-vous bien chasser vos vilaines idées noires. - Ah ! s'écria le père en poussant un soupir, enfant gâté ! les meilleurs cœurs sont quelquefois bien cruels. Vous consacrer notre vie, ne penser qu'à vous, préparer votre bien-être, sacrifier nos goûts à vos fantaisies, vous adorer, vous donner même notre sang, ce n'est donc rien ? Hélas ! oui, vous acceptez tout avec insouciance. Pour toujours obtenir vos sourires et votre dédaigneux amour, il faudrait avoir la puissance de Dieu. Puis enfin un autre arrive ! un amant, un mari nous ravissent vos cœurs. Julie étonnée regarda son père qui marchait lentement, et qui jetait sur elle des regards sans lueur.
- Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-être aussi de vous-même... - Que dites-vous donc, mon père ? - Je pense, Julie, que vous avez des secrets pour moi. - Tu aimes, reprit vivement le vieillard en s'apercevant que sa fille venait de rougir. Ah ! j'espérais te voir fidèle à ton vieux père jusqu'à sa mort, j'espérais te conserver près de moi heureuse et brillante ! t'admirer comme tu étais encore naguère. En ignorant ton sort, j'aurais pu croire à un avenir tranquille pour toi ; mais maintenant il est impossible que j'emporte une espérance de bonheur pour ta vie, car tu aimes encore plus le colonel que tu n'aimes le cousin. Je n'en puis plus douter. - Pourquoi me serait-il interdit de l'aimer ? s'écria-t-elle avec une vive expression de curiosité. - Ah ! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, répondit le père en soupirant. - Dites toujours ; reprit-elle en laissant échapper un mouvement de mutinerie. - Eh ! bien, mon enfant, écoute-moi. Les jeunes filles se créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figures tout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes, sur les sentiments, sur le monde ; puis elles attribuent innocemment à un caractère les perfections qu'elles ont rêvées, et s'y confient ; elles aiment dans l'homme de leur choix cette créature imaginaire ; mais plus tard, quand il n'est plus temps de s'affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu'elles ont embellie, leur première idole enfin se change en un squelette odieux. Julie, j'aimerais mieux te savoir amoureuse d'un vieillard que de te voir aimant le colonel. Ah ! si tu pouvais te placer à dix ans d'ici dans la vie, tu rendrais justice à mon expérience. Je connais Victor : sa gaieté est une gaieté sans esprit, une gaieté de caserne, il est sans talent et dépensier. C'est un de ces hommes que le ciel a créés pour prendre et digérer quatre repas par jour, dormir, aimer la première venue et se battre. Il n'entend pas la vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l'entraînera peut-être à donner sa bourse à un malheureux, à un camarade ; mais il est insouciant, mais il n'est pas doué de cette délicatesse de cœur qui nous rend esclaves du bonheur d'une femme ; mais il est ignorant, égoïste... Il y a beaucoup de mais . - Cependant, mon père, il faut bien qu'il ait de l'esprit et des moyens pour avoir été fait colonel... - Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. Je n'ai encore vu personne qui m'ait paru digne de toi, reprit le vieux père avec une sorte d'enthousiasme. Il s'arrêta un moment, contempla sa fille, et ajouta : - Mais, ma pauvre Julie, tu es encore trop jeune, trop faible, trop délicate pour supporter les chagrins et les tracas du mariage. D'Aiglemont a été gâté par ses parents, de même que tu l'as été par ta mère et par moi. Comment espérer que vous pourrez vous entendre tous deux avec des volontés différentes dont les tyrannies seront inconciliables ? Tu seras ou victime ou tyran. L'une ou l'autre alternative apporte une égale somme de malheurs dans la vie d'une femme. Mais tu es douce et modeste, tu plieras d'abord. Enfin tu as, dit-il d'une voix altérée, une grâce de sentiment qui sera méconnue, et alors... Il n'acheva pas, les larmes le gagnèrent. - Victor, reprit-il après une pause, blessera les naïves qualités de ta jeune âme. Je connais les militaires, ma Julie ; j'ai vécu aux armées. Il est rare que le cœur de ces gens-là puisse triompher des habitudes produites ou par les malheurs au sein desquels ils vivent, ou par les hasards de leur vie aventurière. - Vous voulez donc, mon père, répliqua Julie d'un ton qui tenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, contrarier mes sentiments, me marier pour vous et non pour moi ? - Te marier pour moi ! s'écria le père avec un mouvement de surprise, pour moi, ma fille, de qui tu n'entendras bientôt plus la voix si amicalement grondeuse. J'ai toujours vu les enfants attribuant à un sentiment personnel les sacrifices que leur font les parents ! Epouse Victor, ma Julie. Un jour tu déploreras amèrement sa nullité, son défaut d'ordre, son égoïsme, son indélicatesse, son ineptie en amour, et mille autres chagrins qui te viendront par lui. Alors, souviens-toi que, sous ces arbres, la voix prophétique de ton vieux père a retenti vainement à tes oreilles ! Le vieillard se tut, il avait surpris sa fille agitant la tête d'une manière mutine. Tous deux firent quelques pas vers la grille où leur voiture était arrêtée. Pendant cette marche silencieuse, la jeune fille examina furtivement le visage de son père et quitta ar de rés sa mine boudeuse. La rofonde douleur ravée sur ce front enché vers
la terre lui fit une vive impression. - Je vous promets, mon père, dit-elle d'une voix douce et altérée, de ne pas vous parler de Victor avant que vous ne soyez revenu de vos préventions contre lui. Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. Deux larmes qui roulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses joues ridées. Il ne put embrasser Julie devant la foule qui les environnait, mais il lui pressa tendrement la main. Quand il remonta en voiture, toutes les pensées soucieuses qui s'étaient amassées sur son front avaient complétement disparu. L'attitude un peu triste de sa fille l'inquiétait alors bien moins que la joie innocente dont le secret avait échappé pendant la revue à Julie. Dans les premiers jours du mois de mars 1814, un peu moins d'un an après cette revue de l'empereur, une calèche roulait sur la route d'Amboise à Tours. En quittant le dôme vert des noyers sous lesquels se cachait la poste de la Frillière, cette voiture fut entraînée avec une telle rapidité qu'en un moment elle arriva au pont bâti sur la Cise, à l'embouchure de cette rivière dans la Loire, et s'y arrêta. Un trait venait de se briser par suite du mouvement impétueux que, sur l'ordre de son maître, un jeune postillon avait imprimé à quatre des plus vigoureux chevaux du relais. Ainsi, par un effet du hasard, les deux personnes qui se trouvaient dans la calèche eurent le loisir de contempler à leur réveil un des plus beaux sites que puissent présenter les séduisantes rives de la Loire. A sa droite, le voyageur embrasse d'un regard toutes les sinuosités de la Cise, qui se roule, comme un serpent argenté, dans l'herbe des prairies auxquelles les premières pousses du printemps donnaient alors les couleurs de l'émeraude. A gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence. Les innombrables facettes de quelques roulées  , produites par une brise matinale un peu froide, réfléchissaient les scintillements du soleil sur les vastes nappes que déploie cette majestueuse rivière. Cà et là des îles verdoyantes se succèdent dans l'étendue des eaux, comme les chatons d'un collier. De l'autre côté du fleuve, les plus belles campagnes de la Touraine déroulent leurs trésors à perte de vue. Dans le lointain, l'oeil ne rencontre d'autres bornes que les collines du Cher, dont les cimes dessinaient en ce moment des lignes lumineuses sur le transparent azur du ciel. A travers le tendre feuillage des îles, au fond du tableau, Tours semble, comme Venise, sortir du sein des eaux. Les campaniles de sa vieille cathédrale s'élancent dans les airs, où ils se confondaient alors avec les créations fantastiques de quelques nuages blanchâtres. Au delà du pont sur lequel la voiture était arrêtée, le voyageur aperçoit devant lui, le long de la Loire jusqu'à Tours, une chaîne de rochers qui, par une fantaisie de la nature, paraît avoir été posée pour encaisser le fleuve dont les flots minent incessamment la pierre, spectacle qui fait toujours l'étonnement du voyageur. Le village de Vouvray se trouve comme niché dans les gorges et les éboulements de ces roches, qui commencent à décrire un coude devant le pont de la Cise. Puis, de Vouvray jusqu'à Tours, les effrayantes anfractuosités de cette colline déchirée sont habitées par une population de vignerons. En plus d'un endroit il existe trois étages de maisons, creusées dans le roc et réunies par de dangereux escaliers taillés à même la pierre. Au sommet d'un toit, une jeune fille en jupon rouge court à son jardin. La fumée d'une cheminée s'élève entre les sarments et le pampre naissant d'une vigne. Des closiers labourent des champs perpendiculaires. Une vieille femme, tranquille sur un quartier de roche éboulée, tourne son rouet sous les fleurs d'un amandier, et regarde passer les voyageurs à ses pieds en souriant de leur effroi.. Elle ne s'inquiète pas plus des crevasses du sol que de la ruine pendante d'un vieux mur dont les assises ne sont plus retenues que par les tortueuses racines d'un manteau de lierre. Le marteau des tonneliers fait retentir les voûtes de caves aériennes. Enfin, la terre est partout cultivée et partout féconde, là où la nature a refusé de la terre à l'industrie humaine. Aussi rien n'est-il comparable, dans le cours de la Loire, au riche panorama que la Touraine présente alors aux yeux du voyageur. Le triple tableau de cette scène, dont les aspects sont à peine indiqués, procure à l'âme un de ces spectacles qu'elle inscrit à jamais dans son souvenir ; et, quand un poète en a joui, ses rêves viennent souvent lui en reconstruire fabuleusement les effets romantiques. Au moment où la voiture parvint sur le pont de la Cise, plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les îles de la Loire, et donnèrent une nouvelle harmonie à ce site harmonieux. La senteur des saules qui bordent le fleuve ajoutait de pénétrants parfums au goût de la brise humide. Les oiseaux faisaient entendre leurs prolixes concerts ; le chant monotone d'un gardeur de chèvres y joignait une sorte de mélancolie, tandis que les cris des mariniers annonçaient une agitation lointaine. De molles vapeurs, capricieusement arrêtées autour des arbres épars dans ce vaste paysage, y imprimaient une dernière grâce. C'était la Touraine dans toute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. Cette partie de la France, la seule que les armées étrangères ne devaient point troubler, était en ce moment la seule qui fût tranquille, et l'on eût dit qu'elle défiait l'Invasion. Une tête coiffée d'un bonnet de police se montra hors de la calèche aussitôt qu'elle
ne roula plus ; bientôt un militaire impatient en ouvrit lui-même la portière, et sauta sur la route comme pour aller quereller le postillon. L'intelligence avec laquelle ce Tourangeau raccommodait le trait cassé rassura le colonel comte d'Aiglemont, qui revint vers la portière en étendant ses bras comme pour détirer ses muscles endormis ; il bâilla, regarda le paysage, et posa la main sur le bras d'une jeune femme soigneusement enveloppée dans un vitchoura. - Tiens, Julie, lui dit-il d'une voix enrouée, réveille-toi donc pour examiner le pays ! Il est magnifique. Julie avança la tête hors de la calèche. Un bonnet de martre lui servait de coiffure, et les plis du manteau fourré dans lequel elle était enveloppée déguisaient si bien ses formes qu'on ne pouvait plus voir que sa figure. Julie d'Aiglemont ne ressemblait déjà plus à la jeune fille qui courait naguère avec joie et bonheur à la revue des Tuileries. Son visage, toujours délicat, était privé des couleurs roses qui jadis lui donnaient un si riche éclat. Les touffes noires de quelques cheveux défrisés par l'humidité de la nuit faisaient ressortir la blancheur mate de sa tête, dont la vivacité semblait engourdie. Cependant ses yeux brillaient d'un feu surnaturel ; mais au-dessous de leurs paupières, quelques teintes violettes se dessinaient sur les joues fatiguées. Elle examina d'un oeil indifférent les campagnes du Cher, la Loire et ses îles, Tours et les longs rochers de Vouvray ; puis, sans vouloir regarder la ravissante vallée de la Cise, elle se rejeta promptement dans le fond de la calèche, et dit d'une voix qui en plein air paraissait d'une extrême faiblesse : - Oui, c'est admirable. Elle avait comme on le voit pour son malheur triomphé de son père. - Julie, n'aimerais-tu pas à vivre ici ? - Oh ! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance. - Souffres-tu ? lui demanda le colonel d'Aiglemont. - Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacité momentanée. Elle contempla son mari en souriant et ajouta : - J'ai envie de dormir. Le galop d'un cheval retentit soudain. Victor d'Aiglemont laissa la main de sa femme et tourna la tête vers le coude que la route fait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut plus vue par le colonel, l'expression de gaieté qu'elle avait imprimée à son pâle visage disparut comme si quelque lueur eût cessé de l'éclairer. N'éprouvant ni le désir de revoir le paysage ni la curiosité de savoir quel était le cavalier dont le cheval galopait si furieusement, elle se replaça dans le coin de la calèche, et ses yeux se fixèrent sur la croupe des chevaux sans trahir aucune espèce de sentiment. Elle eut un air aussi stupide que peut l'être celui d'un paysan breton écoutant le prône de son curé. Un jeune homme, monté sur un cheval de prix sortit tout à coup d'un bouquet de peupliers et d'aubépines en fleurs. C'est un Anglais dit le colonel. -- Oh ! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, manger la France. L'inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur le continent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représailles de l'attentat commis envers le droit des gens par le cabinet de Saint-James lors de la rupture du traité d'Amiens. Soumis au caprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrent pas tous dans les résidences où ils furent saisis ni dans celles qu'ils eurent d'abord la liberté de choisir. La plupart de ceux qui habitaient en ce moment la Touraine y furent transférés de divers points de l'empire où leur séjour avait paru compromettre les intérêts de la politique continentale. Le jeune captif qui promenait en ce moment son ennui matinal était une victime de la puissance bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti du ministère des Relations Extérieures l'avait arraché au climat de Montpellier où la rupture de la paix le surprit autrefois cherchant à se guérir d'une affection de poitrine. Du moment où ce jeune homme reconnut un militaire dans la personne du comte d'Aiglemont il s'empressa d'en éviter les regards en tournant assez brusquement la tête vers les prairies de la Cise. - Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe leur appartenait, dit le colonel en murmurant. Heureusement, Soult va leur donner les étrivières. Quand le prisonnier passa devant la calèche il y jeta les yeux. Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer l'expression de mélancolie qui donnait à la figure pensive de la comtesse je ne sais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoup d'hommes dont le cœur est puissamment ému par la seule apparence de la
souffrance chez une femme : pour eux la douleur semble être une promesse de constance ou d'amour. Entièrement absorbée dans la contemplation d'un coussin de sa calèche Julie ne fit attention ni au cheval ni au cavalier. Le trait avait été solidement et promptement rajusté. Le comte remonta en voiture. Le postillon s'efforça de regagner le temps perdu, et mena rapidement les deux voyageurs sur la partie de la levée que bordent les rochers suspendus au sein desquels mûrissent les vins de Vouvray, d'où s'élancent tant de jolies maisons, où apparaissent dans le lointain les ruines de cette si célèbre abbaye de Marmoutiers, la retraite de saint Martin. - Que nous veut donc ce milord diaphane ? s'écria le colonel en tournant la tête pour s'assurer que le cavalier qui depuis le pont de la Cise suivait sa voiture était le jeune Anglais. Comme l'inconnu ne violait aucune convenance de politesse en se promenant sur la berme de la levée le colonel se remit dans le coin de sa calèche après avoir jeté un regard menaçant sur l'Anglais. Mais il ne put malgré son involontaire inimitié, s'empêcher de remarquer la beauté du cheval et la grâce du cavalier. Le jeune homme avait une de ces figures britanniques dont le teint est si fin, la peau si douce et si blanche qu'on est quelquefois tenté de supposer qu'elles appartiennent au corps délicat d'une jeune fille. Il était blond, mince et grand. Son costume avait ce caractère de recherche et de propreté qui distingue les fashionables de la prude Angleterre. On eût dit qu'il rougissait plus par pudeur que par plaisir à l'aspect de la comtesse. Une seule fois Julie leva les yeux sur l'étranger ; mais elle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulait lui faire admirer les jambes d'un cheval de race pure. Les yeux de Julie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. Dès ce moment le gentilhomme, au lieu de faire marcher son cheval près de la calèche, la suivit à quelques pas de distance. A peine la comtesse regarda-t-elle l'inconnu. Elle n'aperçut aucune des perfections humaines et chevalines qui lui étaient signalées, et se rejeta au fond de la voiture après avoir laissé échapper un léger mouvement de sourcils comme pour approuver son mari. Le colonel se rendormit, et les deux époux arrivèrent à Tours sans s'être dit une seule parole et sans que les ravissants paysages de la changeante scène au sein de laquelle ils voyageaient attirassent une seule fois l'attention de Julie. Quand son mari sommeilla, madame d'Aiglemont le contempla à plusieurs reprises. Au dernier regard qu'elle lui jeta, un cahot fit tomber sur les genoux de la jeune femme un médaillon suspendu à son cou par une chaîne de deuil, et le portrait de son père lui apparut soudain. A cet aspect, des larmes, jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. L'Anglais vit peut-être les traces humides et brillantes que ces pleurs laissèrent un moment sur les joues pâles de la comtesse, mais que l'air sécha promptement. Chargé par l'empereur de porter des ordres au maréchal Soult, qui avait à défendre la France de l'invasion faite par les Anglais dans le Béarn, le colonel d'Aiglemont profitait de sa mission pour soustraire sa femme aux dangers qui menaçaient alors Paris, et la conduisait à Tours chez une vieille parente à lui. Bientôt la voiture roula sur le pavé de Tours, sur le pont, dans la Grande-Rue, et s'arrêta devant l'hôtel antique où demeurait la ci-devant comtesse de Listomère-Landon. La comtesse de Listomère-Landon était une de ces belles vieilles femmes au teint pâle, à cheveux blancs, qui ont un sourire fin, qui semblent porter des paniers, et sont coiffées d'un bonnet dont la mode est inconnue. Portraits septuagénaires du siècle de Louis XV, ces femmes sont presque toujours caressantes, comme si elles aimaient encore, moins pieuses que dévotes, et moins dévotes qu'elles n'en ont l'air ; toujours exhalant la poudre à la maréchale, contant bien, causant mieux, et riant plus d'un souvenir que d'une plaisanterie. L'actualité leur déplaît. Quand une vieille femme de chambre vint annoncer à la comtesse (car elle devait bientôt reprendre son titre) la visite d'un neveu qu'elle n'avait pas vu depuis le commencement de la guerre d'Espagne, elle ôta vivement ses lunettes, ferma la Galerie de l'ancienne cour , son livre favori ; puis elle retrouva une sorte d'agilité pour arriver sur son perron au moment où les deux époux en montaient les marches. La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d'oeil. - Bonjour, ma chère tante, s'écria le colonel en saisissant la vieille femme et l'embrassant avec précipitation. Je vous amène une jeune personne à garder. Je viens vous confier mon trésor. Ma Julie n'est ni coquette ni jalouse, elle a une douceur d'ange... Mais elle ne se gâtera pas ici, j'espère, dit-il en s'interrompant. Mauvais sujet ! répondit la comtesse en lui lançant un regard moqueur. -Elle s'offrit, la première, avec une certaine grâce aimable, à embrasser Julie qui restait pensive et paraissait plus embarrassée que curieuse.
- Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur ? reprit la comtesse. Ne vous effrayez pas trop de moi, je tâche de n'être jamais vieille avec les jeunes gens. Avant d'arriver au salon, la marquise avait déjà, suivant l'habitude des provinces, commandé à déjeuner pour ses deux hôtes ; mais le comte arrêta l'éloquence de sa tante en lui disant d'un ton sérieux qu'il ne pouvait pas lui donner plus de temps que la poste n'en mettrait à relayer. Les trois parents entrèrent donc au plus vite dans le salon, et le colonel eut à peine le temps de raconter à sa grand'tante les événements politiques et militaires qui l'obligeaient à lui demander un asile pour sa jeune femme. Pendant ce récit, la tante regardait alternativement et son neveu qui parlait sans être interrompu, et sa nièce dont la pâleur et la tristesse lui parurent causées par cette séparation forcée. Elle avait l'air de se dire : - Hé ! hé ! ces jeunes gens-là s'aiment. En ce moment, des claquements de fouet retentirent dans la vieille cour silencieuse dont les pavés étaient dessinés par des bouquets d'herbes, Victor embrassa derechef la comtesse, et s'élança hors du logis. - Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme qui l'avait suivi jusqu'à la voiture. - Oh ! Victor, laisse-moi t'accompagner plus loin encore, dit-elle d'une voix caressante, je ne voudrais pas te quitter.... - Y penses-tu ? - Eh ! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux. La voiture disparut. - Vous aimez donc bien mon pauvre Victor ? demanda la comtesse à sa nièce en l'interrogeant par un de ces savants regards que les vieilles femmes jettent aux jeunes. - Hélas ! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bien aimer un homme pour l'épouser ? Cette dernière phrase fut accentuée par un ton de naïveté qui trahissait tout à la fois un cœur pur ou de profonds mystères. Or, il était bien difficile à une femme amie de Duclos et du maréchal de Richelieu de ne pas chercher à deviner le secret de ce jeune ménage. La tante et la nièce étaient en ce moment sur le seuil de la porte cochère, occupées à regarder la calèche qui fuyait. Les yeux de la comtesse n'exprimaient pas l'amour comme la marquise le comprenait. La bonne dame était Provençale, et ses passions avaient été vives. - Vous vous êtes donc laissé prendre par mon vaurien de neveu ? demanda-t-elle à sa nièce. La comtesse tressaillit involontairement, car l'accent et le regard de cette vieille coquette semblèrent lui annoncer une connaissance du caractère de Victor plus approfondie peut-être que ne l'était la sienne. Madame d'Aiglemont, inquiète, s'enveloppa donc dans cette dissimulation maladroite, premier refuge des cœurs naïfs et souffrants. Madame de Listomère se contenta des réponses de Julie ; mais elle pensa joyeusement que sa solitude allait être réjouie par quelque secret d'amour, car sa nièce lui parut avoir quelque intrigue amusante à conduire. Quand madame d'Aiglemont se trouva dans un grand salon, tendu de tapisseries encadrées par des baguettes dorées, qu'elle fut assise devant un grand feu, abritée des bises fenestrales  par un paravent chinois, sa tristesse ne put guère se dissiper. Il était difficile que la gaieté naquît sous de si vieux lambris, entre des meubles séculaires. Néanmoins la jeune Parisienne prit une sorte de plaisir à entrer dans cette solitude profonde, et dans le silence solennel de la province. Après avoir échangé quelques mots avec cette tante, à laquelle elle avait écrit naguère une lettre de nouvelle mariée, elle resta silencieuse comme si elle eût écouté la musique d'un opéra. Ce ne fut qu'après deux heures d'un calme digne de la Trappe qu'elle s'aperçut de son impolitesse envers sa tante, elle se souvint de ne lui avoir fait que de froides réponses. La vieille femme avait respecté le caprice de sa nièce par cet instinct plein de grâce qui caractérise les gens de l'ancien temps. En ce moment la douairière tricotait. Elle s'était, à la vérité, absentée plusieurs fois pour s'occuper d'une certaine chambre verte où devait coucher la comtesse et où les gens de la maison plaçaient les bagages ; mais alors elle avait repris sa place dans un grand fauteuil, et regardait la jeune femme à la dérobée. Honteuse de s'être abandonnée à son irrésistible méditation, Julie essaya de se la faire pardonner en s'en moquant.
- Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veuves, répondit la tante. Il fallait avoir quarante ans pour deviner l'ironie qu'exprimèrent les lèvres de la vieille dame. Le lendemain, la comtesse fut beaucoup mieux, elle causa. Madame de Listomère ne désespéra plus d'apprivoiser cette nouvelle mariée, qu'elle avait d'abord jugée comme un être sauvage et stupide ; elle l'entretint des joies du pays, des bals et des maisons où elles pouvaient aller. Toutes les questions de la marquise furent, pendant cette journée, autant de piéges que, par une ancienne habitude de cour, elle ne put s'empêcher de tendre à sa nièce pour en deviner le caractère. Julie résista à toutes les instances qui lui furent faites pendant quelques jours d'aller chercher des distractions au dehors. Aussi, malgré l'envie qu'avait la vieille dame de promener orgueilleusement sa jolie nièce, finit-elle par renoncer à vouloir la mener dans le monde. La comtesse avait trouvé un prétexte à sa solitude et à sa tristesse dans le chagrin que lui avait causé la mort de son père, de qui elle portait encore le deuil. Au bout de huit jours, la douairière admira la douceur angélique, les grâces modestes, l'esprit indulgent de Julie, et s'intéressa, dès lors, prodigieusement à la mystérieuse mélancolie qui rongeait ce jeune cœur. La comtesse était une de ces femmes nées pour être aimables, et qui semblent apporter avec elles le bonheur. Sa société devint si douce et si précieuse à madame de Listomère, qu'elle s'affola de sa nièce, et désira ne plus la quitter. Un mois suffit pour établir entre elles une éternelle amitié. La vieille dame remarqua, non sans surprise, les changements qui se firent dans la physionomie de madame d'Aiglemont. Les couleurs vives qui embrasaient le teint s'éteignirent insensiblement, et la figure prit des tons mats et pâles. En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste. Parfois la douairière réveillait chez sa jeune parente des élans de gaieté, ou des rires folâtres bientôt réprimés par une pensée importune. Elle devina que ni le souvenir paternel ni l'absence de Victor n'étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait un voile sur la vie de sa nièce ; puis elle eut tant de mauvais soupçons, qu'il lui fut difficile de s'arrêter à la véritable cause du mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que par hasard. Un jour, enfin, Julie fit briller aux yeux de sa tante étonnée un oubli complet du mariage, une folie de jeune fille étourdie, une candeur d'esprit, un enfantillage digne du premier âge, tout cet esprit délicat, et parfois si profond, qui distingue les jeunes personnes en France. Madame de Listomère résolut alors de sonder les mystères de cette âme dont le naturel extrême équivalait à une impénétrable dissimulation. La nuit approchait, les deux dames étaient assises devant une croisée qui donnait sur la rue, Julie avait repris un air pensif, un homme à cheval vint à passer. - Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame. Madame d'Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnement mêlé d'inquiétude. - C'est un jeune Anglais, un gentilhomme, l'honorable Arthur Ormond, fils aîné de lord Grenville. Son histoire est intéressante. Il est venu à Montpellier en 1802, espérant que l'air de ce pays, où il était envoyé par les médecins, le guérirait d'une maladie de poitrine à laquelle il devait succomber. Comme tous ses compatriotes, il a été arrêté par Bonaparte lors de la guerre, car ce monstre-là ne peut se passer de guerroyer. Par distraction, ce jeune Anglais s'est mis à étudier sa maladie, que l'on croyait mortelle. Insensiblement, il a pris goût à l'anatomie, à la médecine ; il s'est passionné pour ces sortes d'arts, ce qui est fort extraordinaire chez un homme de qualité ; mais le Régent s'est bien occupé de chimie ! Bref, monsieur Arthur a fait des progrès étonnants, même pour les professeurs de Montpellier ; l'étude l'a consolé de sa captivité, et, en même temps, il s'est radicalement guéri. On prétend qu'il est resté deux ans sans parler, respirant rarement, demeurant couché dans une étable, buvant du lait d'une vache venue de Suisse, et vivant de cresson. Depuis qu'il est à Tours, il n'a vu personne, il est fier comme un paon ; mais vous avez certainement fait sa conquête, car ce n'est probablement pas pour moi qu'il passe sous nos fenêtres deux fois par jour depuis que vous êtes ici... Certes, il vous aime. Ces derniers mots réveillèrent la comtesse comme par magie. Elle laissa échapper un geste et un sourire qui surprirent la marquise. Loin de témoigner cette satisfaction instinctive ressentie même par la femme la plus sévère quand elle apprend qu'elle fait un malheureux, le regard de Julie fut terne et froid. Son visage indiquait un sentiment de répulsion voisin de l'horreur. Cette proscription n'était pas celle qu'une femme aimante frappe sur le monde entier au profit d'un seul être ; elle sait alors rire et plaisanter ; non, Julie était en ce moment comme une personne à qui le souvenir d'un danger trop vivement présent en fait ressentir encore la douleur. La tante, bien convaincue que sa nièce n'aimait pas son neveu, fut stupéfaite en découvrant qu'elle n'aimait personne. Elle trembla d'avoir à reconnaître en Julie un cœur désenchanté, une jeune femme à qui l'expérience d'un jour, d'une nuit peut-être, avait suffi pour apprécier la nullité de Victor.
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