Contes divers (1882)Guy de MaupassantL’AveugleLe Gaulois, 31 mars 1882Qu’est-ce donc que cette joie du premier soleil ? Pourquoi cette lumière tombée surla terre nous emplit-elle ainsi du bonheur de vivre ? Le ciel est tout bleu, lacampagne toute verte, les maisons toutes blanches ; et nos yeux ravis boivent cescouleurs vives dont ils font de l’allégresse pour nos âmes. Et il nous vient desenvies de danser, des envies de courir, des envies de chanter, une légèretéheureuse de la pensée, une sorte de tendresse élargie, on voudrait embrasser lesoleil.Les aveugles sous les portes, impassibles en leur éternelle obscurité, restentcalmes comme toujours au milieu de cette gaieté nouvelle, et, sans comprendre, ilsapaisent à toute minute leur chien qui voudrait gambader.Quand ils rentrent, le jour fini, au bras d’un jeune frère ou d’une petite sœur, sil’enfant dit : « Il a fait bien beau tantôt ! », l’autre répond : « Je m’en suis bienaperçu, qu’il faisait beau, Loulou ne tenait pas en place. »J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruels martyres qu’onpuisse rêver.C’était un paysan, le fils d’un fermier normand. Tant que le père et la mère vécurent,on eut à peu près soin de lui ; il ne souffrit guère que de son horrible infirmité ; maisdès que les vieux furent partis, l’existence atroce commença. Recueilli par unesœur, tout le monde dans la ferme le traitait comme un gueux qui mange le pain desautres. À chaque repas, on lui reprochait la ...
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