Voyage autour du monde par M. Lesson
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Voyage autour du mondeM. LessonRevue des Deux Mondes, tome 1, 1830Voyage autour du monde par M. Lesson[1]Journal pittoresque d’un voyage autour du monde par M. LessonSource intarissable de plaisirs et d’instruction, les voyages sont la lecture des jeunes gens et des vieillards, des gens du monde etdes érudits, des simples amateurs aussi bien que des géographes ; ils fournissent aux uns des distractions ; ils peignent aux autresdes coutumes, des mœurs nouvelles ; ils procurent à tous une lecture attrayante animée, et qui n’est jamais sans d’heureux résultatpour l’intelligence. De là, le succès de cette masse de relations de voyages que chaque année voit éclore chez les nations civiliséeset, par suite cette avidité générale pour cette branche de la littérature. On peut même dire qu’il n’existe point, rigoureusement parlant,de mauvaises narrations de voyages, et que, dans les plus médiocres, un esprit droit peut encore puiser d’utiles vérités.Mais il est une classe de relations bien moins nombreuse, plus exclusivement en possession de fournir des tableaux neufs,pittoresques et variés : c’est celle des voyages sur mer. Franchissant les immenses solitudes de l’Océan, le vaisseau parcourt lesparages les plus éloignés, les climats les plus divers ; et le lecteur, transporté sans cesse du pôle nord au pôle sud, de la zône torrideaux régions tempérées, des deux Amériques au fond de l’Océanie, se trouve ainsi assister à toutes les impressions qu’ont faitéprouver au ...

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Voyage autour du mondeM. LessonRevue des Deux Mondes, tome 1, 1830Voyage autour du monde par M. LessonJournal pittoresque d’un voyage autour du monde par M. Lesson[1]Source intarissable de plaisirs et d’instruction, les voyages sont la lecture des jeunes gens et des vieillards, des gens du monde etdes érudits, des simples amateurs aussi bien que des géographes ; ils fournissent aux uns des distractions ; ils peignent aux autresdes coutumes, des mœurs nouvelles ; ils procurent à tous une lecture attrayante animée, et qui n’est jamais sans d’heureux résultatpour l’intelligence. De là, le succès de cette masse de relations de voyages que chaque année voit éclore chez les nations civiliséeset, par suite cette avidité générale pour cette branche de la littérature. On peut même dire qu’il n’existe point, rigoureusement parlant,de mauvaises narrations de voyages, et que, dans les plus médiocres, un esprit droit peut encore puiser d’utiles vérités.Mais il est une classe de relations bien moins nombreuse, plus exclusivement en possession de fournir des tableaux neufs,pittoresques et variés : c’est celle des voyages sur mer. Franchissant les immenses solitudes de l’Océan, le vaisseau parcourt lesparages les plus éloignés, les climats les plus divers ; et le lecteur, transporté sans cesse du pôle nord au pôle sud, de la zône torrideaux régions tempérées, des deux Amériques au fond de l’Océanie, se trouve ainsi assister à toutes les impressions qu’ont faitéprouver au voyageur les scènes imposantes et magiques qui frappent ses regards. Qui n’a lu cent fois ce que Bougainville a ditavec tant de grâce de la délicieuse O-taïti, ce que Cook a écrit sur ces îles si riantes et si vantées de la mer du Sud ?…Depuis la paix, la France a vu sortir de ses ports plusieurs expéditions. Leurs résultats scientifiques ont été considérables, et lapublication somptueuse de tous ces travaux fait le plus grand honneur au gouvernement, qui élève à la gloire de notre patrie desmonumens irrécusables de son amour pour les sciences. L’auteur de ce journal faisait partie de l’une des expéditions ordonnées parle roi.M. Lesson n’a point cherché, dans sa narration, à entrer en concurrence avec M. Duperrey, qui commandait la Coquille. Cenavigateur distingué, écrivant la relation officielle du voyage, a dû suivre les erremens prescrits pour cette sorte de rédaction. Il a dûfaire connaître au monde savant le résultat de son importante mission ; il a dû fixer l’attention sur la part que chacun de sescollaborateurs a eue dans le succès de la campagne. Un tout autre a dirigé M. Lesson. Ces grandes relations par leur format, le luxe,les cartes et les figures qui les accompagnent, étant à très haut prix, n’ont par suite qu’un succès restreint, et ne se trouvent que dansles grandes bibliothèques. Leur lecture est d’ailleurs rendue pénible pour une foule de lecteurs, par les pages de chiffres qui coupentles chapitres ; ce sont, en un mot, des recueils de haute importance à consulter, mais que les gens du monde ne cherchent point àlire. C’est uniquement à cette dernière classe que M. Lesson a cru devoir adresser son journal.Homme privé, il a pu, dans sa rédaction, s’abandonner à toutes les sensations qui le captivèrent, et chercher à faire passer dansl’ame du lecteur ses émotions. C’est en peintre qu’il esquisse d’une touche large les productions des contrées qu’il a parcourues, etchaque trait gagne encore des connaissances du naturaliste. Son livre sera donc un vaste panorama des nombreuses contréesvisités par la corvette la Coquille ; tout promet aux lecteurs qu’il sera un tableau riche en couleurs, et une histoire fidèle despeuples et des êtres étudiés pendant trois années, et sous tant de climats divers.Il nous suffira de mentionner les lieux où la Coquille a abordé pour donner l’idée de l’intérêt de ce Journal. Ainsi, le Brésil, lesMalouines, le Chili, le Pérou, O-taïti, Borabora, la Nouvelle-Irlande, Bouka, l’île de Waigiou, Bourou, Amboine, la Nouvelle-Hollande, laNouvelle-Zélande, la Nouvelle-Guinée, Rotouma, Oualan, les îles Carolines, l’île de Java, l’île Maurice, Bourbon, l’Ascension, Sainte-Hélène, etc. formeront autant de chapitres remplis de documens curieux, et présentés d’une manière attrayante. L’auteur a bien voulunous en communiquer quelques fragmens. Nous avons éprouvé, en les parcourant, un si vif plaisir, que nous avons cru devoir le fairepartager à nos lecteurs, avant même que l’ouvrage n’ait été imprimé. Nous reviendrons plusieurs fois sur cette importantepublications [2].Relâche aux îles MalouinesDescription de la Soledad (Communiqué par M. Lesson.)Le 18 novembre 1822, nous mouillâmes au milieu de la Baie française, à une grande distance de la terre, dans une position isolée.Les grains de pluie, de grêle, et le vent soufflant par raffales, avec une effroyable énergie, s’opposaient à ce que nous puissionscommuniquer avec la terre ; et cependant c’était à qui témoignerait le plus d’ardeur pour s’y rendre ; à qui pourrait le premierl’interroger sur ce qu’elle produit. Le 21, on se décida à expédier des chasseurs ; leur retour procura le plus vif plaisir : car ils nevenaient pas les mains vides ; et le grand nombre d’huîtriers, d’oies, de bécassines qu’ils avaient tués, nous promettaient un confortnullement à dédaigner. Les matelots expédiés dans l’embarcation qui porta nos pourvoyeurs, ne restèrent point oisifs sur la grève ; ilsaperçurent quelques jeunes chevaux, issus de races qu’y introduisirent les Espagnols. Les poursuivre avec vigueur fut leur premièreidée ; et, à la suite soit de lassitude, soit de manœuvres bien combinées, ils parvinrent à se cramponner a la crinière de l’un d’eux, età lui couper la gorge avec leurs couteaux, seules armes dont ils fussent muni. Un marin n’est jamais embarrassé lorsqu’il s’agit de seprocurer des vivres, Le noble animal fut bientôt dépouillé, tronçonné par quartiers, et sa chair distribuée à l’équipage. Les environs dela Baie française ne se composent que de plaines rases légèrement ondulées, couvertes d’herbes assez hantes, où apparaissent apeine quelques bruyères, la vue cherche en vain à découvrir un seul arbre, un seul arbuste ; on ne voit qu’une prairie herbeuse,marécageuse ou entrecoupée par de larges flaques d’eau saumâtre : et toutefois, malgré cela, un des canotiers s’égara et ne put
rejoindre la Coquille. Nous le crûmes tombé dans quelques fondrières, et le lendemain les hommes expédiés à sa recherche nous leramenèrent transi de froid, et mourant de faim.Le 23, je me préparai à faire une excursion accompagné de MM. Bérard, Lottin, Gabert, et de notre maître canonnier Roland,excellent homme, plein de bravour, et possédant à un haut degré la gaieté et la vivacité provençales. La baleinière était à nos ordres,et nous avions le projet de nous enfoncer dans les anfractuosités du port Duperrey, ainsi nommé par M. De Freycinet, et de visiter lesdébris de l’Uranie, qu’on jeté à la côté au fond de la baie, après qu’elle eût été crevée par une pointe de rocher. Cette promenaderappelait de tristes souvenirs à trois personnes de notre petite caravane, qui avaient partagé les travaux et les fatiques de laprécédente campagne, et qui ne sortirent de cette île déserte qu’après un séjour prolongé et de nombreuses privations. En arrivantsur la plage ou l’Uranie avait été abandonnée, nous retrouvâmes encore la coque de ce navire, des carronades enfoncées dans lesable, des caisses en fer, des débris de toutes sortes. Les vagues bouleversées par les tempêtes des hivers rigoureux de ceshautes latitudes avaient soulevé au-dessus d’une petite chaîne de rochers sa carcasse froissée. Là paraissait l’emplacementqu’occupaient les naufragés ; là se trouvait le lieu où leurs inquiétudes bien souvent durent rendre amers leurs réflexions ; puis,reportant mes regards sur la Coquille qui paraissait au loin dans toute sa grâce nautique, je me disais : « A peine venons-nous dequitter la France : notre ardeur est sans bornes comme nos illusions ! quel sera l’écueil où viendra se briser cette machine flottante ?reverra-t-elle le port ? une île déserte doit-elle être notre dernière demeure, ou bien l’estomac d’un cannibale sera-t-il notre tombeau ?» En quittant le vaissau dès trois heures du matin, nous espérions jouir d’un temps passable. Mais bientôt des tourbillons de vents sefirent sentir, et une pluie qui tomba par nappes serrées, sans discontinuer, nous trempa complètement. En vain cherchâmes-nous unabri, une grotte sur ces longues plages uniformes, bordées de dunes sablonneuses ; rien ne put nous garantir des averses du ciel, etnotre canot était à près de deux lieues du point où nous nous étions rendus pour chasser. Des milliers de canards étaient immobilessur la grève ; mais nos fusils, imbibés d’eau, ne purent jamais faire feu. Cette espèce que les Anglais nomment race-horse, ou chevalde course, des ailes trop petites pour pouvoir voler : aussi ne s’éloigne-t-elle pas de la mer, qui est son élément naturel, bien qu’ellesache courir sur le sable avec une grande rapidité.Il nous fallut rétrograder pour trouver un abri contre le déluge qui nous inondait. J’étais chargé pour ma part de divers oiseauxdestinés à nos collections, et d’échantillons de roches dont le poids ne contribuait pas peu à m’accabler. Il me fallut jeter ce résultatde notre pénible course pour alléger ma marche ; et qui sait si, en Europe, quelque savant assis dans un fauteuil à bras, la têteenveloppée de fourrures, les pieds étendus près d’un feu vif et bien nourri, n’eût pas critiqué le choix et la préparation de ces objets ?Enfin nous rejoignîmes notre baleinière. Les rameurs avaient dressé une tente avec la voile de l’embarcation, et nous nousempressâmes de gagner ce réduit protecteur. Nous étions aux Malouines pendant l’été, et cependant un froid piquant se faisaitsentir ; l’eau avait macéré nos corps, et la faim nous aiguillonnait. Sur le soir, la pluie cessa un instant alors nos marins firent degrands feux avec les bruyères, et les disposèrent en un cercle au milieu duquel nous nous plaçâmes. La fumée qui s’échappait deces broussailles humides, tout en nous boucannant, nous séchait, et, pendant ce temps, un des nôtres faisait rôtir sur une baguettede fusil deux oies à demi plumées que nous dévorâmes avec avidité. Bientôt la gaieté vint bannir le souvenir des contrariétés dumatin et nous roidir contre les petites tribulations assez ordinaires dans les voyages lointains… Le soir nous nous rembarquâmesdans la baleinière ; mais le temps était décidément mauvais. Un ciel noir chargé de vents, une mer grosse, notre embarcation quiportait mal la voile, nous rendirent les six lieues qui nous séparaient de la corvette excessivement, pénibles ; nous rejoignîmes noscompagnons dans la nuit, après avoir été plusieurs fois sur le point de chavirer.noccpuai tpuls el êmem omiullage  :elle éati tevun cehcreh rnu abir dasn lefnocneemtn de al baie ,e ndedasn des lîostLa Coquille des Pingoins et des Loups-Marins, non loin des ruines de l’ancien établissement fondé par Bougainville, au Port-Louis. Ce fut le lieuchoisi pour s’occuper des observations astronomiques, et dès lors chacun se livra aux recherches qui rentraient dans ses attributions.Dès le matin, le navire devenait presque désert : les chasseurs se dispersaient sur ces terres inhabitées par l’homme, mais où viventen paix une prodigieuse quantité d’animaux de toutes sortes ; et jamais ils ne revenaient sans qu’on fût obligé d’aller chercher lesproduits de leurs chasses. Les oies, les huîtriers, les nigauds, les bécassines, composaient les rations des matelots, et cetteabondance ne tarda pas à dégoûter ces derniers, qui, vers la fin de notre relâche, réclamèrent leurs vivres de mer, consistant enbœuf et en porc salés.Les îles Malouines sont vraiment une terre de promission pour ceux que le goût de la chasse entraîne. On n’a que L’embarras dugibier ; et celui-ci peu craintif ne s’éloigne que lorsqu’on va le toucher La quantité d’oiseaux et de lapins qu’on tua pendant notreséjour fut énorme, et on y joignit encore plusieurs cochons sauvages et deux jeunes taureaux. Les oiseaux de proie, d’une confiancesans égale, venaient arracher le gibier des mains du chasseur, et ceux qui dans les premiers temps cachaient des oies ou d’autresoiseaux dans l’herbe, pour les reprendre au retour, n’en trouvèrent jamais les moindres vestiges. Une buse bleue était remarquablepar son effronterie et sa grossière gloutonnerie. Quant aux nigauds, espèce de cormoran singulièrement multipliée, dont le nomindique assez la stupidité, on pouvait tuer tous les individus d’une troupe un à un, sans que leurs compagnons prissent leur vol etparussent avoir la conscience du danger auquel ils étaient exposés. Pour les manchots, leur chair huileuse et dure les fit dédaigner ;car, lorsqu’ils se trouvent à terre, où ils se rendent toujours par milliers d’individus, ils ne savent ni fur, ni résister.En allant visiter le Port-Louis, le premier pas que le fis sur la grève me plaça en face d’un tombeau : une ardoise servait d’inscriptiontumulaire, et de mausolée à un pauvre marin anglais dont les cendres reposaient en paix à une aussi grande distance de sa patrie.Le silence de mort qui règne sur ces terres, interrompu seulement par les voix criardes de quelques oiseaux d’eau, un ciel nébuleux,un soleil sans force, des prairies rougeâtres, des montagnes de grès à teinte blanchâtre, des maisons en briques dont il ne reste plusque des ruines, tout faisait naître des réflexions nombreuses sur cette terre antarctique, improductive et jetée au bornes du monde. Cest en vain que Bougainville tenta d’y fonder une colonie française : après quelques années d’essai, au moment où ce navigateurdevenu depuis si célèbre entrevoyait la prospérité de son établissement, il fallut satisfaire aux prétentions des Espagnols, et leurabandonner ce petit coin de terre qu’ils revendiquèrent comme une dépendance de l’Amérique que leur concédèrent les successeursde Saint-Pierre. Paresseux par habitude, inhabiles à vivre là où il n’y a pas de mines d’or les Espagnols quittèrent bientôt cetteportion de territoire, plus faite pour être défrichée par des hommes laborieux, actif, et qui savent quérir les fruits de la terre avecpersévérance et avec effort, tels que les Suisses. Dans ces dernières années, la république argentine essaya de renouveler lesprojets de l’Espagne et d’occuper les îles Malouines, afin d’enlever à tout autre peuple la possibilité de s’en emparer. Ces îles,
complètement stériles et incapables d’être cultivées, ne pourraient servir que de point militaire, destiné à commander le cap Horn etinterrompre le commerce de la mer du Sud. C’était ce qui avait porté les Anglais à fonder le port Egmont, sur l’île Falkland, la plusméridionale des Malouines, lorsque les Français s’établissaient à la Soledad, tant ces deux peuples sont divisés par une rivalité queleurs mœurs et des antipathies naturelles ne permettront jamais de faire disparaître entièrement.Près des ruines du Port-Louis, je cherchai un sol convenable pour confier à la terre les semences des plantes alimentaires, si utilesaux navigateurs qui viennent de battre la mer. J’espérais que mon espoir ne serait pas trahi, et que ceux qui trouveraient du cressonet du raifort remercieraient la main inconnue qui présentait à leurs malades des moyens simples de guérison. Mais le terrain artificielque j’ensemençai me laissa peu d’espoir, et lorsque nous partîmes, quelques germes apparaissaient seulement ; ils n’auront pastardé sans doute à être détruits par le animaux.Le 30, je quittai la corvette avec M. d’UrviIle, pour visiter la chaîne montagneuse qui s’étend au midi du Hâvre Duperrey, et quePernetty a nommée monumens. La plaine qui y conduit, couverte de bruyères, était incendiée, et brûlait à la surface depuis troisjours, parce que nos marins après avoir allumé de grands feux, à la manière des sauvages, ne s’étaient pas donné la peine de leséteindre. Ce sol tourbeux et charbonné, d’où s’élevaient des tourbillons de fumée, contrastait avec l’épaisse couche d’herbesétendues à une grande distance sur cette région de l’île, et les graminées verdoyantes et baignées à leur pied avaient desséchées etrôties à leur sommet, ce qui donnait une teinte uniformément rougeâtre à toute la campagne. Les montagnes que nous allions visiters’offraient dans une nudité repoussante. Le grès blanc, qui les compose en entier, n’était caché que dans certains endroits où desfougères dessinaient quelques écharpes fraîches et verdoyantes. Les versans prolongés et roide, que nous gravîmes sans efforts,offraient de temps à autres des ravines comblées par des blocs froissés et triturés, sous lesquels on entendait murmurer dessources. Les fougères et les nassauvies envoyaient, jusque là quelques colonies gazonnantes ; mais leurs efforts n’avaient pointencore pu envahir ces rochers éboulés.La chaîne dont je parle se dirige de l’est à l’ouest : elle n’est interrompue que par deux bras des baies de l’Huile et Choiseul, quis’avancent très-avant dans l’intérieur de l’île. Les crêtes de ces montagnes, hautes d’environ trois cents toises, usées par le temps etpar des catastrophes, sont couvertes de pans immenses de grès quartzeux représentant des cubes ou des tables d’un grand volumedont les assises imitent à s’y méprendre des restes d’édifices humains. A un ou deux milles, en effet, ces monceaux de grèsrappellent, à faire illusion, les vieux châteaux qui couronnent les collines escarpées du Dauphiné, ou les couvens à demi détruits queles moines perchaient sur des endroits peu accessibles dans les siècles féodaux. Ces strates de grès et de quartz sont placés avecune symétrie et une régularité telles, qu’on doit supposer que ce n’est que par des causes puissantes, telles que de vastes éruptionsd’eau, que leur parallélisme a été détruit sur certains points, et que des éboulemens considérables se sont formés sur d’autres. Dusommet de cette première chaîne, on domine les montagnes qui forment une seconde rangée dans la même direction. La vallée quila sépare ressemble à une grande route couverte de petites pierres brisées ; mais il nous fallut près d’une demi-heure pour latraverser, et notre marche était extrêmement difficile au milieu des blocs énormes, amoncelés pêle mêle, qui la remplissaient, et lesarêtes vives sur lesquelles il fallait poser les pieds. C’étaient ces masses démesurément grosses qui, du sommet de la montagne,nous semblaient des cailloux roulés et tassés au fond de la gorge. Sous ces roches murmuraient d’abondantes sources, et sedessinaient çà et là des touffes vertes de fougères, imitant des oasis au milieu des surfaces nues. Tout dans cette vallée était l’imagela plus parfaite du chaos ; tout fait présumer que la mer a long-temps séjourné dans son bassin après en avoir usé les parois.Les végétaux des plaines se retrouvent, sur ces montagnes peu élevées, et ce sont surtout ces singuliers bolax gommifères, le jonc àgrandes fleurs, la gunnère de Magellanie. Le plateau est recouvert d’une épaisse couche de tourbe, au milieu de laquelle sontcreusés des puits naturels, que remplissent les averses pluviales. Les rochers nus et battus des vents, sont tapissés de lichensfruticuleux, qui imitent par leurs ramifications nombreuses de petits arbustes. C’est l’usnée mélaxanthe sur sa teinte jaunâtre, sestiges annelées de brun, et ses cutelles d’un noir profond, son habitation sur les escarpemens exposés aux tempêtes australes,rendent intéressant aux botanophiles. De la grêle, de la neige et de la pluie, nous forcèrent à chercher un refuge dans desanfractuosités de la montagne ; mais quelques heures suffirent pour apporter des changemens dans cette température éminemmentvariable, et le soleil qui brilla un instant éclaira la surface de la Soledad. Notre vue se portait au loin sur la pleine mer, où des cétacésn’apparaissaient que comme un point noir sur sa nappe d’azur. La surface de l’île était dominée au centre par le mont Chatellux, pointculminant, d’où s’irradiaient une foule de petites chaînes se dirigeant en tous sens, et entre lesquelles serpentaient des bras de mer,des ruisseaux, ou qu’interceptaient des lacs d’eau salée. Les pins avec leur teinte rougeâtre, le ciel presque continuellement chargéde vapeurs, un jour terne et décoloré, des vents pleins de violence, donnaient à cette scène un aspect lugubre et sauvage Quelquestroupes de chevaux galopant en liberté dans des pâturages sans enclos, ou des taureaux et des génisses fuyant le voisinage descôtes, apportaient seuls quelque diversion à l’abandon et à la solitude de cette terre.En rejoignant au soir la Coquille, nous rencontrâmes sur la grève M. Roland, notre maître canonnier. Sa chasse avait été heureuse,car il avait tué un taureau et deux porcs. Le premier pesait tout dépouillé, 177 kilogrammes, et ces derniers, 50. les cochons n’ontpour se nourrir que les racines sucrées et les baies d’empetrum ; aussi leur chair est-elle maigre, et sans analogie pour la saveuravec celle des espèces domestiques d’Europe.Depuis plusieurs jours, je désirais visiter les îles aux Loups-Marins et aux Pingoins, qui sont placées au milieu de la baie de laSoledad. La surface des Malouines, rase et dépourvue d’arbustes, fatigue par sa monotonie. Il n’en est pas de même de ces deuxpetits îlots, entièrement recouverts de hautes graminées, dont les tiges pressées imitent des bois taillis, qui trompèrent plus d’unnavigateur, et les compagnons mêmes de Bougainville, lorsqu’ils vinrent s’établir dans ces climats. Ces gramens, à port de palmiers,sont désignés par Pernetty, dans la relation de son voyage, sous le nom de glayeuls. Ils forment des fourrées épaisses qui protègentles phoques à l’époque de leurs amours et les cavernes innombrables des manchots qui y vivent en république.Quel être singulier que le manchot, dont l’existence tient et de l’oiseau et du poisson ? Ses ailes rudimentaires, ses moignonsdisposés en rames, s’opposent à ce qu’il puisse voler. Ses plumes soyeuses recouvrent, protègent les chairs contre la macération àla suite d’un long séjour dans l’eau ; ses jambes, placées très en arrière du corps, le forcent à se tenir et à marcher droit. C’est parmilliers que les manchots demeurent sur les grèves, où leurs deux couleurs tranchées, le noir et le blanc, les font ressembler à uneprocession de pénitens provençaux. Autant la démarche de cet animal est gênée sur le sol, et son allure grotesque, autant cetoiseau-poisson nage avec vitesse, et se plait au sein des mers, où il se rend une grande partie de l’année. Les marins lui donnèrent
le nom de pingoin, à cause de la ressemblance qu’il a avec les pingouins de l’hémisphère boréal.L’espèce d’oiseau qui nous occupe est connue sous le nom de manchot à lunettes, parce que les côtés de la tête sont occupés pardu cercles blancs qui enveloppent les yeux : Les pêcheurs de phoques l’appellent jack-ass, d’après l’analogie de son cri avec lebraiement de l’âne, et les Espagnols pajaro-nino (oiseau-enfant). Il n’y a presque point de relations de voyages qui ne mentionnent cemanchot, très-anciennement connu, et que l’on trouve aussi au cap de Bonne-Espérance, au sud de la terre de Diémen, et sur toutesles îles placées sur les limites du pôle austral, telles que la Désolation, Macquarie, aussi bien que sur l’extrémité méridionale del’Amérique, aux Orcades du sud, comme à la Nouvelle-Shetland. Partout les rivages en sont peuplés : leurs innombrables légions,stupides, pressées, inactives, couvrent les grèves, et forment de longues files de l’ensemble le plus bizarre. « A les regarder de centpas on les prendrait pour des enfans de chœur en camail.  » dit le bénédictin Pernetty. La démarche de ces oiseaux, naturellementgênée par le défaut d’équilibre, s’oppose lorsqu’ils veulent éviter le danger qui les presse, à ce qu’ils puissent fuir sans tombercontinuellement. C’est alors qu’on les voit se culbuter, se relever pour retomber, et qu’ils sont réduits à employer leurs ailes informes,comme un point d’appui, qui aide à leur reptation plutôt qu’à leur marche. Parvenus à la mer, ils s’y précipitent ; mais, là ils se trouventdans leur véritable élément. Autant l’allure disgracieuse qui les caractérise, était gênée sur la terre, autant ils savent plonger avecaisance, nager avec prestesse, s’élancer par bonds, et c’est alors qu’ils semblent, par leur assurance, défier l’ennemi qui se montraitsi dangereux quelques instans auparavant.La stupidité de ces oiseaux est telle, que les matelots en massacraient un grand nombre, sans que ceux qui se trouvaient à leurscôtés parussent éprouver la moindre crainte Leur défiance ne leur vint qu’après des scènes répétées de destruction. C’était avec desbâtons qu’on les frappait impitoyablement, et qu’on tua beaucoup de ces pauvres animaux sans but et sans utilité. La vie estcependant chez eux très-tenace, et j’en ai vu fort souvent qui semblaient assommés, et qui ne donnaient aucun signe de vie pendantplus de dix minutes, se ranimer peu à peu, et fuir le sort qui leur était réservé. Surpris dans leur course gênée, les manchots necherchent pas toujours à échapper au péril qui les menace ; ils s’arrêtent parfois, essaient de l’affronter, et avec leur bec robustes’efforcent, en s’élançant sur leur injuste agresseur de lui rendre blessures pour blessure.Soit que les manchots aient à redouter des ennemis dans les animaux qui vivent aux Malouines, tels que le chien antarctique entreautres, soit que les côtes schisteuses de la grande terre ne leur conviennent point, il est de fait ne ce n’est que sur les îlots couvertsde gramens qu ils établissent leurs terriers. Ils pratiquent des sentiers à travers ces forêts herbacées, sentiers très-battus, quientretiennent leurs communications avec la mer ; leurs galeries souterraines sont percées dans un sol si meuble, qu’il m’arrivafréquemment d’enfoncer en marchant sur leur route, et d’être mordu avec force par l’oiseau couché sur son nid, et inquiet d’une visiteaussi inopinée. Quelques femelles couvaient encore pendant mon séjour aux îles Malouines, et rien ne pouvait les distraire de leursfonctions maternelles. J’aimais à épier les soins qu’elles prenaient de leur progéniture ; et leur attention n’était point troublée par lamienne : car elles se bornaient à quelques mouvemens de tête en apparence ridicules. Lorsque les jeunes manchots sont élevés, etpar conséquent capables de prendre la mer, la famille entière abandonne sa demeure terrestre, et va vivre dans l’océan pendant sixmois de l’année, pour accomplir ainsi les vues admirables de cette nature si féconde et si incompréhensible. Le cri de ces oiseauxest un braiement analogue a celui de l’âne, tellement ressemblant, surtout à l’instant où le soleil se couche, que l’illusion est complète.Souvent, durant les belles soirées d’été des Malouines ; si rares au reste, au moment où le crépuscule s’épaississait sous l’horizon,tous les manchots poussaient ensemble des cris étouffés et continuels, de manière qu’à une certaine distance, on croyait entendre lemélange de voix et l’agitation sourde d’une masse de peuple assemblée pour une fête publique, et dont l’atmosphère porte au loin,dans le calme, les sons tumultueux et confus.La chair de ces oiseaux est noire, très-compacte et indigeste ; une couche d’huile l’entoure, et la peau est tellement épaisse, qu’il fautécorcher l’animal avant de le faire cuire. Cependant les marins, que la vie dure et agitée de la mer rend si inconstans dans leursgoûts, trouvaient cet aliment assez bon et en mangeaient quelquefois.Il paraît que les manchots quittent les îles Malouines vers le 20 avril, et qu’ils y retournent au mois d’octobre.Lorsque la chimère d’un continent austral occupait même les meilleurs esprits, tous les voyageurs qui s’avançaient dans ce qu’onappelait la Magellanique, eurent occasion de parler des manchots, et tous, frappés d’étonnement à la vue de ces êtres alors aussifantastiques que de nos jours l’Ornithorhynque de la Nouvelle-Hollande, les décrivirent avec complaisance. C’est ainsi qu’ilsn’échappèrent point à Magellan, à Garcie de Loaisa (1525), à Alfonse de Camargo (1539), à Francis Drake (1577), qui leur imposale nom de pingoin à cause de leur graisse huileuse, à Thomas Cavendish (1586), à Richard Hawkins (1593), qui prétentit quepingoin venait du galloi, pen, tête et gwin, blanche, à Sebald de W ert (1600), a François Cauche (1651), à Narborough (1670), etenfin à Sharp (1680). Mais leur histoire ne fut dégagée des fables qui la défiguraient, que lors des voyages de Carteret, Byron,Wallis, Pernetty, Bougainville, Pagés, Cook, Forster et Fleurieu.On rencontre encore deux autres sortes de manchots, dont les habitudes solitaires contrastent avec la sociabilité de l’espèceprécédente. La plus robuste de taille, est le roi des pingoins des navigateurs anglais, que sa cravate dorée, encadrée d’un noirvelouté fait distinguer de très loin, et la seconde est le gorfou sauteur, auquel deux huppes élégantes d’un jaune vif, placées sur lefront, prêtent un air de coquetterie.Les Malouines se trouvent situées à 75 lieues de la terre des États, et à 140 du Cap Horn. Les deux îles qui composent ce groupe,sont séparées par un canal auquel les Espagnols ont donné le nom de San-Carlos. Occupant les 51 degrés de latitude australe, ellessont par conséquent soumises aux influences d’une climature rigoureuse. Lorsque Bougainville y transporta des familles canadienneset résolut d’y fonder un établissement, il crut devoir les nommer Malouines parce qu’il les regardait comme n’ayant été bienexplorées que par les intrépides Bretons dont Saint-Malo arma pendant long-temps les aventureux corsaires dans l’intervalle de 1700à 1708. Il donna le nom de Contià l’île la plus boréale, que les Espagnols connaissent sous celui de Soledad. C’est sans contreditaux navigateurs anglais Davis et Cavendish que l’on en doit la première mention, car ils les aperçurent en 1592 ; et les cartes dutemps les désignent même sous le nom d’îles méridionales de Davis. Plus tard, Richard Hawkins, n’en vit que les côtes boréales,qu’il dédia à sa fille, et d’autres disent à la reine Elisabeth, sous le nom d’Hawkins’s Maiden-Land ou de terre vierge d’Hawkins. En1689, Strong parcourut l’île la plus sud qu’il nomma Falkland. Depuis ces anciennes époques, ces terres ont été visitées par ungrand nombre de voyageurs de tous les pays ; et leur destination principale est aujourd’hui de servir de relâche aux navires expédiés
pour la pêche des baleine, et la chasse des phoques.L’étendue des Malouines est d’environ quarante lieues en longueur, et leur relief a cela de remarquable qu’il est composé demontagnes peu élevées, le plus ordinairement dénudées, ou de prairies tourbeuses et humides, couvertes de pelouses épaissesdues à des graminées, à des mousses et à de petites fougères. Leur surface ne supporte aucun arbre ; elles sont complètementdémunies de bois, et ceux qu’on a cherché à y planter n’ont même pu croître. Leurs collines et les vallons qu’elles encaissent, lesrivières poissonneuses qui y serpentent, les marais et les étans qui découpent le terrain, de nombreux troupeaux de bœufs et dechavaux redevenus sauvages, un gibier abondant, contribuent à rendre ces îles intéressantes sous le triple rapport de leurcolonisation temporaire, de leurs productions naturelles ; et des avantages qu’elles présentent aux navigateurs comme point deravitaillement avant de franchir le cap Horn, pour entrer dans la mer du sud.Le précis historique des circonstances qui portèrent Bougainville à vouloir établir une colonie sur ces îles désertes, se trouve aucommencement de la relation du voyage autour du monde de ce marin justement célèbre et le bénédictin don Pernetty, aumônier desnouveaux colons, nous a lui-même laissé deux volumes d’observations superficielles sans doute, mais dont les détails sontcependant d’une grande exactitude. Le port Egmont reçut une colonie d’Anglais peu de temps après que les Français se furentinstallés à la Soledad. Ce n’était point des établissemens destinés à devenir florissans ; c’était plutôt des campemens de pêcheurs,et des points de ravitaillement pour les corsaires français ou anglais qui croisaient alors avec succès sur les côtes d’Amérique, et quiportaient les plus grands préjudices au commerce espagnol dispensateur, à cette époque, de l’or du Nouveau-Monde. La courd’Espagne ne se méprit point sur le but caché de ce voisinage devenu inquiétant : elle réclama les Malouines, comme unedépendance naturelle de la Magellanie qu’on ne pouvait lui contester, et fit écouter ses plaintes ; car elle était alors influente dans labalance de l’Europe. On dut donc renoncer, à Versailles et à St-James aux deux établissemens que ces gouvernemens avaientfavorisés dans des temps d’hostilité, et qui blessaient une puissance devenue amie.Sur une terre improductive, où nul arbre ne pouvait croître, où nulle culture ne saurait alimenter les colons, sous un ciel nébuleux quisévit pendant une grande partie de l’année, où les approvisionnemens devaient être apportés de la mère patrie, les Espagnols,possesseurs d’un tiers du globe et des contrées les plus fertiles, ne pouvaient ni ne voulaient y séjourner d’une manière permanente.Satisfaits d’avoir expulsé leurs rivaux, ils se retirèrent en abandonnant les Malouines à l’isolement auquel elles semblent pour long-temps encore condamnées. Ce n’est pas que la nouvelle république de la Plata n’ait eu, en 1825, la velléité d’en reprendrepossession ; mais des tentatives incomplètes et sans résultats, ne suffisaient point pour remplir le but qu’elle pourrait se proposerdans des temps plus prospères et lorsque son administration intérieure sera consolidée.La position des Malouines est surtout heureuse comme centre de pêcherie : c’est à ce titre que les baleiniers les fréquentent pour ypoursuivre les grands cétacés communs dans les mers qui les baignent ; pendant long-temps aussi elles furent le rendez-vous deschasseurs de phoques qui eurent bientôt détruit le plus grand nombre de ces amphibies si précieux et si utiles par les produits queles arts en retirent. La chasse des phoques est à peu près inconnue en France, et les détails que nous allons esquisser, seront neufspour nos lecteurs, bien qu’ils soient vulgaires chez les peuples commerciaux par excellence, tels que les Anglais et les Américains.Ces derniers, dont le génie est exclusivement dirigé vers ces spéculations, ont en grande estime Ennerick, surmonté le Cook del’Amérique, pour avoir tracé à ses compatriotes la route qui les a conduits à une nouvelle source de fortune. Ce marin, par unesingulière destinée, a succombé aux îles Sandwich, comme le grand navigateur d’Albion, et fut coupé en deux par le boulet d’unvaisseau américain qui voulait lui rendre hommage en le saluant de son artillerie.Habitans naturels des confins du monde, les phoques ne sont nulle part plus abondans, nulle part en troupes aussi considérables,que sur les côtes savauges qu’envahissent les glaces du pôle austral. Leurs tribus s’y multipliaient en paix depuis des siècles ; maisles progrès de la navigation ont fait éclore, dans ces trente dernières années les entreprises hardies qui n’ont pas peu contribué àporter parmi elles une rapide diminution ; les phoques, de plus en plus repoussés des zônes tempérées où ils vivaient anciennement,sont forcés aujourd’hui de chercher un refuge sur les points les plus écartés du globe. Ce n’est pas que ces animaux soient encorecomplètement expulsés des côtes du Chili, du Pérou et de la Californie, qu’on ne les trouve dans la Méditerranée aussi bien quedans l’océan Indien ; mais dans ces mers, il ne vivent qu’isolés ou par individus solitaires, qu’on dédaigne de poursuivre, car lesfaibles gains que leur chasse procureraient seraient loin de compenser les frais des armateurs. Les phoques de l’hémisphère dunord n’ont aucune analogie avec ceux de l’hémisphère du sud, et c’est bien à tort qu’on a cherché à les comparer, tant il est vrai queles noms de loups, de chats marins, de lions de mer qu’on a donnés à toutes ces espèces ont singulièrement contribué à rendreinintelligibles les descriptions des voyageurs. Les îles Malouines dont les rivages se peuplaient de phoques dans certains temps del’année, ont été rapidement épuisées ; les amphibies qu’on y rencontre encore sont en petit nombre, et ne présentent plus que lesrestes de ceux qui échappèrent à des massacres régularisés par l’homme.Les Anglais et les Américains de l’Union arment chaque année plus de 60 navires pour chasser les phoques. Ils furent expédiésd’abord sur les côtes de Magellanie, les Malouines, la Nouvelle-Zélande, et le sud de l’Australie. Ces contrées ne fournissant plus àdes expéditions fructueuses, il fallut se lancer dans les parages les moins fréquentés, et c’est ainsi que les Shetland méridionalesétaient connues depuis plusieurs années par des chasseurs de phoques, qui s’y rendaient en secret, et que Powel et Weddell, tout endirigeant avec succès leurs entreprises lucratives, ajoutèrent des notions d’un haut intérêt sur les terres antarctiques qu’ils explorèrentdans un but purement commercial.Les armemens destinés exclusivement à la chasse des phoques, exigent des navires solidement construits et du port d’environ troiscents tonneaux. Tout y est installé avec la plus grande économie : pour cette raison, les fonds du navire sont doublés en bois :l’armement se compose de barriques pour mettre l’huile, de six yoles armées comme pour la pêche de la baleine, et d’un petitbâtiment de quarante tonneaux mis en botte à bord et que l’on monte aux îles destinées à servir de théâtre à la chasse. L’équipagese compose de 20 à 23 hommes, et on estime à 130,000 francs la mise dehors pour campagne ordinaire. Les marins qui se livrent àces entreprises ont généralement pour habitude d’explorer divers lieux successivement ou de se fixer sur un point d’une terre et defaire des battues nombreuses aux environs. Ainsi, il est assez d’usage qu’un navire soit mouillé dans un hâvre sûr, que ses agrèssoient débarqués et abrités, et que les fourneaux destinés à la fonte de la graisse soient placés sur la rive. Tandis que le navireprincipal est ainsi dégréé, le petit bâtiment très-léger est armé de la moitié environ de l’équipage, pour faire le tour des terresvoisines, en expédiant ses embarcations lorsqu’il voit des phoques sur les rivages, ou laissant çà et là des hommes destinés à épier
ceux qui sortent de la mer. La cargaison totale se compose d’environ 200 phoques coupés par gros morceaux et qui peuvent fournirquatre-vingt à cent barils d’huile, chaque baril contenant environ 120 litres, et valant à peu près 80 francs. Arrivées au port où estmouillé le grand vaisseau, les chairs coupées par morceaux sont transportées sur le rivage, pour être fondues dans les fourneauxqu’on y a établis. Les fibres musculaires qui restent comme résidus, sont employées à alimenter le feu. Les marins ont pour leur soldeun partage dans le bénéfice, et chacun d’eux se trouve ainsi intéressé au succès de l’entreprise. La campagne dure quelquefois troisannées, au milieu des dangers de toute sorte et de privations inouies. Les vaisseaux ont pour habitude de jeter quelques hommessur une île pour qu’ils y séjournent toute une saison, et vont souvent à 2000 lieues plus loin pour en semer, dans le même but,quelques autres. Ç’est ce qui rend compte de ce nombre assez considérable d’Européens qui ont vécu pendant plusieurs années surdes terres désertes, par suite du naufrage du bâtiment qui devait les reprendre à une époque déterminée, et que d’autres navigateursretirent de leur cruel abandon, en les ramenant dans leur patrie.Les chasseurs qui fréquentent la mer du Sud reconnaissent trois espèces de phoques, qui sont plus particulièrement l’objet de leursarmemens. On ne retire de la première qu’une huile destinée à l’éclairage ou à des préparations grossières ; on l’importe en Europe.C’est le lion marin d’Anson, l’éléphant de mer des Anglais, ou le phoque à trompe des naturalistes. La deuxième, recherchée pour sapeau, avec laquelle on confectionne d’excellens cuirs, est le phoque à crin, ou l’otarie molosse dont j’ai publié une figure dans lazoologie du royaume de la Coquille. L’espèce qui donne ce précieux pelage, dont l’éclat, la douceur soyeuse égalent celui de laloutre, et que les Chinois prisent beaucoup, est le phoque à fourrure ou l’ours marin de Fors ter. Cependant, sous ce dernier nom, ilparaît que les Anglais et les Américains confondent plusieurs espèces inconnues des naturalistes, et bien distinctes. Ainsi, suivanteux, le phoque à fourrure de la Patagonie a une bosse derrière la tête, celui de la Californie a une très-grande taille, le upland sealou phoque de haute terre est petit et habite exclusivement les îles Macquarie et Pennantipodes ; enfin celui du sud de la Nouvelle-Zélande paraît avoir des caractères distincts.C’est en mai, juin, juillet et une partie d’août que les phoques à fourrure fréquentent la terre. Ils y reviennent encore en novembre,décembre et janvier, époque à laquelle les femelles mettent bas. Les petits tettent l’espace de cinq ou six mois. Un fait notoire estl’usage constant qu’on ces amphibies de se lester en quelque sorte avec des cailloux, dont ils se chargent l’estomac pour aller àl’eau, et qu’ils revomissent en revenant au rivage.Après cette digression qui, nous le croyons, ne manque pas d’intérêt, revenons aux îles Malouines.Le climat des îles Malouines est marqué par des changemens asses brusques dans la température de l’air ; et bien que les froidssoient modérés, les vents violents de l’ouest qui y règnent, et des pluies fréquentes font que les deux seules saisons qu’on yremarque, l’hiver et l’été, sont peu distinctes. Notre séjour en décembre correspondait au mois de juin de notre hémisphère, etcependant des froids piquans se faisaient sentir le soir et le matin, et la neige n’était point encore fondue sur les sommets desmontagnes de l’intérieur. Tant que dura notre relâche, nous n’eûmes point un jour complètement serein. Lorsque le soleil brillait avecle plus de splendeur, des nuages chargés apparaissaient bientôt pour se résoudre en grains qui se partageaient l’horizon. Bien desfois, j’ai vu les collines rocailleuses voisines de la mer, dorées par les rayons du soleil couchant, tandis qu’à quelques pas, des nuéeslaissaient précipiter des torrens d’eau, en resserrant leurs ondées dans un étroit espace.Bougainville se louait beaucoup des Malouines, sous le rapport de la salubrité. Notre relâche a été de trop courte durée pour quenous ayons à infirmer ou à valider cette opinion ; car nous en partîmes sans avoir de malades parmi les gens de l’équipage.Cependant les bancs épais de limon tourbeux encombrent les approches de plusieurs points de la baie, et surtout les rivages de l’îleaux Loups-Marins. Cette vase, à laquelle se joignent des myriades de mollusques en putréfaction et les épaisses couches des fucuspyrifères en décomposition, exhalent une odeur d’une horrible fétidité, et tout autorise à penser que les miasmes qui s’en dégagentauraient les résultats les plus fâcheux sur des hommes qui seraient soumis à leur influence par un séjour constant. Ces changemenssubits de la température devraient encore y faire éclore les affections inflammatoires de la poitrine et des phlegmasies variées etintenses. Dans les contrées que l’homme n’anime pas de sa présence, le voyageur se trouve réduit à présenter les détails, techniques dessciences qu’il appel à son secours, pour peindre le sol où ses pas errèrent à l’aventure. Ses recherches, consacrées aux êtres quipeuplent ces régions dédaignées par le dominateur de la création entière, quoique graves et sèchent en apparence, offrentcependant un charme de toutes les circonstances et de tous les temps. L’ossature de la Soledad est formée par un terrain de schistefeuilleté, de la nature de la phyllade, qui supporte un grès très-blanc, à grains très-fins, constituant sans partage toutes les chaînesmontagneuses, et dans ces schistes sont enclavés des débris fossiles de spirilfères. Le sol, proprement dit, se trouve réduit à uneargile rouge ocreux, feuilletée, supportant deux espèces de tourbes. C’est ce que Bougainville, qui aimait à se faire illusion nommaitsi improprement terre franche arable. Or, Forster et Cook, en décrivant la nature des roches du Hâvre de Noël, de la Terre desÉtats, nous indiquent la même composition minéralogique, et il en résulte cette preuve palpable que les Malouines, de même quetous les îlots morcelés à l’extrémité de la Magellanie ont formé un tout, qui a été violemment séparé de l’Amérique par quelquegrande catastrophe de la nature. La pierre à chaux ne s’offre que sous les formes de fragmens arrondis, dont l’origine est due à despolypiers qui encroûtent les roches dans plusieurs points des baies. Les deux sortes de tourbe qui se partagent toute la surface dusol, sont, où une terre de bruyère sèche, formée par la décomposition des radicules des empetrum et des vaccinium des coteaux,tandis que la seconde, due à la décomposition des mousses, des fougères est grasse et marécageuse. La vraie terre végétalen’existe nulle part.La végétation des Malouines est on ne peut plus intéressante pour le botaniste sans doute ; mais ces caractères qui la distinguent ontaussi pour les yeux les plus étrangers aux mystères de Flore, une nouveauté dont on aime à se rendre compte. Sous le ciel de laFrance, en effet, nos prairies émaillées, nos peupliers, reflétant leur mobile feuillage sur des eaux paisibles, des bois de haute-futaie,dont le chêne ou le hêtre sont les robustes enfants, forment un type de l’Europe tempérée, auquel nous rapportons toutes nos idéesconventionnelles sur les paysages. Au Brésil, cette nature est tout autre. Ce sont de larges masses verdoyantes, entassant plantessur plantes, fleurs sur fleurs ; c’est, en un mot, un océan de feuillages qui ne se dépouille jamais, tout en prenant des proportionsviriles et majestueuses, et rarement les formes humides des herbes. Aux Malouines, la scène est différente. D’immenses prairiessemblent avoir été tondues au ciseau ; pas un végétal ne s’élève au-dessus de son voisin ; ils se pressent, ils s’enlacent, mais il fautchercher chacun d’eux ; les fleurs se cachent sous les feuilles, comme si elles avaient appris à redouter l’impétuosité des vents de
ces régions, et toutes ces herbes forment un lacis serré et inextricable, à petits rameaux, à feuilles plus petites encore. Le grandgramen, nommé fétuque en éventail, qui couvre l’îlot aux pingoins fait seul exception à cette tendance générale, vers lerapetissement, ainsi que quelques petites bruyères, et le chiliotrique à feuilles de romarin, qui tapissent les coteaux. Certainesespèces vulgaires de l’Europe pullulent sur les Malouines, et l’on cherche vainement à s’expliquer comment elles se retrouvent dansles deux hémisphères, séparées de toute la largeur de la zône torride.Cent vingt plantes composent donc à peu près le monde végétal des Malouines. Elles ont été soigneusement décrite dans cesdernières années ; et il serait assez fastidieux pour le lecteur de lui citer des noms qui n’auraient aucune influence sur son souvenir.Seulement, je me bornerai à rappeler quelques-une de celles que des propriétés vraies ou fausses recommandent à l’attentiongénérale. On ne saurait trop s’étonner de ce que les Malouines ne produisent aucun fruit comestible de quelque grosseur. Le seul quiait une saveur assez agréable est le lucet, que produit un arbonsier rampant, et que les oiseaux de même que les cochons sauvagesrecherchent avec ardeur. Les vaisseaux dont les équipages seraient affectés de scorbut pourraient tirer d’utiles secours de l’achesauvage, qui végète dans les sables, ou de l’axalide à fleurs blanches, dont l’acidité mitigée remplacerait efficacement celle del’oseille. Les tiges dépouillées des fétuques préparées en salade sont un aliment sucré qui n’est pas sans agrément, et les tiges dubaccharis de Magellanie pourraient, par leur légère amarescence, remplacer le buis et le houblon dans la confection de la bierre.Introduites dans nos parterres, la calcéolaire, la violette jaune et le perdicium à fleurs suaves, feraient les délices de nos florimanes.Mais de tous les végétaux des Malouines, le bolax est peut-être le plus singulier : qu’on se figure, en effet, une agglomération de tigesserrées, pressées à se toucher, toutes égales, s’élevant, sur sol en demi-sphère régulière et l’on n’aura encore qu’une imageimparfaite du développement uniforme que ce végétal acquiert. Pernetty lui donne le nom de gommier, parce qu’il en suinte au tempsde la floraison une gomme résineuse assez analogue à de l’opoponax.Sur ces terres isolées, les animaux n’ont d’autres ennemis que les navigateurs qui y séjournent passagèrement. Leurs espèces s’ysont accrues en paix pendant des siècles, et plusieurs d’entre elles n’ont même point appris à fuir les dangers qui les entourent ; car iln’est pas rare de toucher avec la main des volatiles dont la confiance, ou ce que certains navigateurs ont nommé stupidité, rappellel’âge d’or de la création. Cette inexpérience des animaux, par rapport à l’homme, n’est peut-être pas la physionomie la moins neuvedes contrées inhabitées qui nous occupent. Leurs plages schisteuses et noirâtres fourmillent d’oiseaux, qui y digèrent paisiblement etdans une immobilité parfaite les poissons qu’ils ont pêchés dans le jour. Des tribus entières de palmipèdes nagent en tous sens surla surface des baies et des étangs ; des huîtriers guettent le moment où les mollusques entr’ouvrent les valves de leurs coquilles poury enfoncer leur bec façonné en lame de couteau, et en arracher l’animal imprudent ; et paraissent absorbé par le besoin de nourriturequi les affame sans cesse. Là des mouettes simulent dans l’air des nuées mouvantes, tant elles aiment à se réunir pour tourbillonneren essaims pressés. Plus loin, de vastes surfaces de rochers disparaissent sous des couches de fiente, que depuis des siècles ydéposent sans cesse les oiseaux qui les fréquentent Tout est animé, plein de vie, lorsqu’on se rend compte des mœurs des êtres quihabitent ces terres en apparence désolée et la solitude n’est véritablement sentie que par l’homme, habitué à considérer son espècecomme la seule privilégiée de la nature.Les quadrupèdes qu’on trouve aujourd’hui sur les Malouines sont des bœufs, des chevaux, des cochons et des lapins, qu’y portèrentautrefois les Espagnols. Malgré les chasses actives des baleiniers, leur multiplication n’a point été entravée. Mais les seulsmammifères véritablement indigènes sont les phoques et les dauphins, et surtout le loup antarctique, carnassier, destructeur etmisérable, sans cesse à l’affût pour saisir une proie, et obligé le plus souvent de parcourir les rivages pour y découvrir quelquesdébris rejetés par les flots.Si les oiseaux inoffensifs sont nombreux, cela tient sans doute à l’instinct conservateur qui leur fut donné ; car les vautours et lesbuses se sont multipliés dans des proportions aussi fortes, et témoignent une gloutonnerie et une aveugle confiance qui annoncent ouune audace rare, ou une stupidité peu commune. Que de fois ces oiseaux rapaces tentèrent d’arracher des mains mêmes duchasseur le gibier qu’il venait d’abattre ?Les espèces terrestres sont réduites à un très-petit nombre. Parmi elles, la plus remarquable est l’oiseau rouge que les naturalistesnomment étourneau des Terres Magellaniques. On le rencontre dans les pampas du Paraguay, comme sur la Terre de Feu, au Chilide même qu’au Pérou. Les autres espèces sont des oiseaux sombres et sans couleur. Les sanderlings fréquentent les grèves, et lesbécassines ne quittent point les prairies humides. Des bihoreaux solitaires, immobiles sur un rocher, guettant le poisson, serencontrent parfois au bord des hâvres. Le joli vanneau à écharpe se perche volontiers sur les éminences du bolax ; les chionis, lessternes, les nigauds, les labbes, plusieurs espèces de cormoran, de canards, d’oies, s’éloignent peu des rivages, et au-dessus de labaie, plane le formidable pétrel géant, auquel les Espagnols ont donné l’affreux nom de quebranta huesos ou le briseur d’os. Leslongues files de manchots, immobiles et droits sur la ligne des eaux de la mer, prêtent un effet bizarre à l’ensemble de ce tableau.Des poissons de grande taille et d’une excellente qualité ajoutent encore aux agrémens d’une relâche aux Malouines. Quant auxinsectes, ils se réduisent à plusieurs petites espèces, tandis que les coquillages, tels que moules, patelles, pavois, térébratules,oscabrions, y pullulent, et se trouvent confondus avec des ascidies, des méduses, des holothuries vivement colorées, au milieu decouches épaisses, des fucus pyrifères et des lessonies rameuses. Mais jusqu’à ce jour nulle bête venimeuse, nul reptile, ne se sontencore offerts aux recherches de l’explorateur.Voyage au PérouRelache à LimaArrivée à Callao. – Excursion à Lima. - Position de cette ville. -Ses monumens. – Ses couvens. - Ses habitans. - Leurs mœurs. - Les
tapadas. - Renseignemens historiques sur les évènemens politiques de 1823. - Élévation de Riva-Aguero au poste de dictateur. -Tableau physique et naturel de la province de Lima.Le 13 février 1823 nous vit cingler vers Lima, depuis long-temps renommée par son commerce et ses richesses. Bientôt le vaisseauque je montais laissa tomber l’ancre sur la rade de Callao, que couvrait une forêt de mâts, qu’émaillaient les vives couleurs despavillons variés de la vieille Europe.Callao, assis sur les bords de la mer, est donc le port de Lima : c’est l’entrepôt de son commerce, c’est le lien qui l’unit avec le restede l’univers. Submergée, en 1747, par un tremblement de terre, composée de maisons bâties en torchis et en argile, cette petite villeest sans intérêt pour le voyageur, elle n’a rien qui parle à l’imagination. Il n’en est pas ainsi de la capitale du Pérou.Je visitai Lima en mars 1823 : j’entrai par la porte occidentale, sur laquelle étaient jadis sculptées les armes d’Espagne, avec cesmots : plus ultrà. Ces armes ont été mutilées, et il n’en reste plus que d’informes débris. La principale rue par laquelle on arrive aucentre de cette grande ville n’en donne point une haute idée. Bordée de maisons basses et sans ouverture sur la façade, elle est,dans son immense longueur, d’une tristesse désespérante. Sous le plus puissant des monarques espagnols, Lima obtint le nom de lacité des rois (la ciudad de los reyes), que lui imposa son fondateur Pizarre ; mais plus tard elle reçut sans partage la dénominationqu’elle porte aujourd’hui, corrompue, à ce que l’on prétend, du nom indigène de Rimac, petite rivière dont les ondes charrient de l’or,et qui prend sa source dans les Cordillières, en se divisant en ruisseaux dans les gorges des montagnes qui enclosent Lima, et dontles eaux vont se perdre à la mer après avoir baigné les murs de cette ville, au fond de la baie de Callao. Mon cœur palpitait enapprochant de Lima, généralement regardée comme la capitale de l’Amérique du Sud, la Tyr du Nouveau-Monde, la source d’oùjaillirent pendant long-temps tout l’or et l’argent du Pérou, le siége enfin d’un gouvernement qui s’établit sur les débris sanglans del’empire pacifique des Incas. La renommée de cette cité a franchi les mers et retenti en Europe ; mais combien il faut rabattre de cesgrandes réputations qui grossissent dans le lointain, et qui ne peuvent que perdre, à être jugées de près. Lors de la relâche de lacorvette la coquille, Lima était, il est vrai, bouleversée par la guerre civile. Les partis politiques qui s’en disputaient la possessionétaient aux prises. Les habitans, tracassés, molestés, cachaient soigneusement leurs richesses. Les couvens, bien que protégés parune croyance religieuse exclusive, se dépouillaient des statues de saints d’or ou d’argent massif qui en décoraient les autels. Cetteville, en un mot, n’était que l’ombre d’elle-même, et son ancienne splendeur sous plusieurs des vice-rois castillans était totalementéclipsée.La position qu’occupe Lima n’a rien d’attrayant ; un développement considérable de murailles enceint la ville, à l’extrémité de la vasteplaine qu’elle occupe au pied même d’une chaîne montagneuse qui se détache de la Cordillière de la côte. Mais les flancs escarpésde ces montagnes repoussent la vue par leur nudité, et la plaine d’alentour, dépouillée d’arbres, n’offre çà et là que des buissons etdes flaques d’eau entrecoupées de cabanes et de quelques plantations établies au milieu des marécages ; des murs en terre,solidement construits d’après la méthode péruvienne et nommés tapias, enclosent ces propriétés rurales, et se dégradentdifficilement sous un ciel où il ne pleut presque jamais. Les rues de Lima sont alignées et régulièrement coupées à angle droit. Lesmaisons ont rarement plus d’un étage, et le rez-de-chaussée est construit de manière à présenter une longue varangue abritée,commode pour prendre le frais. Ces demeures, assez élégantes à l’intérieur, n’ont sur la rue qu’une façade nue, sans fenêtres, et àune seule issue. Les murailles en dedans sont communément recouvertes de fresques mal exécutées, mais qui forment un très-boneffet à une certaine distance. Les habitations des gens riches sont remarquables par la profusion des dorures, et par une dispositionrégulière de tous les appartemens de plain-pied, de sorte que l’œil du passant dans la rue prolonge une longue allée, que termined’ordinaire un gradin chargé de vases à fleurs, tandis que sur les côtés des portes grillées à jour, des treillages dorés et peintsprêtent les plus doux prestiges à ces asiles voluptueux. C’est dans ce lieu que les dames aiment à respirer l’air pur et à se reposersur des coussins jetés sur le sol. Cette suite de péristyles ou la vue s’égare, m’a singulièrement plu, et remplace avec quelque grâcele style plus grandiose des constructions européennes, qui seraient impraticables au Pérou, ou de fréquens tremblemens de terreondulent la surface du sol. La partie solide des maisons est donc élevée avec des briques cuites au soleil, ou avec des tiges solideset légères de bambou, qu’un plâtre ductile enveloppe, et dont les surfaces polies peuvent recevoir une couleur agréable et desornemens de fantaisie. Ces demeures ont pour toiture des planchers minces, ou même des toiles peintes, suffisantes pour garantirl’intérieur de l’influence de l’atmosphère. Des reliefs, des dorures multipliées ajoutent à ces constructions souples une riche élégance,tandis que les appartemens, vastes et aérés, très-simples dans leurs ameublemens, n’ont sur leur plancher et au pourtour que des litsde repos consacrés à l’usage de toute la famille, dont les membres sont plus souvent couchés qu’assis.Les gens du peuple vivent dans des sortes de cabanes bâties en terre glaise.Des magasins très-fournis, des boutiques de toute espèce, des officines, attestent une grande activité dans le commerce, prouvent larichesse de cette ville, et font diversion à la tristesse silencieuse des rues qu’habite la classe indépendante par sa fortune.La place dite Royale est remarquable par son étendue et sa régularité. Les façades des maisons qui la bordent sont au mêmeniveau, et leur rez-de-chaussée bâti en galeries, occupé par des magasins de nouveautés et de modes, offre une grande analogieavec le Palais-Royal de Paris, tant par sa construction que par la disposition du bazar permanent qu’elle renferme. Sous cesgaleries, nommées portales, les désœuvrés se donnent rendez-vous chaque soir pour agacer et poursuivre les tapadas les plus envogue, dont le costume singulier favorise l’incognito et la conduite irrégulière. L’ancien palais des vice-rois, destiné aujourd’hui augouvernement républicain, occupe la partie méridionale de cette place. Au côté nord sont situés la cathédrale et l’archevêché ; lemilieu est occupé par une fontaine monumentale que couronne une renommée en bronze, et huit lions également en bronze, jetant parla gueule dans de vastes réservoirs de même métal, un mince filet d’eau.La promenade préférée est située au nord de la ville, dans un ancien faubourg. C’est un almeyda planté sur les bords du Rimac, dontles eaux en cet endroit, coulent avec impétuosité sous un pont en pierres très-solide. De frais ombrages de gracieux jardins, d’oùs’élèvent les brillans plumiera, rendent cette partie de la ville digne de la prédilection que lui accordent les dames de Lima. Hors desmurailles est placé un monument isolé, fastueusement nommé le Panthéon : c’était la sépulture des anciens vice-rois.La place de l’Inquisition est appelée aujourd’hui de la Constitution. Elle est de forme triangulaire, et n’a rien de remarquable que
l’affreux palais qui lui donnait son nom, et qui reste debout comme le témoignage le moins équivoque d’un fanatisme délirant et cruel.Là tiennent séance les députés des provinces.Le pavé des rues se compose de galets arrondis, rangés avec symétrie, mais fatigant pour les gens qui vont à pied. Rien aujourd’huine rappelle ce temps de flatterie, d’opulence, où des marchands se.trouvèrent assez riches pour daller en argent massif la principalerue par laquelle le vice-roi, duc de la Palata, vint, en 1682, prendre possession de son gouvernement. Une eau fraîche et limpide,sans cesse alimentée par la rivière de Rimac, coule dans les ruisseaux d’une grande partie des rues, et principalement de celles quiavoisinent les halles, reléguées au milieu dune petite place, et abondamment fournies de fruits et de légumes.Les établissemens publics sont l’université, principalement consacrée à la théologie, la salle de spectacle, le cirque pour descombats de taureaux, la bibliothèque, où sont entassés sans ordre huit mille volumes au plus, l’hôtel des monnaies ; mais rien dansles édifices n’est digne d’être décrit. Quant aux églises et aux couvens, leur nombre est considérable ; c’est en effet dans cettegrande cité que se sont donné rendez-vous les mille et une congrégations monastiques avec leurs préjugés, leur fanatisme, leurfainéantise, et leurs costumes aussi variés que ceux de nos régimens.De toutes ces maisons du Seigneur, celles qui méritent le plus les regards du voyageur sont la cathédrale et l’église Saint-Dominique ; leur extérieur ne s’éloigne point du système de construction adopté pour le pays. Leurs murailles sont en briquesrevêtues de plâtre, peintes à l’huile. Leur intérieur est d’une richesse qui étonne, quant à la valeur des matières. Mais le mauvais goût,uni à l’ostentation la plus mesquine, a présidé aux décorations des nombreuses chapelles surchargées de reliefs, de ciselures, dedorures, de colonnades, de chapiteaux et d’autels, dont le bizarre et l’absurde se sont disputé la création. Des statues de saintsoccupent des niches çà et là. Le ciseau grossier qui leur donna le jour n’a point accordé à ces images le prestige des beaux-arts ;mais ne pouvant les faire belles, on les a faites riches, et la plupart d’entre elles ont coûté de sommes considérables. J’ai vu dans leséglises de la Merci, de la Madeleine et des Augustins, des saints en argent, dont les manteaux étaient d’or, et, dans la cathédrale, lescolonnes qui s’élèvent du parvis de l’autel jusqu’au dôme, recouvertes de plaques d’argent bien ajustées entre elles, et ayant chacunedix-huit pouces de hauteur. L’autel consacré à Notre-Dame-du-Rosaire, ainsi que plusieurs autres d’ailleurs, est en argent, letabernacle en or, avec des ciselures garnies de pierres précieuses. Les balustrades, les chaires, les chœurs étincellent sous les feuxde l’or et de l’argent. Que d’indiens ont dû périr dans les cavernes insalubres des mines pour conquérir ces métaux précieux,orgueilleusement prodigués dans les temples d’un Dieu clément, miséricordieux, né dans une étable, et que servent des ministressuperbes !Quoique submergée de toutes parts par un fanatisme qui ne pardonne point, la nouvelle république, pressée de besoins, essaya dedonner aux apôtres des vêtemens plus modestes. Les Espagnols, possesseurs des mines, forcèrent les insurgés, réduits à leurcourage, et prives du nerf de la guerre, à recourir, dans le premier moment de leur indépendance, à ces ressources inespérées. Onretira plus de trois millions de quelques chapelles seulement. Mais les moines crièrent si haut et avec tant de puissance, le scandaledes fidèles fut si grand, qu’il fallut bien vite renoncer à ce genre d’exploitation. D’après un adage bien connu, l’église reçoit volontiers,mais ne rend rien ; aussi un moine, qui m’accompagnait dans cette visite, ne tarissait point en malédictions sur ces patriotes infâmes,violateurs des saintes images, qu’ils avaient appliquées aux besoins d’une république impie, maudite, me disait-il, de tout ce qui a uncœur d’homme, et de moine surtout, ajoutai-je entre les dents. On travaillait à réparer une de ces chapelles, transformées en piècesmonnayées. Un artiste français, récemment arrivé dans le pays, était chargé de sa restauration, et le bon goût et la simplicité de sesornemens contrastaient d’une manière fort remarquable avec la profusion et la bizarrerie de ceux des autels environnans. De petitsoiseaux en vie, renfermés dans des cages, sont assez communément suspendus aux piliers du maître-autel et les images de LaVierge sont toutes vêtues de robes de soie et d’oripeaux, avec de larges paniers ; enfin, j’en vis une avec une perruque poudrée àblanc, et dont le chignon ample et bien fourni sortait sous un large bonnet de tulle. Comment un esprit vraiment religieux pourrait-ils’astreindre à prier une telle patronne, sans s’offenser de la momerie de ceux qui l’affublèrent avec tant d’extravagance ?…Bien que bâtis avec des cañasta ou tiges de bambou, les clochers des églises sont élevés et surchargés de cloches. Le plâtre quiforme à leur surface une couche épaisse, gît en abondance dans les vallées des Cordillières : excellent par la ténacité et le liant deses molécules, il reçoit facilement les moulures et les impressions qu’on lui donne pour simuler les corniches et les ressauts despierres taillées. En gravissant dans ces clochers, on les sent vaciller sous les pieds. Ce même phénomène est bien plus sensiblelorsque les cloches sont mises en branle, et l’on conçoit que ce genre de construction, qui leur permet de suivre l’ondulation du sol,est d’un avantage inappréciable lors des tremblemens de terre, si fréquens au Pérou, et qui plusieurs fois ravagèrent Lima d’unemanière si désastreuse, notamment en 1678 et en 1682.Les mœurs et les usages d’un pays à quatre mille lieues de la France, modifiés par l’influence d’un climat brûlant, par l’ignorance et lefanatisme, surtout par l’abondance d’un métal avec lequel on se procure toutes les jouissances de la vie, doivent naturellement être enopposition avec nos idées. Qu’on abute à cela les guerres civiles qui ont longtemps ravagé le Pérou, et l’on concevra aisément que letableau que je trace, loin d’être exagéré, est encore au-dessous de l’exacte vérité.La population est évaluée à soixante-dix mille habitans ; sur ce nombre on compte huit mille moines, répartis en quinze monastères.Les femmes occupent dix-neuf couvens, et les pauvres huit hôpitaux ; dans toutes les rues, en effet, on ne voit qu’habits monastiquesde toutes couleurs, et ce qui me parut le plus singulier, ce fut de voir des nègres sous le froc : on les appelle vulgairement dans lepays los burros, les ânes. La plus grande liberté règne dans les couvens, où les femmes peuvent aller visiter les moines sans quecela tire à conséquence. Ces asiles de la fainéantise sont vastes, spacieux, et ornés de beaux jardins ; la salle de réception estordinairement décorée de peintures qui ne brillent point par l’exécution, mais dont le sujet, quoique tiré de l’Ecriture sainte, estsouvent revêtu de formes grotesques. Je ne puis résister au plaisir de rappeler une fresque occupant tout un côté de muraille de lasalle d’entrée du couvent de la Merci : le peintre avait représenté un grand arbre, et chaque branche des rameaux était terminée parla tête d’un frère qui ressemblait à une grosse pomme barbouillée de rouge. L’exécution de cette peinture était si singulière, qu’unartiste payé pour faire la satire de l’ordre n’aurait pu mieux réussir.La dissolution la plus grande règne dans les mœurs des habitans de Lima ; une température chaude, l’oisiveté des grandes villes,une éducation fort négligée, invitent, sans doute à satisfaire des penchans que tout le monde partage, et que l’opinion publique, parconséquent, ne redresse pas. Aussi, parmi les personnes les plus riches, comte-t-on peu de mariages légaux, et encore ceux-ci sont-
ils le résultat de l’intérêt ou du calcul, qui tend à raccommoder deux familles brouillées, ou à réunir leurs fortunes. Les moines ne sedonnent pas même la peine de cacher leurs dérèglemens ; beaucoup ont des enfans naturels qu’ils élèvent dans leurs couvens sansque personne s’avise d’en gloser. Les visages les plus pudiques, chez les femmes, ne sont pas le signe le plus infaillible de lasagesse ; revêtues du saya et de la mantille, et ne laissant entrevoir de leur visage que l’angle de l’œil, elles peuvent faireimpunément, sous ce domino, ce qui leur plaît.Les femmes du peuple ne donnent aucun frein à leurs, passions ; on les voit se baigner parmi les hommes, les agacer par les gestesles moins équivoques, et prouver par toutes leurs actions que la pudeur est une vertu qui n’a pas doublé le cap Horn. Chez elles, cedérèglement n’a rien qui puisse étonner : le sang africain, mélangé au sang américain et au sang européen qui coulent dans leurveines, ne rend que très-naturelles les ardentes passions qui les animent. Les femmes d’une fortune élevée aiment la toilette et lejeu : on conçoit que les plus grandes fortunes ne puissent résister à deux adversaires aussi redoutables.Les réunions pour le plaisir de danser, ou se livrer aux charmes de la conversation sont inconnues ; celles de Lima sont entièrementconsacrées au jeu, et la première éducation des demoiselles, avant leur entrée dans le monde, se borne à leur mettre des cartesdans la main ; elles y sont bientôt habiles, et l’on peut, sous ce rapport, que louer leurs heureuses dispositions. J’ai vu desdemoiselles, à peine âgée de dix à douze ans, jouer avec leurs mères à la plus forte carte, et jamais moins de plusieurs onces d’or ;aussi n’était-ce qu’avec un grand dédain qu’on voulait bien, en nous honorant d’une partie, courir notre enjeu, à nous, officiers de laFrance, n’ayant reçu à notre départ d’Europe que quelques mois d’appointemens, et qui osions, plutôt par vanité national que par toutautre sentiment, risquer une pièce d’or, dont la perte ne pouvait avoir qu’une influence fâcheuse pour nous, qui étions destinés à nepas revoir notre patrie de long-temps.L’amour, au Pérou, est enfant de l’aveugle Plutus ; il ne connaît que le langage sterling. Le tarif des tapadas les plus à la mode, et quiappartiennent aux meilleures familles, est publiquement connu. Mais après avoir ruiné sa bourse, on s’aperçoit encore de la ruine dubien le plus précieux pour l’homme, la santé ; car on ne cite pas dans tout Lima cent dames qui soient exemptes d’une maladie que lachaleur du climat rend très-bénigne, et dont elles s’informent entre elles, sous le nom de fuentes, avec la même sollicitude qu’ondemande en France des nouvelles d’un rhume.Les dames, dans leur intérieur, sont vêtues à l’européenne, avec beaucoup de recherche et même de goût : leur sein estgénéralement découvert ; mais les attraits les plus puissans, surtout aux yeux des Espagnols d’origine, sont leurs pieds, qui sontd’une petitesse et d’une délicatesse remarquables. Pour jouir de la promenade, elles prennent le vêtement de tapadas, costumeinventé probablement par des moines ou par le démon de la tentation, pour voiler à tous les yeux les démarches les plus équivoques.Quelques voyageurs ont déjà parlé de ce costume : il consiste en une jupe collante, nommée saya, faite ave beaucoup d’art, etformée en entier, de plis serrés qui, en pressant le corps, dessinent les formes plus nettement encore que les draperies mouilléesdes sculpteurs. Ce saya est fabriqué avec un mélange de soie et de laine très-fine de Guanaco. Il est ordinairement de couleur noireou marron, et plus rarement de couleur verte. La mantille s’attache au milieu du corps, s’élève sur la tête qu’elle enveloppe, etretombe sur la face qu’elle cache ; les mains, croisées sur la poitrine, en retiennent les bords, et ne laissent passer qu’un faible jour, àtravers lequel un long œil noir se dirige à volonté et peut parler sans crainte. Cette mantille est en soie noire, et quelques jeunesfemmes, moins revêches en apparence, la conservent, mais avec le visage découvert. Chaque soir, sous les portales de l’ancienneplace Royale, les tapadas à la mode vont étaler leurs formes voluptueuses, et presque toutes les dames de Lima jeunes et jolies nesortent jamais sans ce costume si favorable aux amours.La masse de la population du Pérou est noire, et les métis de toutes sortes y sont également très-nombreux. Les nègres transportésde la côte d’Afrique ou nés dans le pays, et successivement libérés, y ont pris rang de citoyens : ce sont en général les cultivateursdes terres. Ils constituent la principale force du parti indépendant, par la haine qu’ils portent au gouvernement d’Espagne. Cettepopulation a une grande aversion pour les Anglais, et souvent nous avons été insultés par la populace, qui nous prenait pour desofficiers de cette nation vêtus en bourgeois. Un lieutenant de la frégate l’Aurore, commandée par le commodore Prescot, futgrièvement maltraité sur la route de Lima, quoiqu’il fût en uniforme. La similitude de croyance religieuse les dispose davantage ennotre faveur.La coiffure des dames métis consiste en un chapeau rond pareil à celui des hommes, et le plus ordinairement de feutre blanc, de cuirbouilli et de paille, dont la taille est démesurément grande, et qui pourrait aisément servir de parasol. Les hommes ont pour culotte lemacum, qui est ouvert le long des cuisses, et qui ne sert guère à abriter cette partie ; le reste de leur ajustement n’a rien departiculier. Hommes et femmes de tout rang ont constamment la cigarette à la bouche, et tous indistinctement portent des amulettessuspendues au cou. Les vrais indigènes, ou descendans des Péruviens, portent le nom de Scholos ; leur face est cuivrée, et leurrace est aujourd’hui loin d’être pure.La pratique de la médecine est dans un discrédit complet au Pérou. Les médecins qui s’expatrièrent d’Europe dans le but d’exercerleur art à Lima ont été obligés de se livrer à diverses occupations étrangères à leurs études pour se procurer des moyensd’existence. Des nègres d’une profonde ignorance sont en possession d’appliquer les remèdes empiriques dont le préjugé a arméleurs mains ; de stupides barbiers, dont les enseignes sont couvertes de lancettes et de dents, pratiquent la chirurgie et l’art dudentiste. Quelques pharmacopes-boutiquiers, en vendant une drogue, enseignent ses propriétés, et la manière de l’administrer. Enun mot, l’art le plus dangereux qui existe, lorsqu’il n’est pas exercé par des hommes instruits et probes ; l’art le plus honorable pourceux qui s’y consacrent par de longues études et par le désintéressement, tombé aux mains d’une tourbe avilie, est à Lima regardécomme une profession dégradante, et ne saurait embrasser une personne bien élevée ! Quelle ignorance, et quels préjugés !Quoique nous n’ayons séjourné que peu de jours à Lima, il arriva cependant à deux officiers de l’expédition une aventure qui ne futque plaisante, bien que dans ses débuts elle menaçât de devenir fâcheuse. M. d’Urville, capitaine de la Coquille, et passionné pourla botanique, sur laquelle il a d’ailleurs publié des travaux bien connus, partit du bord avec M. Bérard pour visiter les montagnes quienveloppent Lima. Ces messieurs gravissaient péniblement, vers le milieu du jour, et par une chaleur énorme, les flancs rocailleux etpelés du mont San-Christoval, et M. d’Urville ramassait des plantes, tandis que M. Bérard tirait sur des oiseaux qu’il destinait à noscollections. Quelques créoles les aperçurent, et l’esprit sans cesse préoccupé d’Espagnols prêts à fondre sur eux, ils donnèrentl’alarme, en répandant partout qu’on avait vu deux espions cherchant à fuir à travers les montagnes. D’un poste de gardes nationaux,
on expédia à leur poursuite un piquet de paysans à cheval commandés par un lieutenant, qui, sans explication, voulaient faire feu. Cefut avec bien de la peine que l’officier parvint à calmer le zèle bouillant de sa milice, en la tranquillisant sur le peu de résistance quedevaient offrir deux hommes ; mais, fier de sa capture, et n’écoutant ni explications, et ne voulant pas même voir le sauf-conduit queleur avait. Délivré l’autorité militaire du fort de Callao, MM. d’Urville et Bérard furent mis en croupe derrière deux cavaliers, et conduitsau grand galop dans la ville de Lima. Ils firent ainsi près d’une lieue, dans la position la plus détestable, sur de maigres haridelles,pour être jetés tout meurtris dans la prison de la ville. Les cavaliers qui conduisaient ces messieurs cherchaient à s’emparer de leurargent et de leurs montres, et ce ne fut qu’avec d’extrêmes difficultés que l’officier leur fit restituer ces objets. Lui-même conservaitsoigneusement le fusil à deux coups de M. Bérard, qu’il espérait, sans aucun doute, s’approprier par droit de conquête. Relâchésquelques heures après par ordre du général commandant la force armée de Lima, l’officier expéditionnaire se refusait encore àcroire messieurs Français, et avec leur liberté s’évanouirent ses châteaux en Espagne, car le pauvre homme, tout fier d’avoir bienmérité de la patrie, avait déjà sollicité une augmentation de grade.Lima est dans la position la plus heureuse pour être le centre du commerce de toute l’Amérique méridionale ; à l’aide de Callao, ellea des débouchés et de faciles communications avec tous les ports de la mer du Sud, depuis le Chili jusqu’à la Californie, et, dansl’intérieur, elle alimente le Haut-Pérou, le Tucuman, la Plata, la Colombie. Les Européens y affluent avec les produits du sol et del’industrie de l’ancien monde ; mais, pendant notre séjour, les négocians éprouvaient les plus grandes difficultés à se procurer descargaisons de retour, et se trouvaient réduits à exporter les piastres qu’ils avaient pu obtenir. D’un autre côté, la pénurie d’argenttravaillait les affaires, et le gouvernement s’était vu contraint de mettre en circulation un papier-monnaie, frappé de non-valeur dès sonapparition par les commerçans étrangers. Une mesure encore plus désastreuse pour la confiance avait été prise, et des pièces decuivre, d’une valeur réelle d’un sol, ayant un cours forcé et légal de vingt-cinq sols, n’avaient pas peu contribué à frapper de morttoutes les transactions. Qui aurait supposé que le Pérou, d’où sont sorties pendant tant d’années de si nombreuses masses denuméraire, se retrouverait dans la dure nécessité d’émettre des pièces de cuivre représentant une valeur fictive ? Les armateurs deBordeaux durent à cette poque, faire des pertes assez considrab1es, d’autant plus que les intermedios leur étaient fermés par unblocus sévère. Les Espagnols tenaient encore à cette époque Pisco, Arequipa et Atrica. Les premiers billets de la banque de Limaparurent en 1822 qu’on frappa des pesos avec les emblèmes de la république.Le Pérou a été la dernière vice-royauté d’où furent chassé les Espagnols. De grandes vicissitudes marquèrent les hostilités despartis royaliste et républicain, et les revers comme les succès passèrent successivement d’un camp dans l’autre. La cause del’indépendance triompha enfin, et la couronne d’Espagne vit s’évanouir sans espoir son autorité sur cette riche Amérique, qu’elleavait conquise au prix de tant de massacres, et avec un héroïsme terni par le fanatisme le plus cruel. C’est a sa possession quel’Espagne a dû l’immense prépondérance dont elle a joui dans le monde, et son influence dans les affaires de l’Europe ; mais c’estaussi à ses conquêtes qu’elle a dû cet or qui a détruit son industrie amolli son génie, et rivé les chaînes que lui forgea avec art unclergé envahisseur et ennemi des lumières.Lors de mon passage à Lima, les républicains essayaient de rétablir l’ordre dans les finances, jusque là gaspillées sans pudeur. Lajunte administrative, composée de trois membres, et les députés des provinces assemblés pour promulguer les lois, étaient accusésde faiblesse, de lâcheté et même de trahison par le peuple, suite naturelle de la défaite des troupes de la république par lesEspagnols, à la bataille Moquya. Cusco était encore au pouvoir de l’ancien vice-roi de Lacerda, et Cantarac, général actif,rétablissait par son courage et sa ténacité les affaires des royalistes. La bataille de Moquya décourageait les indépendants par laperte qu’ils avaient faite des plus braves de leurs soldats, qu’on évaluait à deux mille cinq cents hommes tués, perte énormerelativement au nombre des belligérans ; et les régimens de Buénos-Ayres, venus à travers les Cordillières au secours desPéruviens, avaient à eux seuls perdu plus de quarante officiers. Comme il arrive ordinairement dans les guerres de partis, les vaincusrejetèrent les fautes sur les défections et les trahisons ; aussi l’armée républicaine, mécontente de la junte, ne balança point àméconnaître son existence légale, en faisant demander impérieusement la nomination d’un dictateur, qu’elle désignait. Le peuple,rempli d’espérance pour l’avenir, adopta cette ouverture avec ardeur, et l’assemblée des députés se vit forcée d’accueillir lanomination du colonel Riva-Aguero, comme chef de la république. La délibération des mandataires du peuple fut violentée parl’opinion publique, et cependant ceux qui prirent la parole, finirent dans de beaux discours par crier au danger imminent de la patrie,et par voter en faveur du nouvel élu comme d’un sauveur envoyé par le ciel. Je ne pus m’empêcher de sourir de pitié, lorsquej’entendis le président de la junte dissoute adresser ces mots à la chambre : On m’eût plutôt arraché sans vie de mon fauteuil qued’avoir sanctionné de mon vote la nomination du dictateur, si elle eût été illégale. Etrange contradiction, car en ce moment ces crisfuribonds retentissaient sur la place : à bas la junte, vive Riva-Aguero ; et près de moi, un homme du peuple de la plus mauvaisemine ébranlait les voûtes de la salle en poussant ce même cri avec une fureur inouie et les gestes les plus menaçants ! Le petitnombre de vrais patriotes n’était point dupe de cette comédie, jouée par un homme obscur, mais riche, sans actions qui pussent lerecommander, sans mérite intrinsèque, ambitieux subalterne, qui depuis trois années, suivait avec persévérance un plan decorruption, calomniant les actes des députés, semant les promesses et l’argent à propos ; en un mot, préparant avec maturité sesprojets d’élévation. Telle était l’opinion de quelques personnes sensées et instruites, et l’administration ridicule et absurde de Riva-Aguero ne tarda pas à justifier le jugement qu’elles en avaient porté.Je me trouvais à Lima le 1er mars 1823, lorsque le nouvel élu de l’armée se présenta au peuple en parcourant la ville, suivi d’unbrillant état-major ; Peu d’acclamations l’accueillirent à son passage : deux ou trois soldats sortis de l’hôtel du gouvernement, suivisde quelques négrillons, enfilèrent les principales rues en criant vive le dictateur, et en lançant quelques pétards. Ce furent là tous lesfrais de l’allégresse publique : le soir, par ordre, les maisons furent illuminées. Pendant plusieurs jours, les feuilles publiques furentremplies de prose et de vers à la louange du héros américain, suivant une expression trop répétée dans tous les articles, pour qu’ellen’ait pas été ordonnée, et je lus même un long discours rimé en l’honneur de Riva-Aguero, sorti de la plume d’un prêtre, qui finissaitpar ces mots fort remarquables sans doute par leur naïve intolérance : Fleurissent les catholiques, et meurent les protestans !Dès son avènement au pouvoir, Riva-Aguero s’empressa d’envoyer unj émissaire auprès du général Freyre, au Chili, réclamer sonassistance, et il dépêcha dans le même but un député à Guayaquil, près de Bolivar, afin qu’il pût voler rapidement au secours desPéruviens. Boliva alors n’était point aimé des habitans de Lima ; ils lui supposaient des vues intéressées et ambitieuses, etcalomniaient ses intentions. Un négociant de Lima proféra même devant moi ces mots remarquables : « Jusqu’à ce jour, on a refuséles secours intéressés de Bolivar, mais nous sommes réduits aujourd’hui à choisir de deux maux le moindre ; et certes, notre allié deColombie nous dévalisera de meilleure grâce que nos amis les Espagnols. » Bolivar n’a point justifié ces injustes suppositions. Cet
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