Guy de Maupassant LA MAISON TELLIER (1881) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » TABLE DES MATIÈRESÀ PROPOS DE CETTE ÉDITION ÉLECTRONIQUEDocument source à l’origine de cette publication sur http://maupassant.free.fr : le site de référence sur Maupassant, à consulter impérativement – l’œuvre intégrale, bibliographie, biographie, etc. LA MAISON TELLIER I On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement. Ils s’y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l’on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec Madame, que tout le monde respectait. Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient. La maison était familiale, toute petite, peinte en jaune, à l’encoignure d’une rue derrière l’église Saint-Étienne ; et, par les fenêtres, on apercevait le bassin plein de navires qu’on déchargeait, le grand marais salant appelé « la Retenue » et, derrière, la côte de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise. Madame, issue d’une bonne famille de paysans du département de l’Eure, avait accepté cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingère. Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n’existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : « C’est un bon ...
Guy de Maupassant
LA MAISON TELLIER
(1881)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » TABLE DES MATIÈRES
À PROPOS DE CETTE ÉDITION ÉLECTRONIQUE
Document source à l’origine de cette publication sur
http://maupassant.free.fr : le site de référence sur
Maupassant, à consulter impérativement – l’œuvre intégrale,
bibliographie, biographie, etc. LA MAISON TELLIER
I
On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café,
simplement.
Ils s’y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas
des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des
jeunes gens de la ville ; et l’on prenait sa chartreuse en lutinant
quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec
Madame, que tout le monde respectait.
Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens
quelquefois restaient.
La maison était familiale, toute petite, peinte en jaune, à
l’encoignure d’une rue derrière l’église Saint-Étienne ; et, par les
fenêtres, on apercevait le bassin plein de navires qu’on
déchargeait, le grand marais salant appelé « la Retenue » et,
derrière, la côte de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise.
Madame, issue d’une bonne famille de paysans du
département de l’Eure, avait accepté cette profession absolument
comme elle serait devenue modiste ou lingère. Le préjugé du
déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans
les villes, n’existe pas dans la campagne normande. Le paysan
dit : « C’est un bon métier » ; et il envoie son enfant tenir un
harem de filles comme il l’enverrait diriger un pensionnat de
demoiselles.
Cette maison, du reste, était venue par héritage d’un vieil
oncle qui la possédait. Monsieur et Madame, autrefois
aubergistes près d’Yvetot, avaient immédiatement liquidé,
jugeant l’affaire de Fécamp plus avantageuse pour eux ; et ils
étaient arrivés un beau matin prendre la direction de l’entreprise
qui périclitait en l’absence des patrons.
- 3 -
C’étaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite par
leur personnel et des voisins.
Monsieur mourut d’un coup de sang deux ans plus tard. Sa
nouvelle profession l’entretenant dans la mollesse et l’immobilité,
il était devenu très gros, et sa santé l’avait étouffé.
Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par
tous les habitués de l’établissement ; mais on la disait absolument
sage, et les pensionnaires elles-mêmes n’étaient parvenues à rien
découvrir.
Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans
l’obscurité de ce logis toujours clos, luisait comme sous un vernis
gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés,
entourait son front et lui donnait un aspect juvénile qui jurait
avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure
ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue
que ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faire
perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu ; et quand un
garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissement
qu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avait l’âme
délicate et, bien que traitant ses femmes en amies, elle répétait
volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier ».
Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage
avec une fraction de sa troupe ; et l’on allait folâtrer sur l’herbe au
bord de la petite rivière qui coule dans les fonds de Valmont.
C’étaient alors des parties de pensionnaires échappées, des
courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses
grisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le
gazon en buvant du cidre et l’on rentrait à la nuit tombante avec
une fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans la
voiture on embrassait Madame comme une mère très bonne,
pleine de mansuétude et de complaisance.
- 4 - La maison avait deux entrées. À l’encoignure, une sorte de
café borgne s’ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots.
Deux des personnes chargées du commerce spécial du lieu étaient
particulièrement destinées aux besoins de cette partie de la
clientèle. Elles servaient, avec l’aide du garçon, nommé Frédéric,
un petit blond imberbe et fort comme un bœuf, les chopines de
vin et les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les bras
jetés au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, elles
poussaient à la consommation.
Les trois autres dames (elles n’étaient que cinq) formaient
une sorte d’aristocratie et demeuraient réservées à la compagnie
du premier, à moins pourtant qu’on eût besoin d’elles en bas et
que le premier fût vide.
Le salon de Jupiter, où se réunissaient les bourgeois de
l’endroit, était tapissé de papier bleu et agrémenté d’un grand
dessin représentant Léda étendue sous un cygne. On parvenait
dans ce lieu au moyen d’un escalier tournant terminé par une
porte étroite, humble d’apparence, donnant sur la rue, et au-
dessus de laquelle brillait toute la nuit, derrière un treillage, une
petite lanterne comme celles qu’on allume encore en certaines
villes aux pieds des madones encastrées dans les murs.
Le bâtiment, humide et vieux, sentait légèrement le moisi.
Par moments, un souffle d’eau de Cologne passait dans les
couloirs ou bien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans
toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris
populaciers des hommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait
sur la figure des messieurs du premier une moue inquiète et
dégoûtée.
Madame, familière avec les clients ses amis, ne quittait point
le salon et s’intéressait aux rumeurs de la ville qui lui parvenaient
par eux. Sa conversation grave faisait diversion aux propos sans
suite des trois femmes ; elle était comme un repos dans le
badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraient chaque
- 5 - soir à cette débauche honnête et médiocre de boire un verre de
liqueur en compagnie de filles publiques.
Les trois dames du premier s’appelaient Fernande, Raphaële
et Rosa la Rosse.
Le personnel étant restreint, on avait tâché que chacune
d’elles fût comme un échantillon, un résumé de type féminin, afin
que tout consommateur pût trouver là, à peu près du moins, la
réalisation de son idéal.
Fernande représentait la belle blonde, très grande, presque
obèse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se
refusaient à disparaître, et dont la chevelure filasse, écourtée,
claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvrait
insuffisamment le crâne.
Raphaële, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait
le rôle indispensable de la belle Juive, maigre, avec des
pommettes saillantes plâtrées de rouge. Ses cheveux noirs, lustrés
à la moelle de bœuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses
yeux eussent paru beaux si le droit n’avait pas été marqué d’une
raie. Son nez arqué tombait sur une mâchoire accentuée où deux
dents neuves, en haut, faisaient tache à côté de celles du bas qui
avaient pris en vieillissant une teinte foncée comme les bois
anciens.
Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec
des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d’une voix
éraillée, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux,
racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait
de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait
toujours, souple comme un écureuil malgré sa graisse et l’exiguïté
de ses pattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sans
cesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café,
partout, à propos de rien.
- 6 - Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée
Cocote, et Flora, dite Balançoire parce qu’elle boitait un peu, l’une
toujours en Liberté avec une ceinture tricolore, l’autre en
Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient
dans ses cheveux carotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l’air
de filles de cuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes
les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies
servantes d’auberge, on les désignait dans le port sous le
sobriquet des deux Pompes.
Une paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces
cinq femmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à son
intarissable bonne humeur.
L’établissement, unique dans la petite ville, était assidûment
fréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme il
faut ; elle se montrait si aimable, si prévenante envers tout le
monde ; son bon cœur était si connu qu’une sorte de
considération l’entourait. Les habitués faisaient des frais pour
elle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plus
marquée ; et lorsqu’ils se rencontraient dans le jour pour leurs
affaires, ils se disaient : « À ce soir, où vous savez », comme on se
dit : « Au café, n’est-ce pas ? après dîner. »
Enfin la maison Tellier était une ressource, et rarement
quelqu’un manquait au rendez-vous quotidien.
Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé,
M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte
close. La petite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point ;
aucun bruit ne sortait du logis qui semblait mort. Il frappa,
doucement d’abord, avec plus de force ensuite ; personne ne
répondit. Alors il remonta la rue à petits pas et, comme il arrivait
sur la place du Marché, il rencontra M. Duvert, l’armateur, qui se
rendait au même endroit. Ils y retournèrent ensemble sans plus
de succès. Mais un grand bruit éclata soudain tout près d’eux et,
ayant tourné la maison, ils aperçurent un rassemblement de
- 7 - matelots anglais et français qui heurtaient à coups de poings les
volets fermés du café.
Les deux bourgeois aussitôt s’enfuirent pour n’être pas
compromis, mais un léger « pss’t » les arrêta : c’était
M. Tournevau, le saleur de poissons, qui, les ayant reconnus, les
hélait. Ils lui dirent la chose dont il fut d