Journal d’un homme de trop
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Journal d’un homme de tropIvan Tourgueniev1850Traduction Louis ViardotTable des matièresChapitre IChapitre IIChapitre IIIChapitre IVJournal d’un homme de trop : 1Chapitre IAu village d’O… 20 mars 18..Le médecin me quitte. Je l’ai obligé à s’expliquer enfin. Il a eu beau dissimuler, il lui a fallu me confesser toute la vérité. Je vaismourir : oui, je vais mourir bientôt ; les rivières vont dégeler, et je m’en irai probablement avec les derniers glaçons… Où irai-je ? Dieule sait ! À la mer aussi ! Eh bien ! quoi ! s’il faut mourir, autant vaut mourir au printemps… Mais n’est-il pas ridicule de commencer unjournal peut-être quinze jours seulement avant l’heure de la mort ? Bah ! qu’est-ce que cela fait ? En quoi quinze jours diffèrent-ils dequinze ans, de quinze siècles ? En face de l’éternité, tout est néant, dit-on ; soit ; mais dans ce cas, l’éternité même n’est que néant. Ilme semble que je tombe dans la métaphysique, c’est mauvais signe ; aurais-je peur ? Mieux vaut raconter quelque chose. Le tempsest humide, le vent souffle avec violence. Il m’est défendu de sortir. Que raconterai-je ? Un homme bien élevé ne parle pas de sesmaladies ; écrire un roman n’est pas de mon ressort ; raisonner sur de graves sujets est au-dessus de mes forces ; la description desobjets qui m’entourent ne m’offrirait aucun plaisir ; ne rien faire est ennuyeux ; lire me fatigue… Ah ! je vais me raconter ma propre vie.Quelle bonne idée ! Cette revue de soi-même est chose ...

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Journal d’un homme de tropIvan Tourgueniev0581Traduction Louis ViardotTable des matièresChapitre IChapitre IIChapitre IIIChapitre IVJournal d’un homme de trop : 1Chapitre IAu village d’O… 20 mars 18..Le médecin me quitte. Je l’ai obligé à s’expliquer enfin. Il a eu beau dissimuler, il lui a fallu me confesser toute la vérité. Je vaismourir : oui, je vais mourir bientôt ; les rivières vont dégeler, et je m’en irai probablement avec les derniers glaçons… Où irai-je ? Dieule sait ! À la mer aussi ! Eh bien ! quoi ! s’il faut mourir, autant vaut mourir au printemps… Mais n’est-il pas ridicule de commencer unjournal peut-être quinze jours seulement avant l’heure de la mort ? Bah ! qu’est-ce que cela fait ? En quoi quinze jours diffèrent-ils dequinze ans, de quinze siècles ? En face de l’éternité, tout est néant, dit-on ; soit ; mais dans ce cas, l’éternité même n’est que néant. Ilme semble que je tombe dans la métaphysique, c’est mauvais signe ; aurais-je peur ? Mieux vaut raconter quelque chose. Le tempsest humide, le vent souffle avec violence. Il m’est défendu de sortir. Que raconterai-je ? Un homme bien élevé ne parle pas de sesmaladies ; écrire un roman n’est pas de mon ressort ; raisonner sur de graves sujets est au-dessus de mes forces ; la description desobjets qui m’entourent ne m’offrirait aucun plaisir ; ne rien faire est ennuyeux ; lire me fatigue… Ah ! je vais me raconter ma propre vie.Quelle bonne idée ! Cette revue de soi-même est chose convenable avant la mort, et ne peut nuire à personne. Je commence.Je suis né, il y a trente ans, d’une famille de propriétaires aisés. Mon père était un terrible joueur ; ma mère, une femme de grandcaractère et très vertueuse, mais je n’ai jamais connu de femme dont la vertu causât moins de plaisir. Elle s’affaissait sous le poidsde ses mérites et en fatiguait tout le monde, à commencer par elle-même. Pendant les cinquante années de sa vie, elle ne se reposapas une seule fois, elle ne se croisa pas une seule fois les bras ; elle travaillait et s’évertuait comme une fourmi, mais sans aucuneutilité, ce que nul ne dira d’une fourmi. Un ver infatigable la rongeait nuit et jour. Une fois seulement je la vis parfaitement tranquille, etcela dans son cercueil, le lendemain de sa mort. Aussi son visage me semblait-il vraiment exprimer un silencieux étonnement. Onaurait dit que ses lèvres à demi fermées, ses joues creuses et ses yeux paisiblement immobiles respiraient ces paroles : « Qu’il faitbon ne pas bouger ! » Oui certes, il est bon de se dépouiller enfin de l’accablante conscience de la vie, de la sensation continue etinquiète de l’existence !Je grandis mal et sans joie. Mes parents me témoignaient de la tendresse ; mais la vie ne m’en était pas plus douce. Ouvertementadonné à un vice dégradant et ruineux, mon père n’avait aucune autorité dans sa propre maison. Il reconnaissait son abjection, et,n’ayant pas la force de renoncer à la passion qui le dominait, il cherchait du moins à mériter l’indulgence de sa femme par unesoumission à toute épreuve. Ma mère supportait son malheur avec cette magnifique et fastueuse longanimité de la vertu danslaquelle respire tant d’orgueil et d’amour-propre. Elle ne faisait jamais de reproche à mon père ; elle lui donnait silencieusement lefond de sa bourse et payait ses dettes. Présente ou absente, il la portait aux nues ; mais il n’aimait pas rester à la maison, et il ne mecaressait qu’en secret, à la dérobée, comme s’il eût craint de me porter malheur. Ses traits altérés avaient alors une telle expressionde bonté, le rire fiévreux qui errait sur ses lèvres se changeait en un sourire si touchant, ses yeux bruns entourés de rides finess’arrêtaient avec tant d’amour sur moi, que je pressais involontairement ma joue contre sa joue humide et chaude de larmes.J’essuyais ces larmes avec mon mouchoir ; mais elles recommençaient à couler sans effort, comme l’eau déborde d’un vase tropplein. Je me mettais aussi à pleurer, et il me consolait. Il pressait mes mains entre les siennes, et ses lèvres tremblantes mecouvraient de baisers. Voilà déjà plus de vingt ans qu’il est mort, et pourtant chaque fois que je pense à mon pauvre père, dessanglots muets me montent au gosier, et mon cœur bat dans ma poitrine ; il bat avec tant de chaleur et d’amertume, il est accabléd’une si douloureuse compassion, qu’on croirait qu’il lui reste encore longtemps à battre et à regretter.
Ma mère au contraire était toujours la même pour moi, bienveillante, mais froide. On rencontre souvent dans les livres écrits pour lesenfants des mères toutes semblables, morales et justes. Elle m’aimait, mais je ne l’aimais pas. Oui, j’évitais ma mère vertueuse, etj’aimais passionnément mon père vicieux.Mais c’est assez pour aujourd’hui. Le commencement est fait ; quant à la fin et à ce qui en adviendra, je ne m’en inquiète guère. C’estl’affaire de ma maladie.21 mars.Le temps est magnifique aujourd’hui, il est chaud et serein ; le soleil se joue gaiement sur la neige qui fond. Tout reluit, fume et sedissout ; les moineaux crient comme affolés autour des haies sombres et humides : un air tiède m’irrite la poitrine et me cause unesensation à la fois douce et pénible.Le printemps, le printemps arrive ! Je suis assis à la fenêtre, mon regard franchit la rivière et se repose sur les champs. Ô nature,nature ! je t’aime, quoique je sois sorti de ton sein incapable de vivre. Voilà un petit oiseau qui déploie ses ailes et sautille ; il crie, etchaque vibration de sa voix, chaque petite plume ébouriffée de son corps mignon, respire la santé et la force…Que s’ensuit-il ? rien. Il se porte bien, et a le droit de crier et de secouer ses plumes : moi je suis malade et je dois mourir : voilà tout.Ce n’est pas la peine de s’y arrêter davantage. Ces larmoyantes invocations à la nature sont ridicules à l’excès. Revenons à notrerécit.Comme je l’ai dit déjà, je grandis péniblement et sans joie. Je n’avais ni frères ni sœurs. On m’élevait à la maison, De quoi se seraitdonc occupée ma mère, si on m’avait mis en pension ou envoyé dans un établissement public ? Les enfants sont là pour empêcherles parents de s’ennuyer. Nous demeurions habituellement à la campagne et n’allions à Moscou que de temps à autre. J’avais desprécepteurs et des maîtres selon l’usage. Je me souviens surtout d’un Allemand maigre et pleurnicheur, du nom de Rickmann. Cetêtre extrêmement triste et maltraité du sort se consumait inutilement à regretter sa patrie lointaine.Plus d’une fois, tandis que, dans l’affreuse chaleur d’une antichambre étroite, tout infectée de l’odeur aigre du kvass, mon vieux meninBasile, surnommé l’Oie mâle, jouait aux cartes avec le cocher Potape, vêtu d’une pelisse de mouton toute neuve et chaussé de sesgrandes bottes frottées de goudron, – plus d’une fois, dis-je, Rickmann chantait derrière la cloison :Cœur, mon cœur, pourquoi si triste ?Qu’est-ce qui t’oppresse si fort ?La terre étrangère est si belle !Cœur, mon cœur, que te faut-il encore ?Nous nous établîmes définitivement à Moscou après la mort de mon père. J’avais alors douze ans. Mon père mourut une nuit d’uncoup d’apoplexie. Je n’oublierai jamais cette nuit-là. Je dormais de ce profond sommeil dont dorment habituellement tous lesenfants ; mais je me rappelle que j’entendais même à travers ce sommeil un ronflement pénible et pareil à un râle. Je sens tout àcoup que quelqu’un me saisit par l’épaule et me secoue. J’ouvre les yeux : mon menin était devant moi. « Qu’y a-t-il ?… – Venez,venez ; Alexis Michaëlitch se meurt… » Je me jette comme un fou à bas de mon lit et m’élance dans la chambre de mon père. Il étaitcouché, la tête renversée en arrière, le visage tout rouge, et il râlait avec effort. Les domestiques se pressent à la porte avec desmines effarées ; une voix enrouée demande dans l’antichambre si on a envoyé chercher le médecin. J’entends les pas lourds ducheval qu’on fait sortir de l’écurie pour le conduire dans la cour : la porte cochère crie sur ses gonds. Une chandelle brûle par terre surle plancher de la chambre ; ma mère se livre au désespoir, sans oublier toutefois ni les convenances, ni sa propre dignité. Je meprécipitai sur mon père et l’embrassai en balbutiant : « Papa, papa ! » Il était étendu, immobile, roulant étrangement les yeux. Uneterreur insurmontable m’ôta la respiration ; je poussai des cris d’effroi comme un oiseau qu’on aurait saisi avec rudesse. Onm’entraîna hors de la chambre. La veille encore, comme s’il avait pressenti sa fin prochaine, mon père m’avait caressé avec tantd’ardeur et de tristesse ! On amena une espèce de médecin endormi et velu qui répandait une forte odeur d’eau-de-vie. Mon pèremourut sous sa lancette. Le lendemain, je me tenais, un cierge à la main, devant la table sur laquelle on avait couché le cadavre, etj’écoutais stupidement les monotones psalmodies du chantre, interrompues de temps à autre par la voix fluette du prêtre. Les larmescoulaient sur mes joues, sur mes lèvres, sur mon col et sur ma chemise. Je regardais continuellement, je regardais fixement le visageimmobile de mon père, comme si j’eusse attendu quelque chose de lui, et pendant ce temps ma mère se prosternait lentement laface contre terre, se relevait lentement et faisait le signe de la croix en appuyant ses doigts avec force sur son front, sur ses épauleset sur son estomac. Je n’avais pas une seule idée dans la tête ; j’étais complètement stupide, pourtant je sentais que quelque chosede terrible s’accomplissait en moi… La mort m’a regardé alors en face et m’a remarqué.Mon père mort, nous allâmes demeurer à Moscou, et cela par une raison fort simple ; tous nos biens furent vendus à l’encan pourpayer nos dettes, tous absolument, à l’exception d’une petite terre, la même où se termine maintenant ma magnifique existence !Quoique je fusse encore bien jeune alors, j’avoue que la vente de notre nid me fit souffrir, ou plutôt je ne regrettai, à vrai dire, quenotre jardin. Ce jardin se trouvait lié presque aux seuls souvenirs heureux de ma jeunesse. C’est là que, par une paisible soirée deprintemps, j’enterrai un vieux chien à pattes torses, mon meilleur ami, un basset du nom de Trix. C’est là que, caché dans les hautesherbes, je mangeai des pommes volées, de ces pommes de Novogorod, vermeilles et douces ; c’est là enfin qu’au milieu d’un carréde framboisiers je vis pour la première fois une de nos femmes de chambre, Claudie, qui, malgré son nez camard et son habitude derire en s’enfonçant la face dans son mouchoir, éveilla en moi une passion si tendre que sa présence me faisait perdre la respirationet la parole. Un jour de Pâques, lorsqu’arriva son tour d’appliquer ses lèvres sur ma main seigneuriale, je me souviens que jemanquai me jeter à ses pieds pour baiser ses souliers de cuir tout déformés. Est-il possible, grand Dieu ! qu’il y ait de cela vingtans ? Tant d’années se sont-elles écoulées depuis que je courais sur mon petit cheval alezan le long de la vieille haie de notre jardin,et que je me levais sur mes étriers pour arracher du peuplier blanc des feuilles à double nuance ? Pendant qu’il vit, l’homme ne sentguère sa propre existence ; elle ne lui devient perceptible, comme le son, qu’à une certaine distance, après un certain temps écoulé.Ô mon jardin ! ô sentiers couverts d’herbe autour du petit étang ! ô charmant recoin sablonneux sous la vieille digue où je me livrais à
la pêche des goujons et des tanches ! et vous, bouleaux aux longues branches pendantes, à travers lesquelles m’arrivait, du cheminde traverse, la chanson mélancolique d’un paysan qu’interrompaient par moments les brusques cahots de sa telega1, je vous envoiemon dernier adieu !… En quittant la vie, c’est à vous, à vous seuls que je tends les bras… Je voudrais respirer encore une fois lafraîcheur amère de l’absinthe, la douce odeur du sarrasin coupé sur les champs de ma patrie ; je voudrais encore une fois entendreau loin le modeste tintement de la cloche fêlée de notre paroisse, m’étendre encore une fois à l’ombre du buisson de chêne sur lapente du ravin, suivre encore une fois des yeux les traces fuyantes du vent qui court en vagues sombres sur l’herbe dorée de notreprairie… Bah ! à quoi bon tout cela ? Je ne puis plus écrire aujourd’hui. À demain.22 mars.Aujourd’hui il fait de nouveau sombre et froid. Ce temps-ci me convient davantage ; il est en harmonie avec mes occupations. Lajournée d’hier est venue réveiller mal à propos bien des sentiments et bien des souvenirs inutiles. Cela ne se répétera plus. Cesépanchements de la sensibilité rappellent l’impression que vous fait la racine de réglisse. Au premier abord et tant qu’on ne sucequ’un peu, le goût n’en est pas désagréable ; mais un instant après la bouche en est tout amère. Je vais me remettre simplement ettranquillement au récit de ma vie.Nous allâmes donc à Moscou… Mais il me vient une idée : est-ce bien la peine de raconter ma vie ? Non décidément… Ma vie nediffère en rien de la plupart des autres vies. La maison paternelle, l’université, le service dans les grades inférieurs, la retraite, un petitcercle de connaissances, une pauvreté honnête, des plaisirs modestes, des occupations paisibles, des désirs modérés, dites, degrâce, qui donc ignore tout cela ? Une autre raison pour ne pas conter ma vie, c’est que je n’écris que pour mon propre plaisir, et quesi mon passé n’offre rien de particulièrement gai ou de particulièrement triste, même à mes yeux, c’est qu’en effet il ne renferme rienqui soit digne d’attention. Mieux vaut essayer de m’expliquer mon caractère.Quelle espèce d’homme suis-je ?… On pourra me faire observer que personne ne me le demande non plus. J’en conviens ; mais jevais mourir, et il me semble que c’est un désir pardonnable que celui de vouloir apprendre avant la mort quelle sorte d’oiseau l’on a.étéAyant dûment pesé cette importante question, et n’ayant d’ailleurs nulle raison pour m’exprimer avec trop d’amertume sur mon proprecompte, comme le font les gens bien convaincus de leur mérite, je commence par convenir d’une chose : j’ai été l’homme, ou, si l’onveut, l’oiseau le plus superflu de ce monde. Je le prouverai demain, car aujourd’hui je tousse comme une vieille chèvre, et Térence,ma garde-malade, ne me laisse pas un instant de repos. « Couchez-vous, mon petit père, et prenez du thé », me dit-elle. Je sais bienqu’elle me presse ainsi parce qu’elle veut du thé elle-même. Eh bien ! soit. Pourquoi ne serait-il pas permis à la pauvre vieille femmede retirer tout le profit possible de son maître, tandis qu’il en est temps encore ?23 mars.L’hiver est revenu. La neige tombe à flocons… « Superflu… De trop… » C’est une excellente expression que j’ai trouvée là. Plus jepénètre dans les profondeurs de mon être, plus je regarde attentivement dans ma vie passée, et plus je suis convaincu de la sévèrejustesse de cette expression. Superflu !… c’est bien cela. Ce mot ne s’applique pas aux autres… Les hommes sont ou méchants, oubons, ou intelligents, ou stupides, ou agréables, ou désagréables ; mais superflus… non. C’est-à-dire, comprenez-moi bien, le mondepeut se passer de ces gens-là !… certainement ; mais la superfluité n’est pas leur signe distinctif, et, en parlant d’eux, ce n’est pas lemot « superflu » qui vous vient tout d’abord sur les lèvres. Quant à moi, … c’est tout ce qu’on peut dire : « superflu, ou êtresurnuméraire », voilà tout. Il est évident que la nature ne comptait pas sur mon apparition, aussi m’a-t-elle traité en visiteur importun etnon invité. Ce n’est pas en vain qu’un plaisant, grand amateur de cartes, a dit, à propos de moi, que ma mère a fait une remise,comme au boston, en me mettant au monde. À l’heure qu’il est, je parle de moi avec calme et sans aucun fiel… C’est une affairefinie ! Pendant tout le cours de mon existence, j’ai trouvé ma place prise, peut-être parce que je ne la cherchais pas là où elle devaitêtre. J’ai été susceptible, timide et irritable comme tous les malades. Il y avait de plus en moi, probablement à cause d’un amour-propre excessif ou par suite de l’organisation défectueuse de mon être moral, un obstacle incompréhensible et insurmontable entremes sentiments, mes idées et l’expression de ces sentiments et de ces idées. Lorsque je me décidais violemment à vaincre cetobstacle, à faire tomber cette barrière, toute ma personne prenait l’empreinte d’une tension pénible. Non seulement je paraissaisaffecté et guindé, je l’étais réellement ; je sentais cela, et me hâtais de rentrer en moi-même. Un trouble épouvantable s’élevait alorsdans mon for intérieur. Je m’analysais jusqu’à la dernière fibre, je me comparais aux autres, je me rappelais les moindres regards,les moindres sourires, les moindres paroles de ceux devant lesquels j’avais voulu briller ; je prenais tout dans le mauvais sens ; jeriais amèrement de ma prétention d’être « comme tout le monde, » et au milieu de mon rire je m’affaissais tout à coup, je tombaisdans un découragement inepte ; en un mot, je m’agitais sans relâche, comme l’écureuil dans sa roue. Je passais des journéesentières à ce travail infructueux et maussade. Et maintenant dites vous-même, dites, de grâce, à quoi un homme pareil peut êtreutile ! Pourquoi en est-il ainsi de moi ? Quel est le motif de ces sombres tracasseries intérieures ? Qui le sait ? qui me le dira ?Je me souviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. La route était bonne, et pourtant le postillon attela un cheval devolée de front avec les quatre autres. Misérable et parfaitement inutile, attaché n’importe comment à l’avant-train par une cordeépaisse et courte qui lui coupait sans pitié la cuisse, lui frottait la queue, le forçait à courir de la façon la plus grotesque, et donnait àtout son être l’aspect d’une virgule, ce misérable cheval excitait toujours ma plus profonde compassion. Je fis observer au postillonqu’il me semblait qu’on aurait pu se passer du cinquième cheval… Il secoua la tête, lui donna une dizaine de coups de fouet danstoute la longueur de son dos décharné, de son ventre bouffi, et marmotta avec une sorte d’ironie : « C’est vrai, il est de trop !… » Moiaussi, je suis de trop… Le relais heureusement n’est plus loin.Superflu !… J’ai promis de prouver la justesse de mon opinion, et je vais remplir ma promesse. Je ne crois pas nécessaire dem’arrêter à mille bagatelles, aux événements et incidents de chaque jour, quoiqu’ils puissent servir, aux yeux de tout homme réfléchi,de preuves incontestables en ma faveur, ou, pour mieux dire, en faveur de ma manière de me juger.Mieux vaut commencer de prime abord par le récit d’un fait assez important, après lequel il ne restera probablement plus le moindredoute au sujet de l’exactitude du mot « superflu. » Je n’ai pas, je le répète, l’intention d’entrer dans les détails ; mais je ne puis passersous silence une circonstance assez curieuse et remarquable, l’étrange conduite de mes amis avec moi, car j’avais aussi des amis.
Chaque fois que je me trouvais sur leur chemin ou que je m’approchais d’eux, ils semblaient mal à leur aise ; ils souriaient d’un aircontraint en venant à ma rencontre, fixaient leurs regards non sur mes yeux ou sur mes pieds, comme le font certaines gens, maisplutôt sur mes joues, me tendaient la main d’un air pressé, disaient d’un air pressé : « Ah ! bonjour, Tchoulkatourine ! » (le sort m’avaitaffublé de ce nom), ou bien : « Voilà Tchoulkatourine ! » et s’en allaient aussitôt. D’autres s’arrêtaient même quelquefois immobiles,comme s’ils cherchaient à se rappeler quelque chose. Je remarquais tout cela, car je ne manquais ni d’observation ni deperspicacité. En somme, je ne suis pas bête, il me vient même parfois à l’esprit des pensées assez amusantes et qui ont leuroriginalité ; mais, en ma qualité d’homme superflu et verrouillé à l’intérieur, j’évitais constamment d’exprimer ma pensée, d’autant plusque je savais d’avance que je la rendrais fort mal. Il me semblait même parfois fort étrange d’entendre les autres parler si simplementet si librement… Quelle hardiesse ! pensais-je involontairement. Pourtant il faut avouer que, malgré mon verrou, la langue medémangeait souvent ; mais ce n’est décidément que dans ma première jeunesse que j’arrivais à prononcer une parole : en avançantdans la vie, je parvenais presque toujours à me vaincre. Je me disais à part moi : « Il vaut mieux que nous nous taisions », et je mecalmais instantanément. Nous sommes tous habiles en silence, nous autres Russes !… Mais il ne s’agit pas de cela, et ce n’est pasà moi de critiquer les autres.Grâce à un concours de circonstances insignifiantes, mais importantes pour moi, il m’arriva, il y a quelques années, de passer sixmois dans la ville de district O… Cette ville était fort incommodément bâtie sur le flanc d’une montagne. Elle contenait environ huitcents habitants ; la pauvreté y était extrême, les maisons n’y ressemblaient à rien de connu. La rue principale était obstruée, par-cipar-là, d’immenses plaques de pierres calcaires brutes qui tenaient lieu de pavé, et forçaient même les telegas à un détour. Il y avaitune place principale, d’une malpropreté incroyable, au centre de laquelle s’élevait un petit bâtiment percé de trous sombres. Cestrous abritaient des gens à larges chapeaux qui faisaient semblant de se livrer au commerce. Là aussi figurait une haute perchebigarrée près de laquelle on avait placé par ordre, sur l’invitation des autorités, une charrette de foin jaunâtre, autour de laquelle rôdaitune poule appartenant au gouvernement. Pour tout dire, on vivait misérablement dans cette ville d’O… Dès les premiers jours de monséjour, j’y faillis devenir fou d’ennui. Je dois ajouter que, quoique je sois certainement un homme de trop, ce n’est pas que je l’aievoulu ainsi ; je suis malade moi-même, mais je déteste tout ce qui est malsain… Je n’ai pas fui le bonheur, j’ai même essayé del’atteindre en prenant à droite et à gauche… Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie la faculté de m’ennuyer comme tout autre mortel.C’étaient des affaires de service qui m’avaient amené dans la ville d’O…Térence a décidément juré de me faire mourir. Voici un échantillon de notre conversation :TÉRENCE. – Mon Dieu ! petit père, qu’écrivez-vous donc toujours là ? Cela ne vous vaut rien d’écrire ainsi.MOI. – Mais, Térence, je m’ennuie.ELLE. – Prenez une tasse de thé et couchez-vous. Dieu fera en sorte que vous transpiriez et que vous dormiez un peu.MOI. – Mais je n’ai pas envie de dormir.ELLE. – Ah ! petit père, pourquoi parler ainsi ? Que le Seigneur vous bénisse ! Couchez-vous, couchez-vous, c’est ce que vouspouvez faire de mieux.MOI. – Je mourrai de toute façon, Térence.ELLE. – Que Dieu vous bénisse, vous dis-je ! Eh bien ! faut-il vous donner du thé ?MOI. – Je n’ai plus une semaine à vivre, Térence.ELLE. – Hi ! hi ! petit père, que chantez-vous là ?… Je vais préparer le samovar…Ô créature décrépite, jaune et édentée, se peut-il que je ne sois pas un homme, même pour toi ?setoN1. Charrette à quatre roues non suspendue.Journal d’un homme de trop : 2Chapitre II24 mars. – Gelée aiguë.Le jour même de mon arrivée dans la ville d’O…, les affaires de service dont j’ai parlé plus haut me forcèrent de me rendre chez uncertain Ojoguine Cyril Matvéitch, un des plus importants employés du district, dont je ne fis la connaissance ou plutôt dont je ne merapprochai qu’au bout de deux semaines. Sa maison était située dans la principale rue et se distinguait de toutes les autres par untoit coloré et les deux lions qui gardaient la porte. Ces lions étaient de l’espèce de ceux qu’on voit aux portes cochères à Moscou, et
qui ressemblent eux-mêmes à des chiens fantastiques. Ces lions seuls suffisaient à prouver l’opulence d’Ojoguine, et il avait en effetquatre cents âmes, recevait la meilleure société d’O… et passait pour être hospitalier. Le préfet de la ville, homme d’une obésité peucommune et qui semblait avoir été taillé dans un ballot avarié, se rendait chez lui dans un large drochki à deux chevaux. Il recevaitaussi les autres employés : le procureur, créature bilieuse et méchante ; l’arpenteur, grand diseur de bons mots, d’origine allemandeet à figure tartare ; l’officier des ponts et chaussées, âme tendre, bon chanteur, mais mauvaise langue ; l’ex-chef du district, individu àcheveux teints, à chemise fripée et à pantalon étroit. Celui-ci était doué de cette expression grandiose de physionomie particulièreaux gens qu’un jugement a convaincus de péculat. On trouvait encore chez Ojoguine deux propriétaires, amis inséparables, tous lesdeux vieux et cassés, dont le plus jeune cherchait constamment à humilier l’autre en lui fermant la bouche à tout propos avec ce seulet même reproche : « Allons, Serge Serguéitch, finissez donc ! Où voulez-vous en venir, vous qui écrivez bouchon avec un p ? Oui,messieurs, continuait-il en s’adressant avec indignation à ceux qui l’écoutaient, Serge Serguéitch n’écrit pas bouchon, maispouchon. » Et tous les assistants de rire, quoique aucun d’eux probablement ne fût très compétent en fait d’orthographe, tandis que lemalheureux Serge Serguéitch se taisait, baissait la tête et souriait d’un air résigné… Mais j’oublie que mes jours sont comptés, etque je me lance dans une description trop détaillée. Ainsi donc, sans plus longs détours, Ojoguine était marié ; il avait une fillenommée Élisabeth Cyrillovna, et je m’épris de cette jeune fille.Ojoguine n’était ni bon ni mauvais, c’était un homme comme on en voit tant ; sa femme, … j’oserais la nommer une vieille volaille ;mais la fille ne tenait nullement de ses parents. Elle était jolie de figure, d’un caractère enjoué et modeste ; ses yeux gris regardaientavec bonté et candeur sous des sourcils constamment relevés comme ceux des enfants ; elle souriait presque toujours et riait fortsouvent. Sa voix fraîche avait un timbre agréable, ses mouvements étaient libres et rapides ; elle rougissait facilement etjoyeusement. Ses toilettes n’étaient pas toujours de bon goût ; il n’y avait guère que les robes simples qui lui allassent bien. J’étais engénéral peu prompt à faire connaissance ; je n’avais surtout aucune habitude du commerce des femmes, et quand il m’arrivait de metrouver en leur présence, je me mettais à froncer le sourcil et à prendre un air farouche, ou bien je bégayais niaisement et tournaisavec embarras ma langue dans ma bouche. Ce fut le contraire qui eut lieu avec Élisabeth Cyrillovna ; je me sentis à mon aise dès lapremière fois. Voici comment la chose m’arriva. J’allai un jour chez Ojoguine avant l’heure du dîner, et demandai s’il était chez lui. « Ily est, me répondit-on : mais il s’habille. Veuillez passer dans le salon. » J’y entrai en regardant autour de moi ; j’aperçus près de lafenêtre une jeune fille en robe blanche qui me tournait le dos. Elle tenait une cage dans ses mains. Je me sentis troublé comme àl’ordinaire ; je me remis cependant et toussai pour avoir une contenance. La jeune fille se retourna si vivement que ses boucles decheveux lui frappèrent le visage ; elle m’aperçut, s’inclina et me montra en souriant une petite boîte à moitié remplie de graines dechènevis. « Vous permettez ? » me dit-elle. Moi, tout naturellement et comme cela se fait en pareille occurrence, j’inclinai d’abord latête, puis je souris, levai la main en l’air et l’agitai deux fois avec grâce. La jeune fille se détourna aussitôt, enleva la petite planchettede la cage, se mit à la gratter fortement avec un couteau, et sans changer de place elle prononça les paroles suivantes : « C’est lebouvreuil de papa… Aimez-vous les bouvreuils ? – Je préfère les serins, répondis-je non sans un certain effort. – Ah ! moi aussi,j’aime les serins, mais regardez donc comme il est gentil ! Voyez, il n’a pas peur. » J’étais surpris de n’avoir pas peur moi-même.« Approchez-vous ; il s’appelle Popka. » Je m’approchai et me penchai sur la cage. « Il est gentil, n’est-ce pas ? » Elle se tourna versmoi ; nous étions si près l’un de l’autre qu’elle fut obligée de renverser un peu la tête pour me regarder avec ses yeux brillants. Je lacontemplai : tout son jeune visage vermeil s’illumina d’un sourire si affectueux que je souris à mon tour et faillis même rire de plaisir.La porte s’ouvrit, M. Ojoguine entra. Je me mis aussitôt à causer très librement avec lui, et je ne sais comment cela se fit, je restai àdîner et passai toute la soirée chez eux. Le lendemain le laquais d’Ojoguine, pauvre diable efflanqué et presque aveugle, me souriaitdéjà comme à un ami de la maison en me débarrassant de mon manteau.Trouver un refuge, se faire un nid même temporaire, connaître le charme tranquille des habitudes et des rapports journaliers, c’était unbonheur que moi, homme de trop et sans souvenirs de famille, je n’avais jamais éprouvé jusqu’alors. S’il était possible que quelquechose en moi pût faire songer à une fleur, et si cette comparaison n’était déjà si usée, je pourrais me résoudre à dire que de ce jourmon âme s’épanouit. Un changement instantané sembla se faire en moi et autour de moi : toute ma vie fut illuminée par l’amour, oui,ma vie entière, jusqu’aux moindres détails, ainsi qu’une chambre sombre et abandonnée dans laquelle aurait subitement pénétré lalumière. Je me levais et je me couchais, je déjeunais, je fumais ma pipe autrement que par le passé. Je sautillais même en marchant,oui, vraiment, je sautillais, comme s’il m’était tout à coup poussé des ailes aux épaules. Je me rappelle que je n’eus pas un seulinstant de doute au sujet du sentiment que m’inspira Élisabeth Cyrillovna. Je fus passionnément amoureux d’elle dès le premier jour,et je sus dès le premier jour que j’étais amoureux d’elle. Pendant trois semaines, je ne cessai de la voir. Ces trois semaines furent letemps le plus heureux de ma vie ; mais c’est un souvenir qui me pèse. Je ne puis penser à ces trois semaines sans songerinvolontairement à ce qui arriva ensuite, et sans qu’une amertume empoisonnée ne pénètre ce cœur qui allait s’attendrir.Lorsqu’un homme heureux est complètement sain d’esprit et de cœur, on sait que son cerveau travaille peu. Un sentiment calme etserein, le sentiment de la satisfaction, s’empare de tout son être ; il en est envahi, la conscience de sa personnalité lui échappe. « Ilnage dans la béatitude », disent les mauvais poètes ; mais lorsque ce « charme » s’évanouit enfin, l’homme éprouve quelquefois uncertain dépit, presque un regret de s’être si peu observé au milieu de son bonheur, de n’avoir point appelé la réflexion et le souvenir àson aide pour prolonger et doubler ses jouissances, comme si « dans la béatitude » l’homme pouvait trouver qu’il valût la peine deréfléchir sur ses sentiments ! L’homme heureux est comme une mouche au soleil. Aussi m’est-il presque impossible, lorsque je merappelle ces trois semaines, de retenir dans mon esprit une impression exacte et définie. Cela me réussit d’autant moins qu’il ne sepassa rien de particulièrement remarquable entre nous pendant tout ce temps… Ces vingt jours m’apparaissent comme quelquechose de chaud, de jeune et de parfumé, comme un rayon lumineux dans ma vie mate et décolorée. Ma mémoire ne devient tout àcoup inexorablement précise et sûre qu’à compter du moment où, pour employer encore les expressions de ces mêmes mauvaispoètes, « les coups du sort s’abattirent sur moi. »Et pourtant ces trois semaines ont laissé en moi quelque empreinte. Lorsqu’il m’arrive parfois de réfléchir longuement sur cetteépoque, certains souvenirs se dégagent soudain des ténèbres du passé, pareils aux étoiles que le regard fixement tendu découvreinopinément au milieu du ciel nocturne. J’ai conservé surtout le souvenir d’une promenade à travers le bois qui se trouve derrière laville d’O… Nous étions quatre : la vieille Ojoguine, Lise, moi et un certain Besmionkof, dont j’aurai encore à parler, employé inférieurdomicilié à O…, petit homme blondasse, paisible et bon. M. Ojoguine était resté chez lui. Il s’était donné une migraine à force dedormir. La journée était magnifique, chaude et pure. Les Russes ne sont pas en général grands amateurs de jardins de plaisance oude promenades publiques. Quelle qu’en soit la raison, on rencontre rarement âme qui vive dans ces soi-disant jardins publics ; unevieille femme vient de temps en temps s’asseoir en gémissant sur un banc de gazon bien rôti au soleil, près duquel s’élève un chétif
arbuste. Si pourtant il se trouve aux environs de la ville un maigre petit bois de bouleaux, les marchands et quelquefois les employésaiment à s’y transporter les dimanches et les jours de fête ; ils emportent avec eux des samovars, des gâteaux et des melons d’eau,et, après avoir étalé toutes ces friandises sur l’herbe poussiéreuse qui borde la grande route, ils s’assoient tout à l’entour, boivent etmangent jusqu’au soir à la sueur de leurs fronts. Il existait justement un petit bois semblable à deux verstes de la ville d’O… Nous yallâmes un peu après le dîner. Besmionkof offrit son bras à la vieille Ojoguine, je donnai le mien à Lise. Le jour était déjà sur sondéclin. C’était le temps de la première ferveur de mon amour (nous nous connaissions à peine depuis quinze jours). Je me trouvaisdans cet état d’adoration passionnée et attentive où toute notre âme suit innocemment et involontairement les moindres mouvementsde l’être aimé, où nous ne pouvons nous rassasier de sa présence, ni assez entendre sa voix, où nous regardons autour de nous etsourions comme un enfant en convalescence, où tout homme quelque peu expérimenté doit reconnaître à cent pas et à première vuece qui se passe en nous. Il ne m’était pas arrivé jusqu’à ce jour de donner le bras à Lise. Nous marchions côte à côte, foulantdoucement l’herbe verte. Une légère petite brise voltigeait autour de nous à travers les troncs blanchâtres des bouleaux, et me jetaitparfois le ruban du chapeau de Lise au visage. Je suivais obstinément son regard jusqu’au moment où elle se tournait enfin gaiementvers moi, et nous nous mettions à nous sourire l’un à l’autre. Les oiseaux semblaient nous gazouiller leur approbation, le ciel bleunous contemplait avec tendresse à travers le feuillage menu et transparent. L’excès du bonheur me donnait le vertige. Je me hâte defaire observer que Lise n’était aucunement éprise de moi. Je lui plaisais, elle n’était pas sauvage de nature ; mais ce n’est pas à moiqu’il était donné de troubler sa placidité enfantine. Elle se suspendait à mon bras comme à celui d’un frère. Elle venait d’entrer danssa dix-septième année… Et cependant ce soir-là même commença devant moi cette douce fermentation intérieure qui précède latransformation de la jeune fille en femme… Je fus témoin de cette transfiguration, de cette incertitude innocente, de cette méditationinquiète ; je fus le premier à remarquer cette subite mollesse du regard, cette inégalité dans les sons de la voix, et, ô pauvre niais !homme de trop sur la terre ! je n’eus pas honte de supposer pendant toute une semaine que j’étais, moi, la cause de ce changement !Il y avait longtemps que nous nous promenions ; le soir était venu, nous nous parlions peu. Je me taisais, comme le font tous lesamoureux qui ont peu d’expérience, et elle faisait de même, probablement parce qu’elle n’avait rien à me dire ; mais elle paraissaitabsorbée par une pensée secrète, et secouait la tête d’une façon toute particulière en mordillant d’un air rêveur une feuille qu’ellevenait de cueillir. Elle se mettait par moments à marcher en avant d’une manière résolue, puis s’arrêtait tout à coup, m’attendait etregardait autour d’elle en souriant d’un air distrait. La veille, nous avions lu ensemble le Prisonnier du Caucase1. Avec quelle aviditéelle m’avait écouté, tout en tenant son visage dans ses deux mains et sa poitrine appuyée contre la table ! Je me mis à lui parler decette lecture ; elle rougit, me demanda si avant de partir j’avais donné de la graine de chènevis à son bouvreuil, entonna à haute voixune romance et retomba subitement dans le silence. Le bois s’adossait d’un côté à un escarpement roide et élevé ; une petite rivièresinueuse coulait au-dessous, et au delà de la rivière s’étendait une vaste prairie qui tantôt ondulait légèrement, et tantôt devenait uniecomme une nappe ; des ravins l’entrecoupaient çà et là. Nous étions arrivés les premiers, Lise et moi, sur la lisière du bois ;Besmionkof était resté en arrière avec la vieille Ojoguine. Nous sortîmes du fourré, nous nous arrêtâmes, et tous les deux nous fûmesforcés de cligner des yeux : juste en face de nous, le soleil se couchait, sanglant et superbe au milieu d’un nuage incandescent. Unemoitié du ciel était embrasée ; des rayons empourprés tombaient obliquement sur les prairies, jetaient un reflet vermeil jusque sur lapartie des ravins déjà couverte d’ombre, s’étendaient en jets de plomb fondu sur la petite rivière aux endroits où elle ne se cachaitpas sous les arbrisseaux penchés sur ses rives, et allaient donner d’aplomb sur le flanc de l’escarpement et sur le rideau serré dubois. Nous restions immobiles, enveloppés d’une lueur ardente. Je ne suis pas en état de rendre toute la solennité passionnée de cetableau. On dit que pour un aveugle la couleur rouge correspond au son des trompettes. Je ne saurais dire à quel point lacomparaison est exacte ; mais il y avait réellement quelque chose d’impérieusement éclatant, comme un appel suprême, dans cetorrent d’or flamboyant, dans ce vaste embrasement du ciel et de la terre. Je jetai un cri d’enthousiasme et me tournai aussitôt versLise. Elle tenait les yeux fixés droit sur le soleil. Je me rappelle qu’il se reflétait dans ses yeux en petits points lumineux. Elle étaittouchée et profondément émue. Elle ne répondit pas à mon exclamation, mais resta longtemps immobile, la tête baissée… Je luitendis la main ; elle se détourna et se mit tout à coup à pleurer. Je la regardais avec une incertitude secrète et presque joyeuse… Lavoix de Besmionkof retentit à deux pas de nous. Lise essuya rapidement ses larmes et me regarda avec un sourire indécis. MmeOjoguine sortit du bois appuyée sur son cavalier. Ils s’arrêtèrent à leur tour pour admirer ce magnifique tableau. La vieille dame fit unequestion à sa fille, et je me rappelle mon tressaillement involontaire quand la voix de Lise résonna avec une vibration cristalline enrépondant à sa mère. Le soleil s’était couché pendant ce temps, et l’incendie du soir commençait à s’éteindre. Nous retournâmes surnos pas. Je repris le bras de Lise. Il faisait encore assez clair dans le bois, et je pouvais distinguer ses traits. La rougeur qui s’étaitrépandue sur tout son visage n’avait pas encore disparu : elle semblait être encore enveloppée des rayons du soleil couchant. Sonbras effleurait à peine le mien. Je fus longtemps avant d’oser parler, tant mon cœur battait fortement. Une voiture apparut dans lelointain à travers les arbres : c’était le cocher qui venait à notre rencontre, au pas, sur la route sourde et sablonneuse.– Élisabeth Cyrillovna, dis-je enfin, pourquoi donc pleuriez-vous ?– Je ne sais, répondit-elle après un instant de silence.Elle fixa sur moi ses yeux encore humides de larmes. Son regard me parut transformé.– Je vois que vous aimez la nature ? repris-je. Ce n’était pas là du tout ce que j’avais voulu dire, et j’eus de la peine à balbutier la finde cette phrase. Elle secoua la tête. Je n’étais plus en état de prononcer une syllabe… J’attendais je ne sais quoi ;… était-ce unaveu ? Allons donc ! J’attendais un regard confiant, une question… Mais Lise tenait les yeux baissés et se taisait. Je répétai encore àdemi-voix : « Pourquoi ? » et restai sans réponse. Je voyais qu’elle était gênée et presque honteuse.Un quart d’heure après, nous étions assis tous les quatre dans la voiture et nous nous approchions de la ville. Les chevaux couraientd’un trot régulier ; nous roulions rapidement à travers l’air frais et obscur. Je me mis à causer, m’adressant toujours soit àBesmionkof, soit à Mme Ojoguine. J’évitais de tourner les yeux vers Lise, mais je pouvais remarquer qu’enfoncée dans un coin de lavoiture, ses regards erraient çà et là, et ils s’arrêtèrent plus d’une fois sur moi. Arrivée à la maison, elle reprit son empire sur elle-même ; mais elle ne voulut cependant continuer notre lecture, et elle alla se coucher de bonne heure. La crise, cette crise dont j’aiparlé, venait de s’accomplir en elle. Elle avait cessé d’être une enfant, elle aussi commençait à attendre… comme moi. Elle n’attenditpas longtemps.
Je rentrai ce soir-là avec un enchantement dans le cœur. Quelque chose de vague qui avait germé en moi comme un pressentiment,comme un soupçon, s’évanouit soudain. Je mis sur le compte de la pudeur virginale et de la timidité cette subite contrainte quej’avais remarquée dans la manière d’être de Lise vis-à-vis de moi… N’avais-je pas lu mille fois, et dans beaucoup d’ouvrages, que lapremière apparition de l’amour trouble et effraie une jeune fille ? Je me sentais excessivement heureux et me livrais déjà à toute sortede projets.Si quelqu’un m’avait alors dit à l’oreille : « Tu fais fausse route, l’ami ; ce n’est pas là ce qui t’attend, frère. Ce qui t’attend, c’est lamort dans l’isolement, sous le toit d’une vilaine maison délabrée, au bruit des gronderies insupportables d’une vieille mégère quiguette impatiemment ta dernière heure afin de vendre tes vieilles bottes !… » Oui, je me sens malgré moi porté à répéter avec ungrand philosophe russe : « Comment savoir ce qu’on ne sait pas ? » À demain.25 mars. – Neigeuse journée d’hiver.Je viens de relire ce que j’ai écrit hier, et j’ai été au moment de tout déchirer. Il me semble que je raconte avec trop de sensiblerie etque j’entre dans trop de détails. Pourquoi, du reste, ne me passerais-je pas cette fantaisie, puisque les autres souvenirs de cetteépoque ne peuvent m’offrir que cette jouissance d’espèce particulière que Lermontof a en vue lorsqu’il dit qu’on trouve à la fois de lasouffrance et de la joie à irriter les cicatrices d’une ancienne blessure ? Mais il faut enfin savoir s’arrêter. Voilà pourquoi je continuesans aucune sensiblerie.Pendant la semaine qui suivit notre promenade, ma situation ne s’améliora pas le moins du monde, et pourtant la transformation deLise devenait plus frappante de jour en jour. Je le répète, Je m’étais expliqué ce changement de la manière la plus flatteuse pourmoi… Le malheur des gens solitaires et timides, – timides par amour-propre, – consiste en ce que tout en ayant des yeux, en lesécarquillant même, ils voient tout sous un aspect faux, comme s’ils regardaient à travers des lunettes de couleur. Leurs proprespensées et leurs propres observations les troublent à chaque pas. Aux premiers jours de notre liaison, Lise était libre et confianteavec moi comme un enfant, il est même possible qu’il y eût dans cette manière d’être quelque inclination naïve… Mais lorsques’accomplit cette crise étrange et presque instantanée, elle se sentit, après une courte incertitude, gênée en ma présence ; elle mefuyait involontairement et se montrait en même temps triste et rêveuse… Elle attendait… Qu’attendait-elle ? Elle n’en savait rien elle-même, … et moi, … moi, j’étais heureux de ce changement… Je suis prêt à convenir d’ailleurs que tout autre aurait pu s’y tromper àma place, car qui donc est sans amour-propre ? Il est inutile de dire que tout cela ne devint clair pour moi que dans les dernierstemps, lorsque je fus enfin obligé de replier mes ailes froissées, ces ailes qui ne m’auraient jamais porté ni haut ni loin.Ce malentendu entre Lise et moi dura toute une semaine, et il n’y a là rien d’étonnant : il m’est arrivé d’être témoin de malentendusqui ont duré des années. Quel est celui qui ose dire que la vérité seule est réelle ? Le mensonge est tout aussi vivace que la vérité ;peut-être l’est-il plus encore. Je me souviens en effet que pendant cette semaine même mon ver rongeur, le doute, se remua plusd’une fois dans mon cœur… Mais les hommes solitaires de notre espèce ne sont pas plus en état de comprendre ce qui se passe eneux que ce qui s’accomplit sous leurs yeux. Et l’amour serait-il par hasard un sentiment naturel ? Est-il dans la nature de l’hommed’aimer ? L’amour est une maladie, et les maladies ne sont soumises à aucune règle. J’admets que mon cœur se soit parfois serréd’une manière désagréable ; mais c’est que tout était sens dessus dessous en moi. Comment donc reconnaître ce qui est vrai oufaux, et quelle raison, quelle signification donner à chaque sensation séparée ? Quoi qu’il en soit, tous ces malentendus, tous cespressentiments et toutes ces espérances furent bientôt dissipés.Un jour, – c’était le matin, il pouvait être midi, – je venais d’entrer dans l’antichambre d’Ojoguine, lorsque j’entendis une voix inconnueet sonore qui retentissait dans le salon. La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut, en compagnie du maître de la maison, un jeunehomme d’environ vingt-cinq ans, grand et bien fait ; il s’enveloppa rapidement dans un manteau militaire qu’il avait laissé sur un banc,prit affectueusement congé de Cyril Matvéitch, passa devant moi en portant négligemment la main à sa casquette, et disparut enfaisant résonner ses éperons.– Qui est-ce donc ? demandai-je à Ojoguine.– C’est le prince N…, me répondit-il avec une figure soucieuse. Il a été envoyé de Pétersbourg pour inspecter des recrues. Que sontdevenus mes gens ? continua-t-il avec dépit. Un aide de camp de l’empereur, il n’y avait personne pour lui mettre son manteau !Nous entrâmes dans la salle.– Est-il arrivé depuis longtemps ? demandai-je.– Depuis hier au soir. Je lui ai offert une chambre qu’il a refusée. Il a d’ailleurs l’air d’un aimable garçon.– Est-il resté longtemps chez vous ?– Une heure. Il m’a demandé de le présenter à Olympie Nikitichna.– Et vous l’avez fait ?– Naturellement.– Et à Lise Cyrillovna ?…– Cela s’entend. Ils ont fait connaissance.– Ne savez-vous pas pour combien de temps il est venu ?– Oui, pour une quinzaine de jours à peu près. Là-dessus Cyril Matvéitch courut s’habiller. Je ne me rappelle pas que l’arrivée duprince ait éveillé alors la moindre appréhension en moi, si ce n’est ce sentiment de malveillance qui s’empare ordinairement de nous
lorsqu’un nouveau visage s’introduit dans notre cercle d’intimes. Peut-être se mêlait-il encore à ce sentiment un je ne sais quoi quiressemblait à la jalousie qu’inspire tout brillant officier de Pétersbourg à un timide et obscur habitant de la province. « Ce prince, medisais-je, est un des beaux de la capitale ; il va nous regarder du haut de sa grandeur… » Je ne l’avais guère vu plus d’une minute,mais j’avais déjà remarqué qu’il était joli garçon, adroit et bien tourné. Après avoir fait quelques tours dans la salle, je m’étais enfinarrêté devant un miroir ; je tirai un petit peigne de ma poche pour donner à ma chevelure un air de négligence pittoresque, et, commecela arrive parfois, je m’étais subitement plongé dans la contemplation de mon propre visage. Je me souviens que mon attentions’était péniblement concentrée sur mon nez, dont les contours mous et incertains ne me plaisaient guère, lorsque je vis tout à coupune porte s’ouvrir dans la profondeur de la glace penchée, qui reflétait presque toute la chambre, et se montrer la svelte figure deLise. Je ne sais pourquoi je restai immobile. Lise avança la tête, me regarda attentivement, se mordit les lèvres, et, en retenant sonhaleine comme quelqu’un qui se flatte de n’avoir pas été aperçu, elle recula avec précaution et tira doucement la porte sur elle. Lesgonds firent un léger bruit… Je ne bougeai pas. Elle tira le bouton de la porte et disparut. Il n’y avait plus aucun doute possible.L’expression du visage de Lise, cette expression dans laquelle on ne lisait que le désir d’échapper à une rencontre désagréable, lapassagère lueur de plaisir que j’avais eu le temps de saisir dans son regard quand elle crut avoir réellement réussi à disparaître sansêtre remarquée, tout me disait assez clairement : cette jeune fille n’a pas le moindre amour pour vous. Je restai longtemps, bienlongtemps, sans avoir la force de détacher mon regard de la porte immobile et muette qui avait reparu comme une tache blanchedans le fond du miroir. Je voulus sourire à ma propre image, mais ma mine allongée ne s’y prêta point. Je baissai la tête, m’enretournai à la maison et me jetai sur mon divan. J’avais un poids si affreux sur le cœur que je ne pus pleurer.– Est-ce possible ? me répétais-je sans cesse, couché sur le dos comme un mort et les bras croisés sur ma poitrine ; est-cepossible ?… Que pensez-vous de mon « est-ce possible ? »26 mars. – Dégel.Lorsque j’entrai le lendemain, après de longues hésitations et en tremblant, dans le salon des Ojoguine, je n’étais déjà plus le mêmehomme que celui qu’ils connaissaient depuis trois semaines. Toutes les anciennes manies dont j’avais commencé à me déshabituersous l’influence d’un sentiment nouveau reparurent soudain, et reprirent possession de moi comme un maître de maison qui rentrechez lui. Et ce n’est pas étonnant : les êtres de mon espèce tiennent moins de compte des faits positifs que des impressionspersonnelles. Pas plus tard que la veille, j’avais encore rêvé aux « enthousiasmes de l’amour réciproque », et le lendemain déjà je nedoutais pas le moins du monde de mon « infortune », et me considérais comme au comble du désespoir, quoique je n’eusse pas étéen état de trouver le plus petit prétexte raisonnable à ma douleur. Je ne pouvais pas être jaloux du prince, car, quels que fussent sesmérites, son apparition seule ne suffisait pas pour détruire d’un coup toutes les bonnes dispositions de Lise à mon égard…Cependant ces dispositions existaient-elles réellement ? Je me rappelais le passé. – Et la promenade au bois ? me disais-je. Maisl’expression de son visage dans le miroir ?… Eh bien ! continuais-je, il semblerait néanmoins que la promenade au bois… MonDieu ! quel être insipide je fais ! m’écriai-je enfin à haute voix. C’est ainsi que des pensées inachevées et à demi expriméesrenaissaient mille fois en tourbillon informe pour bourdonner dans mon cerveau. À mon retour chez les Ojoguine, j’étais redevenu, je lerépète, le même homme susceptible, soupçonneux et guindé que j’avais été dès l’enfance.Toute la famille était réunie au salon. Besmionkof aussi était assis dans un coin. Tout le monde paraissait de bonne humeur. Ojoguinesurtout était rayonnant ; il m’apprit dès la première parole que la veille le prince N… avait passé la soirée chez eux. Lise m’accueillitpoliment. « Eh bien ! me dis-je, je comprends maintenant pourquoi vous êtes tous de bonne humeur. » J’avoue que la seconde visitedu prince me surprenait. Je ne m’y étais pas attendu. Les gens qui me ressemblent s’attendent à tout au monde, excepté à ce quidoit arriver dans l’ordre naturel des choses. Je me mis à bouder et à prendre l’air d’un homme offensé, mais généreux. Je voulaispunir Lise en lui témoignant mon déplaisir, ce qui prouve du reste que je n’avais pas encore perdu tout espoir. On dit qu’il peut êtrequelquefois utile de tourmenter l’être adoré, quand on est véritablement aimé soi-même ; mais c’était une sottise inouïe dans maposition. Lise ne faisait nulle attention à moi. Seule la vieille Ojoguine fut frappée de mon silence solennel, et s’informa de ma santéd’un air inquiet. Je lui répondis naturellement, mais avec un sourire amer, qu’elle était, Dieu merci ! parfaitement bonne.Ojoguine continuait à s’étendre en mille détails au sujet de son hôte ; mais, voyant que je lui répondais de mauvaise grâce, ils’adressa à Besmionkof, qui l’écoutait avec la plus grande attention, lorsqu’un domestique entra pour annoncer le prince N… Lemaître de la maison se leva précipitamment pour aller à sa rencontre. Lise, sur laquelle j’avais aussitôt fixé un regard d’aigle, rougitde plaisir et fit un mouvement sur sa chaise. Le prince entra parfumé, gai, caressant…Comme je ne compose pas mon récit pour le soumettre à un lecteur bienveillant, mais que j’écris simplement pour mon propre plaisir,je puis me dispenser d’avoir recours aux manèges ordinaires de messieurs les romanciers, et dire tout de suite, sans de plus longsdétours, que du premier jour Lise s’était éprise du prince, et que le prince était devenu amoureux d’elle, en partie par oisiveté, enpartie par l’habitude qu’il avait de tourner la tête aux femmes, mais aussi parce que Lise était vraiment une créature charmante. Leprince ne s’était pas attendu probablement à trouver un pareil joyau dans une aussi vilaine coquille (je parle de l’horrible ville d’O…),et jusqu’alors Lise n’avait pas même vu en songe un être semblable à ce gentilhomme brillant et spirituel.Après les premiers compliments d’usage, Ojoguine me présenta au prince, qui se montra fort poli. Il était en général très affable pourtout le monde, et, malgré la distance incommensurable qui existait entre lui et notre obscure société de province, il avait nonseulement l’art de ne gêner personne, mais encore celui de paraître se croire des nôtres et de n’habiter Pétersbourg que par hasard.Ce premier soir… oh ! ce premier soir !… Aux jours heureux de notre enfance, nos professeurs nous racontent et nous citent commeexemple le trait d’héroïque patience de ce jeune Lacédémonien, qui ayant dérobé un renard et l’ayant caché sous sa chlamyde, selaissa ronger les entrailles sans jeter un seul cri, préférant ainsi la mort à l’opprobre… Je ne puis trouver de meilleure comparaisonpour exprimer mes cruelles souffrances pendant cette soirée où je vis pour la première fois le prince à côté de Lise. Mon sourirecontinuellement forcé, ma surveillance pleine d’anxiété, mon silence stupide, mon désir constant et inutile de m’éloigner, étaient sansdoute des choses assez remarquables dans leur genre. Ce n’était pas un renard seul qui me dévorait les entrailles : la jalousie,l’envie, le sentiment de ma nullité, une méchanceté impuissante, me déchiraient tour à tour. Je ne pouvais m’empêcher de reconnaîtreque le prince était réellement fort aimable… Je le dévorais des yeux, et je crois même que j’oubliai mon clignement habituel en leregardant. Il ne s’entretenait pas uniquement avec Lise, mais tout ce qu’il disait s’adressait à elle seule. Je devais certes l’ennuyer
affreusement… Je suppose qu’il devina bientôt qu’il avait affaire à un amoureux éconduit, et que ce fut par compassion sans doute etaussi par une profonde conviction de ma parfaite innocuité qu’il se montra si affable avec moi. Vous pouvez vous imaginer combienje me sentais blessé !Je… – ne vous moquez pas de moi, qui que vous soyez, sous les yeux duquel seront tombées ces lignes, d’autant plus que ce furentlà mes derniers rêves, – je me figurai tout à coup, au milieu de mes angoisses, que Lise voulait me punir pour la froideurprésomptueuse que j’avais montrée au commencement de ma visite, qu’elle était irritée contre moi, et que le dépit seul la portait àfaire la coquette avec le prince. Je saisis un moment favorable pour m’approcher d’elle, et je balbutiai avec un sourire à la fois soumiset tendre : « Assez ; pardonnez-moi… Du reste, ce n’est pas que je craigne… » Et, sans attendre sa réponse, je donnai tout à coup àmon visage une expression vive et dégagée qui ne lui était nullement habituelle, puis je levai la main au-dessus de ma tête dans ladirection du plafond (il me souvient que je croyais arranger ma cravate), et me disposai même à pirouetter sur un pied, comme si jevoulais dire : « Tout est fini, me voilà de bonne humeur, soyons tous de bonne humeur… » J’abandonnai cependant l’idée de lapirouette, car je me sentais une certaine raideur peu naturelle dans les genoux qui aurait pu me faire choir sur le plancher… Lise neme comprenait décidément pas ; elle me regarda avec surprise, droit dans les yeux, sourit avec la précipitation d’une personne quidésire en finir vite, et retourna auprès du prince. J’avais beau être aveugle et sourd ; il n’y avait pas moyen de croire qu’elle était lemoins du monde irritée ou dépitée contre moi dans ce moment ; elle ne songeait pas même à moi. Le coup était décisif : mesdernières espérances s’écroulèrent avec fracas, comme un bloc de glace exposé au soleil, qui se brise soudain en menus fragments.Je fus complètement désarçonné dès la première attaque et perdis tout en un jour, comme les Prussiens à Iéna. Non, elle ne m’envoulait point bien au contraire, hélas ! Je m’apercevais qu’elle était elle-même emportée comme par un flot. Pareille à un jeune arbredéjà à moitié arraché du rivage, elle se penchait sur le torrent avec avidité, prête à lui donner pour toujours et le premierépanouissement de son printemps et sa vie entière. Celui qui est condamné à être témoin d’un entraînement pareil peut se dire qu’ila passé par un instant très amer, s’il aime lui-même sans qu’on lui rende son amour. Je me rappellerai éternellement cette attentiondévorante, cette gaieté pleine de caresse, cet oubli de soi-même, ce regard encore enfant et déjà féminin, ce sourire heureux, et pourainsi dire à peine épanoui, qui ne quittait ni ses lèvres entr’ouvertes ni ses joues rougissantes… Tout ce que Lise avait vaguementpressenti au temps de notre promenade dans le bois s’accomplissait alors, et, s’abandonnant tout entière à l’amour, elle s’apaisait etdevenait plus sereine à la fois, comme un vin nouveau qui cesse de fermenter, parce que son heure est venue…J’avais eu la patience de passer cette soirée avec elle ; il en fut de même de toutes les soirées suivantes, – toutes, jusqu’à ladernière.Lise et le prince s’attachaient tous les jours davantage l’un à l’autre. Je ne pouvais plus conserver le moindre espoir… Mais j’avaisdécidément perdu le sentiment de ma propre dignité, et je n’avais plus la force de me dérober au spectacle de mon propre malheur.Je me rappelle que j’essayai un jour de ne pas aller chez les Ojoguine ; je m’étais donné dès le matin ma parole d’honneur de rester àla maison, mais, à huit heures du soir (j’y allais ordinairement à sept heures), je m’étais jeté comme un fou à bas de mon siège, pourprendre mon chapeau et courir tout essoufflé dans le salon de Cyril Matvéitch. Ma position était des plus sottes ; je me taisaisobstinément, je ne prononçais souvent pas un seul mot pendant des journées entières… J’ai déjà dit que je ne m’étais jamaisdistingué par mon éloquence, mais dans ce temps-là tout ce que j’avais dans l’esprit semblait s’envoler quand je me trouvais enprésence du prince. De plus je mettais, quand j’étais seul, ma pauvre cervelle tellement à la torture, en la forçant de réfléchir à fondsur tout ce que j’avais surpris ou observé la veille, qu’il me restait à peine assez de forces pour de nouvelles observations, quand jeretournais chez les Ojoguine. On me ménageait comme on ménage un malade ; je m’en apercevais. Chaque matin, je prenais unerésolution « nouvelle et définitive » que j’avais la plupart du temps péniblement couvée pendant une nuit sans sommeil. Tantôt je medisposais à avoir une explication avec Lise, à lui donner un conseil d’ami ; puis, s’il m’arrivait d’être seul avec elle, ma langue cessaitsoudain d’agir, comme frappée de paralysie, et nous en étions tous les deux réduits à appeler avec angoisse la présence d’un tiers.Tantôt je voulais fuir, pour la vie s’entend, et laisser à celle que j’aimais une lettre pleine de reproches ; cette lettre fut mêmecommencée, mais l’instinct de la justice n’était pas encore complètement éteint en moi : je compris que je n’avais aucun droit de fairedes reproches à qui que ce fût, et je jetai ma missive au feu. Tantôt je m’offrais généreusement en holocauste, je donnais mabénédiction à Lise, je lui souhaitais un amour heureux et j’adressais de mon coin un sourire affectueux à mon rival : mais nonseulement ces amoureux impitoyables ne me remercièrent pas de mon sacrifice, ils ne le remarquèrent même pas, ils ne sesouciaient évidemment ni de mes bénédictions ni de mes sourires… Le dépit me faisait alors tomber tout à coup dans unedisposition d’esprit complètement opposée : je me promettais de m’envelopper dans un manteau à l’espagnole pour aller égorgermon heureux rival dans une embuscade, et je me figurais avec une joie bestiale le désespoir de Lise ; mais premièrement la villed’O… ne possédait que peu de recoins commodes, et en second lieu une palissade de bois, de fumeux réverbères, une sentinelleendormie dans un vieille guérite… Non, décidément, dans de pareilles rues il est plus naturel de faire le commerce d’échaudés quede verser le sang de son prochain. Je dois confesser que, parmi les divers moyens de délivrance, – c’était une des expressions fortvagues que j’employais en conversant à part moi, j’avais compté celui de m’adresser à Ojoguine lui-même, … d’appeler l’attention dece gentilhomme sur la position dangereuse de sa fille, sur les suites déplorables de son imprudence ; je me décidai même à entamerun jour avec lui ce sujet délicat… Mes discours avaient quelque chose de si entortillé et de si ténébreux, qu’après m’avoir longtempsécouté en silence, il fit tout à coup un brusque mouvement, passa rapidement la paume de sa main sur son visage, de l’air d’unhomme qui veut s’empêcher de dormir, articula un grognement sourd, et passa de l’autre côté de la chambre. Inutile de dire que jem’étais persuadé que je n’agissais que d’après les vues les plus désintéressées en prenant cette résolution, que je croyais remplir ledevoir d’un ami de la maison ; mais j’ose affirmer que lors même que Cyril Matvéitch n’eût pas interrompu mes épanchements, jen’aurais pas eu le courage de terminer mon monologue. Je me mettais parfois à peser les mérites du prince avec la gravité d’unsage de l’antiquité ; parfois je cherchais une consolation dans l’espoir, et me disais que tout cela n’avait rien de sérieux, que Lisereviendrait à elle, que son amour n’était pas l’amour véritable… Je ne sais vraiment quelle est la pensée après laquelle je n’essayaipas de courir alors. J’avoue franchement qu’il y avait une solution, une seule, qui ne me vînt jamais en tête : je ne songeai pas uneseule fois à m’ôter la vie. Je ne saurais dire pourquoi cette pensée ne se présenta jamais à mon esprit… Peut-être pressentais-jedéjà qu’il ne me restait après tout que peu de temps à vivre.On comprend que ma position devenait de plus en plus embarrassée. La vieille Ojoguine elle-même, cette créature obtuse,commençait à me fuir et ne savait par quel bout me prendre. Besmionkof, toujours poli et serviable, m’évitait aussi ; il me semblaitque nous étions confrères, et que lui aussi aimait Lise. Seulement il ne relevait jamais mes allusions et ne causait pas volontiers avecmoi. Le prince lui témoignait beaucoup d’amitié, il l’estimait sans doute. Nous n’empêchions ni l’un ni l’autre le prince de poursuivre
ses projets sur Lise ; mais Besmionkof ne les fuyait pas comme moi, il n’avait pas l’air d’un loup ou d’une victime et se rapprochaitd’eux de bonne grâce quand ils le désiraient. Il faut dire qu’il ne montrait pas grande jovialité dans ces occasions, mais il y avaittoujours eu quelque chose de contenu dans sa gaieté.Deux semaines environ s’étaient écoulées de la sorte. Outre qu’il était beau et spirituel, le prince était musicien, chantait, dessinaitassez bien et contait à ravir. Les anecdotes qu’il tirait des sphères élevées du monde de Pétersbourg faisaient sur ses auditeurs uneimpression d’autant plus forte qu’il avait l’air de n’y attacher aucune importance. Le résultat de cette simple habileté du prince fut qu’ilcharma décidément toute la société d’O… pendant le court séjour qu’il fit dans cette ville. Il est très facile à un brillant homme dumonde d’ensorceler des provinciaux comme nous. Les fréquentes visites que le prince faisait aux Ojoguine (il y passait toutes sessoirées) excitaient naturellement la jalousie des autres propriétaires et employés ; mais le prince avait trop de savoir-vivre etd’intelligence pour négliger le moindre d’entre eux ; il allait chez les uns et les autres, adressait ne fût-ce qu’un seul mot aimable àtous les hommes et à toutes les femmes, se laissait offrir des mets bizarres et indigestes, buvait des vins frelatés à étiquettespompeuses, et se montrait, en un mot, convenable, prudent et adroit. Le caractère du prince était habituellement enjoué et sociable,aimable par penchant, et par calcul aussi quand il le jugeait à propos : comment n’aurait-il pas réussi complètement ?Depuis le jour de son arrivée, toute la maison des Ojoguine trouvait que le temps s’envolait avec une rapidité prodigieuse. Quoiquefeignant de ne rien remarquer, les vieux époux se frottaient probablement les mains en secret à l’idée de captiver un gendre pareil ; leprince lui-même menait les choses avec un calme parfait, lorsque tout à coup un événement inattendu…À demain encore !… Je suis fatigué aujourd’hui. Ces souvenirs m’irritent jusqu’au bord du tombeau. Térence a trouvé aujourd’hui quemon nez s’effilait du bout, et on dit que c’est un mauvais signe.setoN1. Poème de Pouchkine.Journal d’un homme de trop : 3Chapitre III27 mars. – Le dégel continue.Toutes choses se trouvaient dans la situation que j’ai décrite plus haut. Le prince et Lise s’aimaient ; les vieux Ojoguine attendaientune solution. Besmionkof aussi faisait acte de présence ; c’est tout ce qu’on pouvait dire de lui. Je me heurtais à tout comme unpoisson sous la glace et j’observais de tous mes yeux. C’était le temps où je m’étais donné la mission de veiller à ce que Lise ne selaissât pas prendre dans les pièges du séducteur : en effet, j’avais déjà commencé à fixer mon attention sur les femmes de service etsur le fatal escalier dérobé, ce qui ne m’empêchait pas de passer des nuits entières à me représenter la touchante générosité aveclaquelle je tendrais plus tard ma main à la victime délaissée en lui disant : « Il t’a trahie, le misérable ! mais je reste éternellement tonmeilleur ami… Oublions le passé et soyons heureux ! »Telles étaient mes réflexions lorsqu’une nouvelle joyeuse se répandit subitement par toute la ville d’O… Le bruit courut que lemaréchal du district donnait, en l’honneur du noble visiteur, un grand bal dans son château. Des invitations furent envoyées à toutesles notabilités et à toutes les puissances, à partir du préfet jusqu’à l’apothicaire, un Allemand par excellence qui avait de cruellesprétentions à parler purement le russe, et qui, tout en étant le plus pacifique des hommes, employait sans cesse et hors de propos lesexpressions les plus fortes et les plus exagérées… Les préparatifs de la fête furent terribles. Un parfumeur vendit seize pots depommade ornés de l’inscription : « à la jasmine », avec un e à la fin. Les demoiselles étaient plongées dans la confection de robesempesées qui leur prenaient la taille comme dans un étau et dont les pointes arrivaient sur le ventre ; les mères surchargeaient leurspropres têtes de certains monuments curieux qui devaient ressembler à des bonnets ; les pères affairés n’avaient plus, comme on dit,ni pieds ni pattes. Le jour désiré arriva enfin. J’étais au nombre des invités. Le château du maréchal était situé à neuf verstes de laville. Cyril Matvéitch m’offrit une place dans sa voiture, mais je la refusai, comme un de ces enfants en pénitence qui voudraient sevenger de leurs parents en se privant à table de leurs mets favoris. Je sentais aussi que ma présence gênerait Lise. Besmionkof meremplaça. Le prince alla dans sa calèche, moi dans un vilain drochki que j’avais loué fort cher pour cette occasion solennelle.Je ne vais pas décrire ce bal. Tout ce qui constitue un bal de province s’y trouvait : dans les tribunes, des musiciens avec destrompettes extraordinairement fausses, des propriétaires ébahis avec leurs familles aux costumes surannés, des glaces violettes, del’orgeat visqueux, des domestiques en bottes déformées et en gants de coton tricotés, des lions de petite ville aux visagesconvulsivement contractés. Tout ce petit monde tournait autour de son soleil… autour du prince. Perdu dans la foule, dédaigné mêmedes demoiselles de quarante-huit ans, qui avaient des boutons rouges sur le front et des fleurs bleues sur le sommet de la tête, jeregardais continuellement soit le prince, soit Lise. Elle était fort bien mise et très jolie ce soir-là. Ils n’avaient dansé que deux foisensemble (il est vrai qu’il dansa la mazurka avec elle), mais je crus m’apercevoir qu’il existait une certaine intelligence entre eux.Même sans la regarder, sans lui parler, on sentait toujours que le prince ne s’adressait qu’à elle, à elle seule ; s’il était beau, brillant etaimable avec les autres, ce n’était que pour elle seule qu’il l’était. Elle avait évidemment la conscience d’être la reine du bal et d’êtreaimée : son visage reflétait à la fois une joie enfantine et un orgueil innocent ; il s’illuminait même d’un autre sentiment plus profond.
Elle rayonnait de bonheur. Je remarquais tout cela ; ce n’était pas la première fois qu’il m’arrivait de l’observer. J’en fus d’abord fortattristé, puis touché en quelque sorte, et enfin complètement furieux. Je me sentis tout à coup excessivement méchant, et je mesouviens que cette nouvelle sensation me causa une jouissance extrême, et que j’en ressentis même quelque estime pour mapersonne.« Montrons-leur que nous ne sommes pas encore réduit à néant », me dis-je en moi-même. Dès que résonnèrent les sons entraînantsde la mazurka, je jetai tranquillement les yeux autour de moi et les arrêtai sur une demoiselle qui avait une figure allongée, un nezrouge et luisant, une bouche qui s’ouvrait si disgracieusement qu’on l’aurait crue déboutonnée, et un cou veineux qui rappelait l’archetd’une contrebasse. Je m’approchai froidement d’elle et l’invitai d’un air dégagé en faisant sèchement frapper mes talons l’un contrel’autre. Elle portait une robe rose qui paraissait relever de maladie et entrer à peine en convalescence ; une espèce de mouchedéteinte et mélancolique tremblait sur sa tête et se balançait sur un gros ressort en cuivre. Elle semblait en général pénétrée d’outreen outre, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’une sorte d’ennui aigre et d’infortune moisie. Elle n’avait pas bougé de sa place depuis lecommencement de la soirée, car personne n’avait songé à l’inviter. Un blondin de seize ans avait voulu, dans sa disette d’autresdanseuses, s’adresser à elle, et avait déjà fait quelques pas dans cette direction, lorsqu’il réfléchit un instant, la regarda et se perditprécipitamment dans la foule.On peut se figurer le joyeux étonnement avec lequel elle accepta mon invitation. Je la conduisis triomphalement à travers toute lasalle ; je m’emparai de deux chaises et m’installai avec elle dans le cercle des danseurs, où nous formions le dixième couple etétions presque en face du prince, auquel on avait naturellement réservé la meilleure place. Le prince, je l’ai déjà dit, dansait avecLise. Je ne fus guère fatigué d’invitations, ni ma danseuse non plus. Il nous restait suffisamment de temps pour danser. Il faut pourtantdire que ma compagne ne se distinguait point par une conversation soutenue et suivie : elle se servait plutôt de ses lèvres pourproduire un certain sourire étrange qui abaissait sa bouche vers son menton, tandis que ses yeux s’étiraient en l’air comme si uneforce invisible avait tendu son visage en sens inverse ; mais je n’avais que faire de son éloquence. Heureusement je me sentaisméchant, et ma danseuse n’était pas de force à me rendre timide. Je me mis à tout critiquer, à médire de tout le monde etparticulièrement des jeunes gens de la capitale et des mirliflores de Saint-Pétersbourg. Je parlais avec tant de volubilité et de verveque ma voisine cessa enfin de sourire, et qu’au lieu d’élever ses yeux en l’air, elle commença, – par étonnement sans doute, – àloucher si singulièrement qu’on aurait dit qu’elle remarquait pour la première fois qu’elle avait un nez au milieu du visage, tandis quemon voisin, un de ces lions dont j’ai déjà parlé, me toisa avec l’expression d’un acteur en scène qui s’éveille dans des paragesinconnus.Tout en bavardant, je continuais à observer le prince et Lise. On venait constamment les inviter ; cependant je souffrais moins quandils dansaient tous les deux. Ma douleur était même supportable quand ils étaient assis à côté l’un de l’autre, et qu’ils dansaient en sesouriant de ce sourire qui est comme gravé sur le visage de tous les amants heureux ; mais lorsque Lise voltigeait par la salle avecquelque petit-maître et que le prince tenait son écharpe de gaze bleue sur les genoux, lorsqu’il semblait jouir de son triomphe et lasuivre des yeux d’un air pensif, oh ! alors je ressentais un tourment intolérable, et mon dépit m’arrachait des remarques si méchantesque les prunelles de ma compagne se rapprochaient complètement des deux côtés de son nez. Pourtant la mazurka tirait à sa fin…On commença une nouvelle figure nommée la confidente. Une dame s’assied au milieu du cercle, se choisit une confidente et luiglisse à l’oreille le nom de celui avec lequel elle désire danser. Son cavalier lui amène les danseurs un à un, et la confidente lescongédie jusqu’à ce qu’on tombe enfin sur l’heureux mortel désigné d’avance. Lise était placée au milieu du cercle et avait choisipour confidente la fille de la maison, une de ces demoiselles dont on ne peut que dire : « Que Dieu la bénisse ! » Le prince était allé àla recherche de l’élu. Après avoir présenté inutilement dix cavaliers environ, que la fille de la maison avait tous congédiés de l’air leplus aimable du monde, il s’était dirigé enfin de mon côté. Quelque chose d’extraordinaire se passa alors en moi. Je frissonnai de latête aux pieds, je voulus refuser ; pourtant je me levai et partis avec lui. Le prince me conduisit à Lise… Elle ne me jeta pas même unregard ; la fille de la maison me fit un signe de tête négatif. Le prince se tourna vers moi et me salua profondément, frappé sans doutepar la sotte expression de mon visage. Ce salut ironique, ce refus qui m’était signifié par un rival triomphant, son sourire négligent,l’expression indifférente de Lise, tout cela me mit hors de moi… Je m’approchai du prince et murmurai à son oreille avec rage : « Ilme semble que vous vous permettez de vous moquer de moi ! » Le prince me regarda d’un air de surprise méprisante, reprit mamain, comme pour me ramener à ma place, et me répondit froidement :– Moi ?– Oui, vous ! continuai-je à voix basse en me résignant cependant, c’est-à-dire en me laissant conduire à mon siège. Oui, vous ; maisje n’ai pas l’intention de permettre à n’importe quel insipide parvenu de Pétersbourg…Le prince sourit avec calme, presque avec indulgence ; il me serra la main et dit à demi-voix : « Je vous comprends, mais ce n’estpas ici le lieu ; nous nous reverrons. » Il se détourna, s’approcha de Besmionkof, et le mena à Lise. Le petit employé pâle se trouvaêtre l’élu. Lise se leva pour aller à sa rencontre.Assis à côté de ma danseuse avec sa triste mouche pour coiffure, je me sentais presque un héros. Mon cœur battait avec force, mapoitrine se soulevait noblement sous ma chemise empesée, ma respiration était profonde et accélérée, et je lançai tout à coup aulion mon voisin un regard si superbe, qu’il fit un mouvement involontaire du pied qui était de mon côté. En ayant fini avec lui, je laissaierrer mes yeux sur le cercle des danseurs… Il me semblait que deux ou trois de ces messieurs me regardaient avec une sorted’étonnement ; mais en général on n’avait pas remarqué ma conversation avec le prince… Mon rival avait déjà repris sa place avecune tranquillité parfaite, et conservait le même sourire aux lèvres. Besmionkof ramena Lise à sa chaise : elle le salua d’un airaffectueux, et se tourna aussitôt vers le prince avec un certain trouble, à ce qu’il me parut ; mais il lui sourit de nouveau en faisant ungracieux signe de la main, et lui dit sans doute quelque chose de fort agréable, car elle devint toute rouge de plaisir, baissa les yeuxet les fixa de nouveau sur lui avec un air de reproche caressant.Les dispositions héroïques qui avaient subitement pris possession de moi ne diminuèrent pas tant que dura la mazurka ; mais je nelançais plus de saillies, ni de critiques, et me contentais de regarder de temps en temps ma danseuse d’un air sombre et sévère. Ellecommençait évidemment à avoir peur de moi, et bégayait affreusement en clignotant sans cesse des yeux. Je la reconduisis sous lagarde naturelle de sa mère, grosse femme dont la tête était ornée d’une toque roussâtre. Après avoir remis la demoiselle épouvantéeà qui de droit, je m’étais approché de la fenêtre en me croisant les bras sur ma poitrine pour attendre la suite des événements.
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