Voyage (Rubruquis)
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Description

Voyagei n Deux voyages en Asie au XIIIème siècleGuillaume de RubruquisÉdition de E. Müller (1888)I : Notre départ de Constantinople, et notre arrivée à Soldaïa, première villedes Tartares.II : De la demeure des Tartares.III : De leurs lits, de leurs idoles et cérémonies avant de boire.IV : De leur boisson et de quelle manière ils invitent et excitent les autres àboire.V : De leur nourriture et manière de manger.VI : Comme ils font leur boisson de koumis.VII : Des animaux dont ils se nourrissent, de leurs habillements et de leurschasses.VIII : De la façon dont les hommes se rasent et des ornements des femmes.IX : Des ouvrages des femmes et de leurs mariages.X : De leur justice, jugements, de leurs morts et sépultures.XI : De notre entrée sur les terres des Tartares.XII : De la cour de Scacatay ; difficulté que les chrétiens font de boire dukoumis.XIII : Comme les Alains vinrent devers nous la veille de la Pentecôte.XIV : D’un sarrasin qui disait se vouloir faire baptiser et de certains hommesqui semblent être lépreux.XV : Des souffrances et incommodités que les nôtres endurèrent en cevoyage et de la sépulture des Comans.XVI : Du pays où était Sartach et des peuples qui lui obéissent.XVII : De la cour de Sartach et de sa magnificence.XVIII : Comment nous reçûmes commandement d’aller trouver Baatu, père deSartach.XIX : L’honneur que Sartach, Mangu-Khan, et Ken-Khan font aux chrétiens ;l’origine de Cingis et des Tartares.XX : De Sartach, des ...

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Voyagein Deux voyages en Asie au XIIIème siècleGuillaume de RubruquisÉdition de E. Müller (1888)I : Notre départ de Constantinople, et notre arrivée à Soldaïa, première villedes Tartares.II : De la demeure des Tartares.III : De leurs lits, de leurs idoles et cérémonies avant de boire.IV : De leur boisson et de quelle manière ils invitent et excitent les autres àboire.V : De leur nourriture et manière de manger.VI : Comme ils font leur boisson de koumis.VII : Des animaux dont ils se nourrissent, de leurs habillements et de leurschasses.VIII : De la façon dont les hommes se rasent et des ornements des femmes.IX : Des ouvrages des femmes et de leurs mariages.X : De leur justice, jugements, de leurs morts et sépultures.XI : De notre entrée sur les terres des Tartares.XII : De la cour de Scacatay ; difficulté que les chrétiens font de boire dukoumis.XIII : Comme les Alains vinrent devers nous la veille de la Pentecôte.XIV : D’un sarrasin qui disait se vouloir faire baptiser et de certains hommesqui semblent être lépreux.XV : Des souffrances et incommodités que les nôtres endurèrent en cevoyage et de la sépulture des Comans.XVI : Du pays où était Sartach et des peuples qui lui obéissent.XVII : De la cour de Sartach et de sa magnificence.XVIII : Comment nous reçûmes commandement d’aller trouver Baatu, père deSartach.XIX : L’honneur que Sartach, Mangu-Khan, et Ken-Khan font aux chrétiens ;l’origine de Cingis et des Tartares.XX : De Sartach, des Russiens, Hongrois et Alains et de la mer Caspienne.XXI : De la cour de Baatu et comment il nous reçut.XXII : De notre voyage à la cour de Mangu-Khan.XXIII : Du fleuve Jagag et de divers pays et nations de ce côté-là.XXIV : De la faim, de la soif et des autres misères que nous souffrîmes en cevoyage.XXV : De la mort de Ban et de l’habitation des Allemands en ces pays-là.XXVI : Du mélange des nestoriens, sarrasins et idolâtres.XXVII : De leurs temples et idoles et comment ils se comportent au service deleurs dieux.XXVIII : Des diverses nations de ces endroits-là ; et de ceux qui avaient lacoutume de manger leur père et leur mère.XXIX : De ce qui nous arriva en allant au pays des Naymans.XXX : Du pays des Naymans ; de la mort de Ken-Khan, de sa femme et deson fils aîné.XXXI : De notre arrivée à la cour de Mangu-Khan.XXXII : D’une chapelle chrétienne, et de la rencontre d’un faux moinenestorien nommé Sergius.XXXIII : Description du lieu de l’audience et ce qui s’y passa.XXXIV : D’une femme de Lorraine et d’un orfèvre parisien, que noustrouvâmes en ce pays-là.XXXV : De Théodolus, clerc d’Acre, et autres.XXXVI : De la fête de Mangu-Khan, et comment sa principale femme et sonfils aîné se trouvèrent aux cérémonies des nestoriens.XXXVII : Du jeûne des nestoriens, d’une procession que nous fîmes au palaisde Mangu et de plusieurs visites.XXXVIII : Comment la dame Cotta fut guérie par le faux moine Sergius.XXXIX : Description des pays qui sont aux environs de la cour du Khan ; desmœurs, monnaies et écriture.XL : Du second Jeûne des peuples d’Orient en carême.
XLI : De l’ouvrage de Guillaume l’orfèvre, et du palais au Khan à Caracorum.XLII : Célébration de la fête de Pâques.XLIII : De la maladie de Guillaume l’orfèvre, et du prêtre Jonas.XLIV : Description de la ville de Caracorum, et comment Mangu-Khan envoyases frères contre diverses nations.XLV : Comment ils furent examinés plusieurs fois, et leurs conférences etdisputes avec les idolâtres.XLVI : Comme ils furent appelés devant le Khan à la Pentecôte ; de laconfession de foi des Tartares, et comme il fut parlé de leur retour.XLVII : Des sorciers et devins qui sont parmi les Tartares.XLVIII : D’une grande fête, et des lettres que le Khan envoya au roi de Francesaint Louis.XLIX : Comme ils partirent de Caracorum pour aller vers Baatu, et de là à laTille de Saray.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 1INotre départ de Constantinople, et notre arrivée à Soldaïa, première ville des TartaresVous saurez, s’il vous plaît, sire, qu’étant parti de Constantinople le 7 de mai de l’an 1253, nous entrâmes en la mer du Pont, que lesBulgares appellent la Grande Mer, laquelle, selon ce que j’ai appris des marchands qui y trafiquent, a environ mille milles, ou deuxcent cinquante lieues d’étendue en sa longueur de l’orient à l’occident, et est comme séparée en deux. Vers le milieu il y a deuxprovinces : l’une vers le midi, nommée Sinope, d’une forteresse de ce nom qui est un port du soudan de Turquie ; l’autre vers le nord,que les chrétiens latins appellent Gazarie, et les Grecs qui y demeurent Cassaria, comme qui dirait Césarée. Elle a deuxpromontoires ou caps, qui s’étendent en mer vers le midi et le pays de Sinope ; il y a bien trois cents milles entre Sinope et Gazarie ;de sorte que de ces pointes jusqu’à Constantinople on compte sept cents milles, tant vers le midi que vers l’orient, où est l’Ibérie, quiest une province de la Géorgie. Nous vînmes donc au pays de Gazarie, qui est en forme de triangle, ayant à l’occident une villeappelée Kersona, où saint Clément, évêque d’Ancyre, fut martyrisé ; et, passant à la vue de la ville, nous aperçûmes une île, où estune église qu’ils disent avoir été bâtie de la main des anges.Au milieu et comme à la pointe vers le midi est la ville de Soldaïa[1], qui regarde de côté celle de Sinope : c’est là où abordent tousles marchands venant de Turquie pour passer vers les pays septentrionaux ; ceux aussi qui viennent de Russie et veulent passer enTurquie. Les uns y portent de l’hermine et autres fourrures précieuses ; les autres des toiles de coton, des draps de soie et desépiceries. Vers l’orient de ce pays-là est une ville appelée Matriga, où s’embouche le fleuve Tanaïs (le Don) en la mer du Pont (merNoire, ancien Pont-Euxin) ; ce fleuve, à son embouchure a plus de douze milles de large : car, avant qu’il entre en cette mer, il faitcomme une autre mer vers le nord, qui s’étend en long et en large quelque sept cents milles[2], et sa plus grande profondeur ne vapas à six pas ; de sorte que les grands vaisseaux n’y peuvent aller. Mais les marchands venant de Constantinople à Matriga envoientde là leurs barques jusqu’au fleuve Tanaïs, pour acheter des poissons secs, comme esturgeons, thoses, barbotes et une infinitéd’autres sortes.Cette province de Gazarie est environnée de mer de trois côtés, à savoir : à l’occident, où est la ville de Kersona ; au midi, où estSoldaïa, où nous abordâmes, et où est la pointe du pays ; et à l’orient, où est Materta ou Matriga et l’embouchure du Tanaïs. Au delàest la Zichie, qui n’obéit pas aux Tartares, et les Suèves et Ibériens à l’orient, qui ne les reconnaissent pas aussi. Après, vers le midi,est Trébizonde, qui a un seigneur particulier, nommé Guion, qui est de la race des empereurs de Constantinople et obéit auxTartares ; puis Sinope qui est au soudan de Turquie, qui leur obéit aussi ; de plus la terre de Vastacius ou Vatace, dont le fils, appeléAstar, du nom de son aïeul maternel, ne reconnaît point les Tartares. Depuis l’embouchure du Tanaïs, tirant vers l’occident jusqu’auDanube, tout est sujet aux Tartares, et même au delà du Danube vers Constantinople. La Valachie, qui est le pays d’Assan, et toute laBulgarie jusqu’à Solinia leur payent tribut. Ces années passées, outre le tribut ordinaire, ils ont pris de chaque feu une hache et tout leblé qu’ils ont pu trouver. Nous arrivâmes donc à Soldaïa le 21 mai, où étaient venus avant nous certains marchands deConstantinople, qui avaient fait courir le bruit que des ambassadeurs de la Terre Sainte, qui allaient vers le Tartare Sartach, ydevaient bientôt venir ; et toutefois j’avais dit publiquement à Constantinople, prêchant dans l’église de Sainte-Sophie, que je n’étaisenvoyé ni par Votre Majesté[3] ni par aucun autre prince, mais que seulement je m’en allais de moi-même prêcher la foi à cesinfidèles, suivant les statuts de notre ordre. Quand je fus donc arrivé là, ces marchands m’avertirent de parler discrètement, parcequ’ils avaient dit que j’étais envoyé vers eux, et que je me gardasse bien de me désavouer pour tel, car autrement on ne me laisseraitpas passer. Je dis donc à ceux qui y commandaient en l’absence des chefs (qui étaient allés porter le tribut à Baatu et n’étaient pasde retour), que nous avions entendu dire en la Terre Sainte de Sartach, leur seigneur, qu’il était chrétien, dont tous les chrétiens dedelà s’étaient grandement réjouis, et surtout le très chrétien roi de France, qui était en pèlerinage en ces pays-là et combattait contreles Sarrasins et infidèles, pour leur ôter les Saints Lieux d’entre les mains. Que pour moi, mon intention était d’aller vers Sartach et luiporter des lettres du roi mon seigneur, par lesquelles il lui donnait avis de tout ce qui concernait le bien du christianisme. Ils nousreçurent fort honnêtement, et nous donnèrent logement en l’église épiscopale. L’évêque du lieu, qui avait été vers Sartach, nous en dit
beaucoup de bien, que depuis nous ne trouvâmes guère véritable. Alors ils nous donnèrent le choix de prendre des charrettes àbœufs, pour porter nos hardes, ou bien des chevaux de somme ; les marchands de Constantinople me conseillaient de ne pointprendre de leurs charrettes, mais que j’en achetasse moi-même en particulier de couvertes, comme celles dont les Russiens seservent pour porter les pelleteries, et que je misse dedans tout ce que nous aurions besoin de tirer tous les jours ; d’autant que si jeprenais des chevaux, je serais sujet de les faire décharger en chaque hôtellerie pour en prendre d’autres, et d’aller lentement àcheval, en suivant le train des bœufs. Je suivis leur conseil, qui ne se trouva pas toutefois si bon, d’autant que nous fûmes deux moisentiers à aller vers Sartach, ce que nous eussions pu faire en un mois avec des chevaux.J’avais fait provision à Constantinople de fruits secs, de vin muscat et de biscuit fort délicat, par le conseil de ces marchands, pourfaire présent aux premiers capitaines tartares que nous trouverions, afin d’avoir le passage plus libre : car ces gens-là ne regardentpas de bon œil ceux qui ne leur donnent rien. Je mis donc tout cela en un chariot, et, n’ayant trouvé là aucun des capitaines de la ville,ils me dirent tous que si je pouvais faire porter le tout jusqu’à Sartach, il en serait fort aise. Nous commençâmes à prendre notrechemin le 1er juin avec quatre chariots couverts, et deux autres qu’ils nous donnèrent pour porter nos lits et matelas à reposer la nuit,outre cinq chevaux de selle pour nous, car nous étions autant de compagnie, à savoir : mon compagnon frère Barthélemy deCrémone, Gozet, porteur des présents, un bonhomme turcoman, ou interprète, un garçon nommé Nicolas, que j’avais acheté de nosaumônes à Constantinople, et moi. Ils nous avaient aussi donné deux hommes pour mener les chariots et avoir soin des bœufs et deschevaux. Il y a de grands promontoires ou caps sur cette mer depuis Kersona jusqu’aux embouchures du Tanaïs, et environ quarantechâteaux entre Kersona et Soldaïa, dont chacun a sa langue particulière ; il y a aussi plusieurs Goths, qui retiennent encore la langueallemande. Ayant passé les montagnes vers le nord, on trouve une belle forêt en une plaine remplie de fontaines et de ruisseaux ;après quoi se voit une campagne de quelque cinq journées, jusqu’à bout de cette province, qui s’étrécit vers le nord, ayant la mer àl’orient et l’occident, qui est comme une grande fosse ou canal d’une mer à l’autre.Cette campagne était habitée par les Comans, avant la venue des Tartares ; et ils contraignaient toutes les villes susdites, châteauxet villages de leur payer tribut ; mais quand les Tartares y arrivèrent, une si grande multitude de ces Comans s’épandit par le pays enfuyant vers le rivage de la mer, qu’ils se mangeaient par grande nécessité les uns les autres presque tous en vie, ainsi qu’unmarchand qui l’avait vu me l’a conté : ils déchiraient à belles dents et dévoraient la chair des corps morts, ainsi que les chiens font lescharognes.Aux extrémités de ce pays, il y a de fort grands lacs, sur le bord desquels se trouvent plusieurs sources d’eaux salées : sitôt que lamer est entrée dedans, elle se congèle en un sel dur comme la glace. De ces salines Baatu et Sartach tirent de grands revenus : carde tous les endroits de la Russie on y vient pour avoir du sel, et pour chaque charretée on donne deux pièces de toile de coton. Parmer il vient aussi plusieurs navires pour charger de ce sel, et on paye selon la quantité qu’on en prend.Après être partis de Soldaïa, au troisième jour nous trouvâmes les Tartares ; et quand je les eus vus et considérés, il me sembla quej’entrais en un nouveau monde. Mais avant que de poursuivre mon voyage, je représenterai à Votre Majesté la façon de vie et mœursde ces gens-là le mieux qu’il me sera possible.1. ↑ Aujourd'hui Soudak, en Crimée.2. ↑ La mer d'Azov, le Palus-Meotide des anciens.3. ↑ C’est pendant le cours de la première croisade que saint Louis confia à Rubruquis la mission qui fait l’objet de la présenterelation.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 3IIIDe leurs lits, de leurs idoles et cérémonies avant de boire.Après qu’ils ont posé leurs maisons la porte au midi, ils mettent le lit du maître vers le septentrion ; l’habitation des femmes esttoujours à l’orient, c’est-à-dire au côté gauche du maître, qui est dans son lit, le visage tourné vers le midi ; mais le lieu des hommesest de l’autre côté droit à l’occident. Quand ils entrent dans ces maisons, ils ne pendent jamais leurs arcs et carquois du côté desfemmes. Au-dessus de la tête du maître il y a toujours une petite image comme une poupée faite de feutre, qu’ils appellent le frère duseigneur de la maison ; et une autre de même sur la tête de la femme, qu’ils appellent aussi frère de la maîtresse, et cela attaché à lamuraille. Entre ces deux, un peu plus haut, il y en a une autre petite, fort maigre, qu’ils tiennent comme la gardienne de la maison. Lamaîtresse du logis a coutume de mettre à son côté droit aux pieds du lit, en lieu assez éminent, une peau de chèvre pleine de laine,ou autre matière, et auprès une petite image qui regarde ses femmes et servantes. Près de la porte, et du même côté de la femme,est une autre image avec un pis de vache pour les femmes qui ont la charge de traire les vaches, car cet office leur appartient. Del’autre côté de la porte, vers les hommes, est une autre petite idole, avec un pis de jument pour les hommes qui traient ces bêtes-là.Lorsqu’ils s’assemblent pour boire et se divertir, la première chose qu’ils font, c’est d’asperger de leur boisson cette image qui est
sur la tête du maître, et en font de même à toutes les autres par ordre ; il vient ensuite un garçon qui sort de la maison avec une tassepleine, et en répand trois fois vers le midi, en ployant le genou à chaque fois, et cela à l’honneur du feu ; puis il en fait autant versl’orient pour l’air ; vers l’occident pour l’eau ; et enfin vers le nord pour les morts. Quand le maître tient la tasse, avant que de boire il enrépand une portion à terre ; que s’il boit étant à cheval, il en jette avant que de boire sur le col ou les crins du cheval. Après que legarçon a ainsi fait son effusion vers les quatre parties du monde, il retourne au logis, et deux garçons avec leurs tasses et deuxsoucoupes présentent à boire au maître et à sa femme assise sur le lit au-dessus de lui.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 4VIDe leur boisson et de quelle manière ils invitent et excitent les autres à boire.En hiver ils composent une très bonne boisson de riz, de mil et de miel, qui est claire comme du vin ; car pour le vin on le leur apported’assez loin. Mais l’été ils ne se soucient que de boire du koumis[1] dont il y a toujours une provision auprès de la porte ; et près de làil y a un joueur d’instruments avec sa guitare. Je n’y ai point vu de nos cistres et violes, mais ils ont beaucoup d’autres sortesd’instruments de musique que nous n’avons point. Quand ils commencent à boire, un des serviteurs crie tout haut ce mot : Ha ! etaussitôt le joueur d’instruments commence ; mais quand c’est une grande fête, ils frappent tous des mains et dansent au son de laguitare, les hommes devant le maître et les femmes devant la maîtresse. Après que le maître a bu, l’échanson s’écrie commeauparavant, et le joueur se tait ; alors tous les hommes et les femmes boivent à leur tour, quelquefois à qui mieux mieux. Quand ilsveulent inviter quelqu’un à boire, ils le prennent par les oreilles, qu’ils tirent bien fort pour lui faire ouvrir la bouche et le gosier, puisbattent des mains et dansent avec lui. Quand ils veulent faire une grande fête et témoigner une grande joie, un prend la coupe pleine,et deux autres se mettent à ses côtés, et vont ainsi tous trois en chantant, jusqu’à celui à qui ils doivent présenter le gobelet, puischantent et dansent devant lui ; et sitôt qu’il a étendu la main pour prendre la tasse, les autres la retirent, puis incontinent lareprésentent, ce qu’ils font trois ou quatre fois par galanterie, lui donnant et ôtant la coupe jusqu’à ce qu’il soit de bonne et gaiehumeur et qu’il ait grande envie de boire ; enfin ils lui laissent la coupe, en dansant, chantant et trépignant jusqu’à ce qu’il ait bu.1. ↑ Le koumis, boisson enivrante faite avec du lait de jument fermenté, est resté le breuvage favori des Tartares nomades.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 5VDe leur nourriture et manière de manger.Ils mangent indifféremment de toutes sortes de chairs mortes ou tuées ; car entre tant de troupeaux de bêtes qu’ils ont, il n’est paspossible qu’il n’en meure beaucoup d’elles-mêmes ; toutefois en été, tant que leur koumis ou vin de jument dure, ils ne se soucientpas d’autre nourriture ; de sorte que si alors il arrive que quelque bœuf ou cheval meure, ils le sèchent, coupé par petites tranches, lependant au soleil et au vent ; ainsi la chair se sèche sans sel ni sans aucune mauvaise senteur. Ils font des andouilles de boyaux decheval, meilleures que celles qui se font de pourceau, et mangent cela tout fraîchement, gardant le reste des chairs pour l’hiver. Despeaux de bœufs ils font de grandes bouteilles, qu’ils sèchent bien à la fumée, et du derrière de la peau du cheval ils font de très belleschaussures. De la chair d’un mouton ils donnent à manger à cinquante, et même cent personnes ; ils la coupent fort menue en uneécuelle, avec du sel et de l’eau, qui est toute leur sauce ; puis avec la pointe du couteau ou de la fourchette, qu’ils font exprès pourcela, et avec quoi ils mangent des poires et pommes cuites au vin, ils en présentent à chacun des assistants une bouchée ou deux,selon le nombre des conviés ; pour le maître, comme on lui a servi la chair du mouton, il en prend le premier ce que bon lui semble ;s’il en veut donner à quelqu’un un morceau, il faut que celui-là le mange tout seul, et aucun autre ne lui en oserait présenter. Que s’il nepeut achever tout seul, il faut qu’il emporte le reste, ou le donne à son valet, pour le lui garder, ou bien qui le serre en « saptargat »,
c’est-à-dire en son escarcelle ou bourse carrée, qu’ils portent sur eux pour mettre de telles choses ; ils y serrent aussi les os, quandils n’ont pas eu le temps de les bien ronger et curer, afin de les achever après tout à leur aise de peur que rien ne s’en perde.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 6IVComme ils font leur boisson de koumis.Leur koumis ou vin de jument se fait de cette sorte : ils étendent sur la terre une longue corde tendue à deux bâtons, à laquelle ilsattachent environ trois heures durant trois jeunes poulains des juments qu’ils veulent traire, lesquelles demeurant ainsi près de leurspoulains se laissent traire fort paisiblement ; que s’il s’en rencontre quelqu’une plus farouche que les autres, ils lui approchent sonpoulain, afin qu’il la puisse téter un peu, puis, le retirent promptement et lui font venir celui qui a charge de la traire. Quand ils ontamassé ainsi une grande quantité de ce lait, qui est doux comme celui de vache lorsqu’il est fraîchement tiré, ils le versent dans unebouteille de cuir ou autre vaisseau, où ils le battent et remuent très bien, avec un bois propre à cela, qui est gros par en bas comme latête d’un homme, et concave par-dessous. L’ayant ainsi bien remué ; il commence à bouillir comme du vin nouveau et à s’aigrircomme du levain ; ils le battent jusqu’à ce qu’ils en aient tiré le beurre. Cela fait, ils en tâtent, et quand ils le trouvent assez piquant, ilsen boivent ; car cela pique la langue comme fait le râpé quand on le boit. Lorsqu’on a achevé de boire, on garde sur la langue un goûtd’amande, qui réjouit beaucoup le cœur, et même enivre parfois ceux qui n’ont pas la tête bien forte. Ils en font d’une autre sorte, quiest noire et qu’ils appellent « cara koumis », pour l’usage des grands, et le font de cette manière : Le lait de jument ne se caille point.Ils remuent ce lait jusqu’à ce que le plus épais aille au fond du vaisseau, comme fait la lie de vin, et le plus pur et subtil demeuredessus comme du lait clair ou du moût blanc, car les lies en sont fort blanches : ils les donnent à leurs serviteurs, ce qui les fait fortdormir. Mais il n’y a que les maîtres qui boivent celui qui est clarifié, et certainement c’est une boisson fort agréable et qui a degrandes vertus.Baatu a trente métairies en son quartier, qui s’étend environ une journée ; il tire tous les jours de chacune le lait de cent juments, cequi revient à trois mille. De même qu’en Syrie les paysans apportent et rendent à leurs maîtres la troisième partie de leurs fruits, aussiceux-ci rendent le lait du troisième jour. Quant au lait de chèvre, ils en tirent premièrement le beurre, puis le font bouillir jusqu’àparfaite cuisson, et après ils le serrent dans des peaux de chèvres pour le conserver ; ils ne salent point leurs beurres, et toutefois ilsne se gâtent point, par suite de cette grande cuisson ; ils gardent cela pour l’hiver. Quant au reste du lait demeuré après le beurre, ilsle laissent aigrir autant que possible, puis le font bouillir, d’où vient du caillé, qu’ils dessèchent au soleil, qui le fait devenir dur, et ils legardent en des sacs pour l’hiver ; et quand en cette saison le lait leur manque, ils prennent de ce caillé dur et aigre, qu’ils appellent« gri-ut », le mettent dans une bouteille de cuir, jettent par-dessus de l’eau chaude, et battent le tout en sorte que cela devient unliquide aigrelet dont ils usent pour leur boire au lieu de lait, car ils se gardent bien de boire de l’eau toute pure.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 7IIVDes animaux dont ils se nourrissent, de leurs habillements et de leurs chasses.Les grands seigneurs tartares ont des métairies et lieux pour leur provision vers le midi, qui les fournissent de millet et de farinesdurant l’hiver ; les pauvres s’en pourvoient par échange de moutons et de peaux ; pour ce qui est de leurs esclaves, ils se contententde boire de l’eau fort épaisse et fort vilaine. De tous les animaux dont ils se nourrissent ils ne mangent d’aucune sorte de rats àlongue ou courte queue. Ils ont beaucoup de petits animaux qu’ils appellent « sogur », qui s’assemblent vingt ou trente ensemble enune grande fosse l’hiver, où ils dorment six mois durant ; ils en prennent une grande quantité. Ils ont aussi des lapins à longue queue,dont le bout est garni de poils noirs et blancs, et plusieurs autres sortes de petites bêtes bonnes à manger. Je n’y ai point vu de cerfs,peu de lièvres, mais force gazelles ; j’y ai vu grand nombre d’ânes sauvages, qui sont comme des mulets, et une autre sorte d’animalqu’ils appellent « artak », qui a le corps justement comme un bélier et les cornes torses, mais de telle grandeur qu’à peine d’une mainen pouvais-je lever deux[1]. De ces cornes ils font de grandes tasses. Ils ont aussi des faucons, des gerfaux et des cigognes en
quantité. Ils portent ces oiseaux de proie sur la main droite et mettent au faucon une petite longe sur le cou, qui lui pend jusqu’à lamoitié de l’estomac, et quand ils le lâchent à la proie, ils baissent avec la main gauche la tête et l’estomac de l’oiseau, de peur qu’ilne soit battu du vent, et emporté en haut. La plus grande part de leurs vivres vient de chasse.Pour ce qui est de leurs vêtements, Votre Majesté saura que toutes les étoffes de soie, d’or et d’argent et de coton, dont ils s’habillenten été, leur viennent du Cathay, de la Perse et autres pays d’Orient et du Midi. Mais pour les fourrures précieuses dont ils se couvrenten hiver, de plusieurs sortes que je n’ai jamais vues dans notre pays, ils les font venir de Russie, de la Grande Bulgarie, de Pascatir,qui est la grande Hongrie, de Kersis, et autres pays pleins de forêts, qui sont tous au nord ou à côté, et qui leur obéissent. L’hiver ilsportent toujours deux pelisses au moins, l’une dont le poil est contre la chair et l’autre dont le poil est en dehors contre le vent et laneige ; celles-ci sont ordinairement de peaux de loup ou de renard ; et quand ils demeurent au logis, ils en ont d’une autre sorte, plusdélicate encore. Les pauvres se servent de peaux de chiens et de chèvres pour le dessus.Quand ils veulent chasser, ils s’assemblent en grand nombre aux environs d’un pays ou quartier où ils savent qu’il y a des bêtes, ets’approchent ainsi peu à peu pour les entourer, comme dans des toiles ; alors ils les tuent à coups de flèches. Ils se font aussi deschausses et caleçons de ces peaux. Les riches fourrent encore leurs habits d’étoupes de soie ou peluche, qui est fort douce, légèreet chaude ; mais les pauvres ne les doublent que de toile, de coton et de laine la plus déliée qu’ils peuvent tirer : de la grosse ils fontle feutre pour couvrir leurs maisons, leurs coffres et leurs lits. Ils font leurs cordes de laine et d’un tiers de crins de cheval. Les feutresleur servent aussi à couvrir des bancs et des chaises, et à faire des capes et cabanes contre la pluie, de sorte qu’ils dépensentbeaucoup de laines à ces divers usages.1. ↑ Voy. Marco Polo, liv. Ier, chap. xxxvii.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 8IIIVDe la façon dont les hommes se rasent et des ornements des femmes.Les hommes se rasent un petit carré sur le haut de la tête et font descendre leurs cheveux du haut jusque sur les tempes de part etd’autre. Ils se rasent aussi les tempes et le col, puis le front jusqu’à la nuque, et laissent une touffe de cheveux, qui leur descendjusque sur les sourcils ; par côté au derrière de la tête ils laissent des cheveux dont ils font des touffes, qu’ils laissent pendre jusquesur les oreilles.L’habillement des filles ne diffère guère de celui des hommes, sinon qu’il est un peu plus long ; mais le lendemain qu’une fille estmariée, elle se coupe les cheveux du milieu de la tête jusque sur le front, et porte une tunique comme celle de nos religieuses, maisun peu plus longue et plus large de tout sens, tendue par devant, et attachée sous le côté droit. En cela les Tartares sont différentsdes Turcs : car ceux-ci attachent toujours leurs vestes du côté gauche, et les Tartares toujours du droit. Les femmes ont un ornementde tête appelé « botta », fait d’écorce d’arbre ou autre matière, la plus légère qu’ils peuvent trouver ; cette coiffure est grosse etronde, tant que les deux mains peuvent embrasser ; sa longueur est d’une coudée et plus, carrée par le haut comme le chapiteaud’une colonne. Elles couvrent cette coiffure, qui est vide en dedans, d’un taffetas ou autre étoffe de soie fort riche. Sur le carré ouchapiteau du milieu elles mettent comme des tuyaux de plumes ou de cannes fort déliées, de la longueur d’une coudée et plus ; ellesenrichissent cela par le haut de plumes de paon, et tout à l’entour de petites plumes de queues d’oiseau aussi bien que de pierresprécieuses. Les grandes dames mettent cet ornement sur le haut de la tête, qu’elles serrent fort étroitement, avec une certaine coiffequi a une ouverture en haut, et là elles ramassent tous leurs cheveux depuis le derrière de la tête jusqu’au sommet, en forme denœud, puis les mettent sous cette coiffure, qu’elles attachent bien serrée par-dessous le menton. Si bien que quand on voit de loinces femmes allant à cheval en cet habillement de tête, il semble que ce soient des gens d’armes, portant le casque et la lance levés.Elles vont à cheval comme les hommes, jambe de-çi, jambe de-là ; elles lient leurs robes retroussées sur les reins avec des rubansde soie de couleur de bleu céleste et d’une autre bande ou ceinture, les serrent au-dessous du sein, attachant une autre pièceblanche au-dessous des yeux, qui leur descend jusqu’à la poitrine. Elles sont toutes fort grasses ; celles qui ont le plus petit nez sontestimées les plus belles : cette graisse les rend difformes, du visage principalement.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 9
XIDes ouvrages des femmes et de leurs mariages.L’emploi des femmes est de conduire les chariots, de poser dessus les maisons ambulantes, de les décharger aussi, de traire lesvaches, de faire le beurre et le gri-ut, ou lait sec, d’accommoder les peaux des bêtes, les coudre ensemble avec du fil de cordes,qu’elles séparent en petits filets et retordent après à longs filets. Elles font aussi des souliers, des galoches, et toutes autres sortesd’habillements. Jamais elles ne lavent les robes, disant que Dieu se courrouce et envoie des tonnerres quand on les suspend pourles faire sécher ; et quand elles aperçoivent quelqu’une qui les lave, elles les leur ôtent de force et les battent bien fort. Ils craignenttous beaucoup le tonnerre ; quand ils l’entendent, ils chassent de leurs maisons tous les étrangers et s’enveloppent en des feutres oudraps noirs, où ils demeurent cachés jusqu’à ce que le bruit soit passé. Les femmes ne lavent jamais non plus les écuelles, et quandla chair est cuite, elles lavent la vaisselle avec du bouillon chaud tiré de la marmite qu’ensuite elles reversent dedans.Les femmes s’adonnent aussi à faire des feutres, et en couvrent leurs cabanes et maisons.Les hommes s’amusent seulement à faire des arcs, des flèches, des mors, brides, étriers, des selles de chevaux, des chariots et desmaisons, pansent les chevaux, traient les juments, battent le lait pour en faire le koumis, font aussi des bouteilles et vaisseaux pour l’ymettre, ont soin des chameaux, les chargent et déchargent quand il est besoin. Pour les brebis et les chèvres, les hommes et lesfemmes en ont soin, tantôt les uns, tantôt les autres, comme aussi de les traire. Ils préparent et accommodent leurs peaux du lait debrebis épaissi. Quand ils veulent se laver les mains ou la tête, ils remplissent leur bouche d’eau, puis la versent peu à peu dessus etse lavent ainsi les mains, la tête et les cheveux.Pour ce qui est de leurs mariages, il faut savoir que personne n’a de femme s’il ne l’achète ; de sorte que quelquefois les fillesdemeurent longtemps à marier, leurs père et mère les devant garder jusqu’à ce que quelqu’un les vienne acheter. Ils observent lesdegrés de consanguinité, à savoir le premier et second seulement, mais ils ne savent ce que c’est que l’affinité, qu’ils ne gardent enaucune sorte, car ils peuvent avoir ensemble ou successivement deux sœurs pour femmes. Les veuves et veufs ne se marient jamaisentre eux, d’autant qu’ils ont tous cette croyance que celles qui les ont servis en cette vie les serviront encore dans l’autre, et que lesveuves par conséquent retourneront toujours à leurs premiers maris ; de là arrive entre eux cette vilaine coutume qu’un fils, après lamort de son père, épouse toutes ses femmes, excepté celle dont il est fils ; car la famille du père et de la mère échet toujours au fils,si bien qu’il est obligé de pourvoir à toutes les femmes que son père a laissées. Quand donc quelqu’un est demeuré d’accord avecun autre d’acheter et prendre sa fille en mariage, le père de la fille fait un banquet, et la fille s’enfuit se cacher vers ses parents lesplus proches ; alors le père dit à son gendre que sa fille est à lui, qu’il la cherche et la prenne partout où il la pourra trouver. Ce quel’autre fait et la cherche diligemment avec tous ses amis, et l’ayant trouvée, la saisit et la mène ainsi comme par force en sa maison.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 10XDe leur justice, jugements, de leurs morts et sépultures.Pour ce qui est de leur manière d’administrer la justice, leur coutume est que quand deux hommes sont en débat de quelque chose,personne n’ose s’en entremettre, le père même ne peut assister son fils ; mais celui qui se sent offensé en appelle à la cour de justicedu seigneur ; et si après cela quelqu’un attente quelque chose contre lui, il est mis à mort sans rémission. Mais il faut que cela sefasse promptement et sans délai, et que celui qui a souffert l’injure mène l’autre comme prisonnier. Ils ne punissent personne de morts’il n’a été surpris sur le fait ou qu’il l’ait confessé lui-même. Mais quand quelqu’un est accusé par d’autres, on ne laisse pas de luidonner la torture pour le faire avouer. Ils punissent de mort l’homicide, et le grand et notable larcin ; mais pour une moindre chose,comme pour un mouton, pourvu qu’on n’y ait point été surpris plusieurs fois, ils battent cruellement et donnent cent coups ; il faut quece soit avec autant de bâtons divers, et cela par sentence du juge. Ils font mourir aussi ceux qui se disent messagers et envoyés parquelque prince et ne le sont pas, comme aussi les sacrilèges, c’est-à-dire sorciers ou sorcières.Quand quelqu’un vient à mourir entre eux, ils le pleurent fort, avec de grands cris et hurlements ; alors ils sont exempts de payer tributpour toute cette année-là. Que si quelqu’un se trouve présent à la mort d’un autre déjà grand et homme fait, il demeure un an entiersans oser mettre le pied dans le palais du Grand Khan. Que si ce n’est qu’un enfant mort, il n’y peut entrer qu’après une lunaison. Ilsont coutume de laisser auprès de la sépulture du défunt une de ses maisons ou cabanes. S’il est de race seigneuriale (comme estcelle de Cingis, qui fut le premier seigneur et roi entre eux), on ne sait pas bien l’endroit de sa sépulture ; mais il y a toujours auxenvirons du lieu où ils enterrent leurs nobles une loge pour retirer ceux qui la gardent. Je n’ai pas su s’ils enterrent des trésors avecles morts. Pour les Comans, ils ont coutume d’élever une butte de terre sur la sépulture du mort et lui dressent une statue, la face
tournée à l’orient et tenant une tasse à la main. Aux riches et grands ils dressent des pyramides ou petites maisons pointues, et j’ai vuen des endroits de grandes tours de brique, et en d’autres des maisons bâties de pierres, encore qu’en ces quartiers-là on n’y entrouve point. J’y ai vu aussi une sépulture où ils avaient suspendu seize peaux de cheval sur de grandes perches, quatre à chaqueface du monde, puis ils y avaient laissé du koumis pour boire et de la chair pour manger ; cependant ils disaient que ce mort-là avaitété baptisé. J’ai remarqué d’autres sépultures formées de très grands carrés bâtis de pierres, les unes rondes les autres carrées,puis quatre pierres longues dressées aux quatre coins du monde (points cardinaux) à l’entour de cet espace. Quand quelqu’undevient malade, on met un signal sur sa maison, pour dire qu’il se trouve mal et que personne n’aille le voir ; car les malades ne sontvisités de personne sinon de celui qui les sert. Quand aussi quelque grand seigneur est malade, ils posent des gardes bien loin àl’entour de sa cour ou palais, afin d’empêcher qu’aucun ne s’avance pour passer ces bornes-là, craignant que quelque esprit malin oule vent n’entre aussi avec eux. Entre eux les devins leur servent de prêtres. Voilà ce que je pus alors remarquer de leurs mœurs etfaçons de vivre.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 11IXDe notre entrée sur les terres des Tartares.Quand nous commençâmes d’entrer parmi ces peuples barbares, il me fut avis, comme je l’ai déjà dit, que j’arrivais en un autremonde. Ils nous environnèrent tous à cheval, après qu’ils nous eurent fait attendre longtemps, pendant qu’ils étaient assis à l’ombrede leurs chariots noirs. La première chose qu’ils nous demandèrent fut si nous n’avions jamais été parmi eux ; et ayant su que non, ilscommencèrent à nous demander effrontément de nos vivres : nous leur donnâmes de nos biscuits et du vin que nous avions apportédu lieu d’où nous étions partis, et en ayant vidé une bouteille, ils en demandèrent encore une autre, disant par risée qu’un hommen’entre pas en une maison avec un pied seul ; ce que nous leur refusâmes toutefois, nous excusant sur le peu que nous en avions.Alors ils s’enquirent d’où nous venions et où nous voulions aller : je leur répondis, comme j’ai dit ci-dessus, que nous avions ouï diredu prince Sartach qu’il était chrétien, que j’avais dessein d’aller le trouver, d’autant que j’avais à lui présenter les lettres de VotreMajesté : sur quoi ils me demandèrent fort si j’y allais de mon propre mouvement ou si j’étais envoyé par quelqu’un ; je répondis quepersonne ne m’avait contraint d’y aller et que je n’y fusse pas venu si je n’eusse pas voulu ; tellement que c’était de moi-même et de lavolonté et permission de mon supérieur, car je me gardai bien de dire que je fusse envoyé par Votre Majesté. Après cela ilss’enquirent de ce que nous avions sur nos charrettes, si c’était de l’or ou de l’argent ou de riches habillements que je portais àSartach. Je répondis que Sartach verrait lui-même ce que nous lui portions, quand nous serions parvenus où il était, et que ce n’étaitpas à eux de savoir cela ; mais que seulement ils me fissent conduire vers leur chef, afin qu’il me fît mener vers Sartach s’il voulait,sinon que je pusse m’en retourner. En cette contrée-là il y avait un proche parent de Baatu, nommé Scacatay, pour lequel j’avais deslettres de recommandation de l’empereur de Constantinople, qui le priait de me permettre le passage ; alors ils consentirent de nousdonner des chevaux et des bœufs et deux hommes pour nous conduire ; et nous renvoyâmes ceux qui nous avaient amenés.Mais avant que de nous donner cela, ils nous firent longtemps attendre, nous demandant de notre pain pour leurs petits enfants, et detout ce qu’ils voyaient que portaient nos garçons, comme couteaux, gants, bourses, aiguillettes, et autres choses ; ils admiraient toutet le voulaient avoir. Sur quoi je m’excusais qu’ayant un grand chemin à faire nous ne devions pas nous priver des chosesnécessaires pour un si long voyage ; mais ils me disaient que j’étais un conteur. Il est bien vrai qu’ils ne me prirent rien par force, maisc’est leur coutume de demander avec cette importunité et effronterie tout ce qu’ils voient, et tout ce qu’on leur donne est perduentièrement. Ils sont fort ingrats, d’autant que, s’estimant les seigneurs du monde, il leur semble que l’on ne doit rien leur refuser ; etquoi qu’on leur donne, si l’on a besoin de leurs services en quelque chose, ils s’en acquittent très mal.Ils nous donnèrent à boire de leur lait de vache, qui était fort aigre, car on en avait tiré le beurre ; et ils l’appellent « apra ». Enfin nousles quittâmes, et il me semblait bien que nous étions échappés des mains de vrais démons ; le lendemain nous arrivâmes vers leurcapitaine. Depuis que nous partîmes de Soldaïa jusqu’à Sartach, en deux mois entiers nous ne couchâmes en aucune maison outente, mais toujours à l’air ou sous nos chariots ; et en tout ce chemin nous ne trouvâmes aucun village ni vestige d’aucuns bâtiments,si ce n’était des sépultures des Comans en grand nombre.Un jour le garçon qui nous guidait nous donna à boire du koumis, mais en le buvant je tressaillis d’horreur pour la nouveauté de laboisson, d’autant que jamais je n’en avais goûté ; mais une seconde fois je le trouvai d’assez bon goût.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 12
IIXDe la cour de Scacatay ; difficulté que les chrétiens font de boire du koumis.Le matin nous rencontrâmes les chariots de Scacatay, chargés de maisons et de cabanes ; je crus voir une grande ville ; j’admiraisaussi le grand nombre de leurs bœufs, chevaux et brebis, avec si peu d’hommes pour les conduire. Je demandais combien il avaitd’hommes avec lui, et on me dit qu’il n’en avait pas plus de cinq cents ; sur cela le garçon qui nous conduisait me dit qu’il fallaitprésenter quelque chose à Scacatay ; il fit arrêter toute notre troupe et s’en alla devant annoncer notre arrivée. C’était environ sur lesneuf heures ; ils posèrent leurs maisons le long d’une rivière, et un truchement vint nous trouver, qui, ayant appris de nous que nousn’étions jamais venus chez eux, nous demanda de nos vivres ; nous lui en donnâmes ; il demandait aussi quelque habillement, parcequ’il devait nous présenter à son seigneur et parler pour nous ; mais, nous excusant de cela, il s’enquit de ce que nous portions à sonmaître ; nous tirâmes alors une bouteille de vin, un panier de biscuits, et un petit plat plein de pommes et autres fruits ; mais cela ne luiplaisait pas ; il eût voulu que nous lui eussions porté quelques riches étoffes. Nous ne laissâmes pas de passer ainsi et de venir prèsde Scacatay dans une grande crainte et confusion. Il était assis sur son lit, tenant une guitare en main ; et sa femme était auprès delui. Je pensai, à la vérité, tant elle était camuse, qu’on lui avait coupé le nez ; elle semblait n’en avoir pas du tout, et elle s’était frottéeà cet endroit-là d’un onguent fort noir, comme aussi les sourcils, ce qui était fort laid et difforme à regarder. Je dis à Scacatay lesmêmes choses que j’ai dites ci-dessus : car il nous fallait toujours redire les mêmes paroles, comme nous en avions été bien instruitspar ceux qui avaient été parmi eux, de ne changer jamais notre discours. Je le suppliai aussi de daigner recevoir notre petit présent,m’excusant sur ce que j’étais religieux, et que notre ordre ne nous permettait de posséder ni or, ni argent, ni riches habillements, dontje ne pouvais lui faire aucun présent, mais qu’il lui plût prendre de nos vivres par manière de bénédiction. Alors il fit prendre ce quenous lui offrions, et distribua aussitôt tout à ses gens, qui étaient assemblés pour boire. Je lui remis aussi les lettres de l’empereur deGrèce (cela fut à l’octave de l’Ascension), lesquelles il envoya à Soldaïa pour les faire traduire, à cause qu’elles étaient écrites engrec, et qu’il n’y avait personne qui sût cette langue. Il nous demanda si nous voulions du koumis ; d’autant que les chrétiens grecs,russiens et alains[1] qui sont entre eux et qui font profession de garder étroitement leur loi, n’en veulent pas goûter, et nes’estimeraient plus chrétiens s’ils en avaient seulement goûté ; de sorte qu’il faut que leurs prêtres les réconcilient de cela commes’ils avaient abjuré la foi chrétienne. Je lui répondis donc que nous avions assez de quoi boire encore, et que quand cela viendrait ànous manquer, nous étions prêts à boire de ce qui nous serait présenté. Il s’informa de ce que contenaient les lettres que VotreMajesté envoyait à Sartach : je lui dis qu’elles étaient cachetées et qu’il n’y devait avoir que de bonnes et amiables paroles ; il nousdemanda ce que nous avions à dire à Sartach : je répondis que ce n’était que des choses concernant la foi chrétienne, à quoi ilrépliqua qu’il serait bien aise de les entendre. Alors je lui déclarai du mieux qu’il me fut possible par notre truchement, qui avait fortpeu d’esprit et d’éloquence, tout ce qui était du symbole de la foi. Ce qu’ayant écouté, il branla la tête sans dire autre chose. Après ilnous donna deux hommes pour nous garder et avoir soin de nos bœufs et chevaux, et nous dit de nous en aller avec lui dans noschariots, jusqu’à ce que celui qu’il avait envoyé pour faire interpréter les lettres de l’empereur de Constantinople fût retourné. Nousfûmes toujours avec lui en voyage jusqu’au lendemain de la Pentecôte.1. ↑ Voy. Marco Polo, liv. II, chap. lxii.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 13IIIXComme les Alains vinrent devers nous la veille de la Pentecôte.La veille de la Pentecôte vinrent vers nous certains Alains qu’ils appellent Acias, ou Akas, qui sont chrétiens à la grecque, ont lelangage grec et des prêtres grecs, et cependant ne sont point schismatiques comme les Grecs ; mais, sans acception de personne,ils honorent toutes sortes de gens faisant profession du christianisme ; ils nous présentèrent de la chair cuite et nous prièrent d’enmanger et de prier pour l’âme d’un des leurs qui était défunt ; je leur dis qu’étant la veille d’une si grande fête, je ne pouvais pasmanger de la viande ce jour-là, et leur fis une petite exhortation sur cette solennité, dont ils furent fort contents : car ils ignorent tout cequi est des cérémonies de la religion chrétienne, et ne connaissent rien que le nom de Christ. Ils s’enquirent aussi de nous, commeaussi firent plusieurs autres chrétiens russiens et hongrois, comment ils se pourraient sauver en buvant du koumis, mangeant de lachair des bêtes mortes, et tuées par les sarrasins et autres infidèles ; ce que les prêtres grecs et russiens estiment comme chosesimpures et immolées aux idoles, disant aussi qu’ils ignoraient les temps de jeûne, et que difficilement ils pourraient les garder quandils les sauraient. À cela je leur répondis et les instruisis du mieux que je pus, les exhortant à la foi. Quant à la chair qu’ils nous avaientapportée, nous la réservâmes pour le jour de la fête ; car là on ne trouvait rien à acheter pour or ni pour argent, si ce n’était pour destoiles et des draps, dont nous n’avions point. Quand nos serviteurs leur offraient de la monnaie, ils la frottaient entre leurs doigts et
l’approchaient du nez pour sentir si c’était du cuivre ; ils ne nous donnaient aucune sorte de nourriture, si ce n’était du lait de vache fortaigre et puant. Le vin commençait déjà à nous manquer et les eaux étaient toutes gâtées et troublées par les chevaux, de sorte qu’iln’y avait pas moyen d’en boire, et sans le biscuit que nous avions, et surtout la grâce du bon Dieu qui nous assistait, nous fussionstous morts de faim.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 14VIXD’un sarrasin qui disait se vouloir faire baptiser et de certains hommes qui semblent être lépreux.Le jour de Pentecôte vint vers nous un certain sarrasin, auquel nous donnâmes quelque exposition de la foi ; et lui, entendant lesgrands bienfaits de Dieu envers les hommes, en l’incarnation de Christ, la résurrection des morts et le jugement final, et que lespéchés étaient lavés et effacés par le baptême, il nous fit entendre qu’il désirait être baptisé ; et comme nous étions tout prêts à lefaire, il monta aussitôt à cheval, disant qu’il s’en allait chez lui et voulait consulter de cette affaire avec sa femme. Étant revenu lelendemain, il nous dit qu’il n’osait se faire baptiser, parce qu’il ne pourrait plus boire de koumis, selon l’opinion des chrétiens de cepays-là, et que sans un tel breuvage il lui serait impossible de vivre en ces déserts, et jamais je ne lui pus ôter cette opinion, quoi queje lui susse remontrer. Ce qui fait voir combien ils sont détournés de la foi par cette fantaisie que leur ont donnée les Russiens, quisont en grand nombre parmi eux. Ce même jour, Scacatay nous donna un guide pour nous mener à Sartach, et deux autres hommespour nous conduire jusqu’au plus proche logement, qui était à cinq journées de là, selon que nos bêtes pouvaient marcher. Ils nousdonnèrent une chèvre pour manger et plusieurs bouteilles pleines de lait de vache, avec un peu de koumis, parce qu’il est fort cher etprécieux entre eux.Prenant donc notre chemin vers le nord, il me sembla que nous passions par une des portes d’enfer ; et les garçons qui nousmenaient commençaient à nous dérober tout ouvertement, parce qu’ils voyaient que nous n’y prenions pas fort garde, maisreconnaissant notre perte, nous en eûmes un peu plus de soin.Nous vînmes enfin au bout de cette province, qui est fermée d’un grand fossé qui s’étend d’une mer à l’autre. Il y avait au delà unlogement où ceux chez qui nous entrâmes nous semblèrent tous comme des ladres, tant ils étaient hideux ; c’étaient tous pauvres etmisérables gens qu’on y avait mis pour recevoir le tribut de ceux qui venaient chercher du sel de ces salines dont nous avons parlé.De là ils disaient que nous avions à cheminer quinze journées entières sans trouver personne. Nous bûmes avec eux du koumis, etnous leur donnâmes un panier plein de fruits et du biscuit. Ils nous donnèrent huit bœufs, une chèvre et quelques bouteilles pleines delait de vache, pour un si grand chemin. Ainsi ayant changé de bœufs, nous nous mîmes en chemin, et en dix jours nous arrivâmes enun autre logement, et ne trouvâmes point d’eau en tout ce chemin, sinon en quelques fosses creusées en des lieux bas, et deux petitsruisseaux seulement que nous rencontrâmes. Nous cheminions toujours droit à l’orient, depuis que nous fûmes une fois sortis du paysde Gazarie, ayant la mer au midi et de grands déserts au nord, qui durent quelquefois plus de vingt journées d’étendue, et où on netrouve que des forêts, des montagnes, avec des pierres. L’herbe y est très bonne pour les pâturages. C’était là que vivaient lesComans et qu’ils tenaient leurs troupeaux : ils s’appelaient Capchat, et selon les Allemands Valans, et leur pays Valanie ; Isidorel’appelle Alanie, depuis le Tanaïs jusqu’aux Méotides et le Danube. Tout ce pays en sa longueur, depuis le Danube jusqu’au Tanaïs,qui sépare l’Asie de l’Europe, est de plus de deux mois de chemin pour un homme de cheval allant vite, comme font les Tartares, ettout cela est habité par les Comans Capchat, et même depuis le Tanaïs jusqu’à l’Étilia ou Volga, y ayant entre ces deux fleuvesenviron dix grandes journées. Au nord de ce pays-là est la Russie, toute pleine de bois, qui s’étend depuis la Pologne et la Hongriejusqu’au Tanaïs ; elle a été toute ravagée par les Tartares, qui la ruinent et désolent encore tous les jours, à cause qu’ils préfèrent lessarrasins aux chrétiens tels que sont les Russiens. Quand ces pauvres gens ne peuvent plus donner ni or ni argent, ils les emmènentavec leurs enfants comme des troupeaux de bêtes, pour leur faire garder les leurs. Au delà de la Russie, en tirant au nord, est laPrusse, que depuis peu les chevaliers teutoniques ont subjuguée entièrement ; ils pourraient en faire autant et bien aisément de toutela Russie, s’ils voulaient s’y employer. Car si les Tartares savaient que notre grand pontife, le pape, fît croiser les peuples contre eux,ils s’enfuiraient tous bien vite et s’iraient cacher dans leurs déserts.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 15VX
Des souffrances et incommodités que les nôtres endurèrent en ce voyage et de la sépulture des Comans.Nous allions donc toujours vers l’orient, ne trouvant rien en notre chemin que ciel et terre, et quelquefois à main droite la mer qu’ilsappellent mer du Tanaïs, et çà et là des sépultures de Comans, que nous découvrions de deux lieues loin : car les enterrements detoute une famille et parenté se font en un même endroit. Tant que nous cheminions parmi ces déserts, nous étions assez bien, au prixdu mal que nous avions quand nous arrivions en un de leurs logements, lequel était si grand que je ne le saurais exprimer. Notreguide voulait qu’à chaque capitaine que nous trouvions nous lui fissions un présent, à quoi nous ne pouvions pas fournir, d’autant quenous étions huit personnes qui vivions tous de nos provisions, sans compter les serviteurs tartares qui voulaient manger comme nous.Nous étions cinq maîtres, puis les trois qui nous conduisaient, deux qui menaient les charrettes, et un qui venait avec nous jusqu’àSartach. Les viandes qu’ils nous donnaient ne nous suffisaient pas, et nous ne trouvions rien à acheter avec notre argent. Lorsquenous étions assis sous nos charrettes à l’ombre, à cause de la grande chaleur qu’il faisait alors, ils nous importunaient extrêmement,se venant jeter sur nous, nous tourmentant et pressant pour voir tout ce que nous portions. J’étais fort chagrin de voir que quand je leurvoulais dire quelque parole d’édification, notre truchement me disait : « Vous ne me ferez pas prêcher aujourd’hui ; je n’entends riende tout ce que vous dites. » Il disait vrai : car depuis je compris fort bien, lorsque je commençai à entendre un peu la langue, quequand je lui disais une chose il en rapportait une autre à sa fantaisie. Voyant donc qu’il ne servait de rien de lui dire quelque chosepour le répéter, j’aimai mieux me taire. Nous cheminâmes ainsi de logement en logement, avec grande peine et travail ; de sorte quepeu de jours avant la fête de la Madeleine, nous arrivâmes au grand fleuve de Tanaïs (le Don) qui fait la borne de l’Europe et del’Asie, comme le Nil est celle de l’Asie et de l’Afrique. En ce lieu où nous arrivâmes, Baatu et Sartach ont fait faire un logement deRussiens sur la rive orientale de ce fleuve, pour faire passer les ambassadeurs et marchands avec de petites barques. Ils nous ypassèrent les premiers, ensuite nos chariots, mettant une roue en une barque et une autre roue en une autre, et attachant bien cesbarques les unes aux autres, ils nous firent passer cette rivière. Notre guide s’y comporta fort mal, car sur ce qu’il crut que ceux dulogement nous dussent fournir de chevaux, il renvoya les bêtes qui nous avaient portés ; et comme nous leur en demandions d’autres,ils nous répondaient fort bien que Baatu leur avait donné un privilège qui les exemptait de cela, qu’ils n’étaient destinés qu’à passeret repasser ceux qui allaient et venaient ; et même ils prenaient un gros droit des marchands pour cela. Nous demeurâmes ainsi troisjours entiers sur le bord de la rivière. Le premier jour ils nous donnèrent un grand poisson appelé barbote, tout frais ; le second jour dupain de seigle et quelque peu de chair, qu’un officier de ce bourg-là avait été prendre de maison en maison ; et le troisième jour despoissons secs, dont ils ont en abondance.Au reste, ce fleuve était large en ce lieu-là, comme est la Seine à Paris. Avant que d’y arriver, nous avions passé plusieurs autresrivières très belles et poissonneuses ; mais les Tartares ne savent pêcher ni ne se soucient pas du poisson, s’il n’est si grand qu’ilsen puissent manger et s’en rassasier comme on fait du mouton. Ce fleuve est la borne orientale de la Russie et prend sa source endes marais qui s’étendent jusqu’à l’océan Septentrional, mais il a son cours vers le midi et s’embouche en une grande mer de septcents milles d’étendue avant que d’arriver à la grande mer ; toutes les eaux que nous passâmes vont de ce côté-là.Ce fleuve traverse à l’occident une grande forêt, et les Tartares ne montent jamais au delà vers le nord, parce qu’en ce temps-là, quiest environ vers le commencement du mois d’août, ils reprennent leur chemin vers le midi. Si bien qu’ils ont un logement plus bas, paroù les ambassadeurs passent en temps d’hiver. Nous étions donc là en une grande peine, ne pouvant trouver ni bœufs ni chevauxpour notre argent ; à la fin, après que je leur eus fait connaître le travail que j’avais entrepris pour le bien commun du christianisme, ilsnous accommodèrent de bœufs et d’hommes ; mais pour nos personnes, il nous fallut aller à pied. C’était au temps qu’ils coupaientles seigles, car le froment n’y vient pas bien ; mais ils ont du millet en abondance. Les femmes russiennes ornent leurs têtes ainsi queles nôtres, et bordent leurs robes depuis le bas jusqu’aux genoux de bandes de vair et d’hermine. Les hommes portent des manteauxcomme les Allemands ; mais ils se couvrent la tête de certains bonnets en feutre pointus et fort hauts. Nous cheminâmes trois joursentiers sans trouver aucune habitation, étant fort las, et nos bœufs aussi, ne sachant où nous pourrions trouver les Tartares ; il nousarriva deux chevaux qu’on nous avait envoyés en diligence, dont nous fûmes fort réjouis. Notre guide et notre truchement montèrentdessus pour aller découvrir de quel côté nous pourrions trouver quelque logement. Enfin, au quatrième jour, nous en trouvâmes avecautant de joie que ceux qui après la tempête arrivent au port. Ayant pris là des chevaux et des bœufs, selon que nous avions besoin,nous poursuivîmes notre chemin de logement en logement, tant que nous parvînmes le dernier jour de juillet jusqu’à celui de Sartach.Voyage (Rubruquis) : Chapitre 16IVXDu pays où était Sartach et des peuples qui lui obéissent.Tout le pays au delà du Tanaïs est très beau, rempli de forêts et de fleuves du côté du nord. Il y a de grands bois qui sont habités dedeux sortes d’hommes. Les uns s’appellent Moxel, qui n’ont aucune loi, et sont entièrement idolâtres. Ils n’ont point de villes ni devillages, mais seulement quelques cabanes çà et là dans les bois. Ceux de cette nation avec leur seigneur avaient été tués la pluparten Allemagne. Les Tartares les y avaient menés ; et ils ont conservé de l’estime pour les Allemands, et s’attendent bien d’être un jourdélivrés par eux de la servitude des Tartares. Quand quelque marchand étranger arrive chez eux, il faut que celui chez qui il descend
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