Les Sœurs Rondoli
Guy de Maupassant
Décoré !
Gil Blas, 13 novembre 1883
Des gens naissent avec un instinct prédominant, une vocation ou simplement un
désir éveillé, dès qu’ils commencent à parler, à penser.
M. Sacrement n’avait, depuis son enfance, qu’une idée en tête, être décoré. Tout
jeune il portait des croix de la Légion d’honneur en zinc comme d’autres enfants
portent un képi et il donnait fièrement la main à sa mère, dans la rue, en bombant
sa petite poitrine ornée du ruban rouge et de l’étoile de métal.
Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, ne sachant plus que faire, il
épousa une jolie fille, car il avait de la fortune.
Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois riches, allant dans leur monde,
sans se mêler au monde, fiers de la connaissance d’un député qui pouvait devenir
ministre, et amis de deux chefs de division.
Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la tête de M. Sacrement
ne le quittait plus et il souffrait d’une façon continue de n’avoir point le droit de
montrer sur sa redingote un petit ruban de couleur.
Les gens décorés qu’il rencontrait sur le boulevard lui portaient un coup au cœur. Il
les regardait de coin avec une jalousie exaspérée. Parfois, par les longs après-midi
de désœuvrement, il se mettait à les compter. Il se disait : « Voyons, combien j’en
trouverai de la Madeleine à la rue Drouot. »
Et il allait lentement, inspectant les vêtements, l’œil exercé à distinguer de loin le
petit point rouge. Quand il ...
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