Théophile Gautier
LE ROMAN DE LA MOMIE
Parution en feuilleton dans le Moniteur universel
en 1857 ; puis édition en volume
chez Hachette en 1858
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
Dédicace à M. ERNEST FEYDEAU.......................................... 4
PROLOGUE .............................................................................. 5
I ............................................................................................... 47
II.............................................................................................. 59
III .............................................................................................71
IV83
V96
VI........................................................................................... 103
VII .......................................................................................... 111
X............................................................................................ 135
XI 144
XIII........................................................................................ 165
XV ......................................................................................... 182
XVI 190
XVII....................................................................................... 199
- 2 - XVIII .....................................................................................206
À propos de cette édition électronique.................................207
- 3 - Dédicace à
M. ERNEST FEYDEAU
Je vous dédie ce livre, qui vous revient de droit ; en
m’ouvrant votre érudition et votre bibliothèque, vous m’avez
fait croire que j’étais savant et que je connaissais assez l’antique
Égypte pour la décrire ; sur vos pas je me suis promené dans les
temples, dans les palais, dans les hypogées, dans la cité vivante
et dans la cité morte ; vous avez soulevé devant moi le voile de
la mystérieuse Isis et ressuscité une gigantesque civilisation
disparue. L’histoire est de vous, le roman est de moi ; je n’ai eu
qu’à réunir par mon style, comme par un ciment de mosaïque,
les pierres précieuses que vous m’apportiez.
Th. G.
- 4 - PROLOGUE
« J’ai un pressentiment que nous trouverons dans la vallée
de Biban-el-Molouk une tombe inviolée, disait à un jeune
Anglais de haute mine un personnage beaucoup plus humble,
en essuyant d’un gros mouchoir à carreaux bleus son front
chauve où perlaient des gouttes de sueur, comme s’il eût été
modelé en argile poreuse et rempli d’eau ainsi qu’une
gargoulette de Thèbes.
– Qu’Osiris vous entende, répondit au docteur allemand le
jeune lord : c’est une invocation qu’on peut se permettre en face
de l’ancienne Diospolis magna ; mais bien des fois déjà nous
avons été déçus ; les chercheurs de trésors nous ont toujours
devancés.
– Une tombe que n’auront fouillée ni les rois pasteurs, ni
les Mèdes de Cambyse, ni les Grecs, ni les Romains, ni les
Arabes, et qui nous livre ses richesses intactes et son mystère
vierge, continua le savant en sueur avec un enthousiasme qui
faisait pétiller ses prunelles derrière les verres de ses lunettes
bleues.
– Et sur laquelle vous publierez une dissertation des plus
érudites, qui vous placera dans la science à côté des
Champollion, des Rosellini, des Wilkinson, des Lepsius et des
Belzoni, dit le jeune lord.
– Je vous la dédierai, milord, je vous la dédierai : car sans
vous qui m’avez traité avec une munificence royale, je n’aurais
pu corroborer mon système par la vue des monuments, et je
serais mort dans ma petite ville d’Allemagne sans avoir
contemplé les merveilles de cette terre antique », répondit le
savant d’un ton ému.
- 5 - Cette conversation avait lieu non loin du Nil, à l’entrée de la
vallée de Biban-el-Molouk, entre le Lord Evandale, monté sur
un cheval arabe, et le docteur Rumphius, plus modestement
juché sur un âne dont un fellah bâtonnait la maigre croupe ; la
cange qui avait amené les deux voyageurs, et qui pendant leur
séjour devait leur servir de logement, était amarrée de l’autre
côté du Nil, devant le village de Louqsor, ses avirons parés, ses
grandes voiles triangulaires roulées et liées aux vergues. Après
avoir consacré quelques jours à la visite et à l’étude des
stupéfiantes ruines de Thèbes, débris gigantesques d’un monde
démesuré, ils avaient passé le fleuve sur un sandal
(embarcation légère du pays), et se dirigeaient vers l’aride
chaîne qui renferme dans son sein, au fond de mystérieux
hypogées, les anciens habitants des palais de l’autre rive.
Quelques hommes de l’équipage accompagnaient à distance
Lord Evandale et le docteur Rumphius, tandis que les autres,
étendus sur le pont à l’ombre de la cabine, fumaient
paisiblement leur pipe tout en gardant l’embarcation.
Lord Evandale était un de ces jeunes Anglais irréprochables
de tout point, comme en livre à la civilisation la haute vie
britannique : il portait partout avec lui la sécurité dédaigneuse
que donnent une grande fortune héréditaire, un nom historique
inscrit sur le livre du Peerage and Baronetage, cette seconde
Bible de l’Angleterre, et une beauté dont on ne pouvait rien
dire, sinon qu’elle était trop parfaite pour un homme. En effet,
sa tête pure, mais froide, semblait une copie en cire de la tête
du Méléagre ou de l’Antinoüs. Le rose de ses lèvres et de ses
joues avait l’air d’être produit par du carmin et du fard, et ses
cheveux d’un blond foncé frisaient naturellement, avec toute la
correction qu’un coiffeur émérite ou un habile valet de chambre
eussent pu leur imposer. Cependant le regard ferme de ses
prunelles d’un bleu d’acier et le léger mouvement de sneer qui
faisait proéminer sa lèvre inférieure corrigeaient ce que cet
ensemble aurait eu de trop efféminé.
- 6 - Membre du club des Yachts, le jeune lord se permettait de
temps à autre le caprice d’une excursion sur son léger bâtiment
appelé Puck, construit en bois de teck, aménagé comme un
boudoir et conduit par un équipage peu nombreux, mais
composé de marins choisis. L’année précédente il avait visité
l’Islande ; cette année il visitait l’Égypte, et son yacht l’attendait
dans la rade d’Alexandrie ; il avait emmené avec lui un savant,
un médecin, un naturaliste, un dessinateur et un photographe,
pour que sa promenade ne fût pas inutile ; lui-même était fort
instruit, et ses succès du monde n’avaient pas fait oublier ses
triomphes à l’université de Cambridge. Il était habillé avec cette
rectitude et cette propreté méticuleuse caractéristique des
Anglais qui arpentent les sables du désert dans la même tenue
qu’ils auraient en se promenant sur la jetée de Ramsgate ou sur
les larges trottoirs du West-End. Un paletot, un gilet et un
pantalon de coutil blanc, destiné à répercuter les rayons
solaires, composaient son costume, que complétaient une
étroite cravate bleue à pois blancs, et un chapeau de Panama
d’une extrême finesse garni d’un voile de gaze.
Rumphius, l’égyptologue, conservait, même sous ce brûlant
climat, l’habit noir traditionnel du savant avec ses pans
flasques, son collet recroquevillé, ses boutons éraillés, dont
quelques-uns s’étaient échappés de leur capsule de soie. Son
pantalon noir luisait par places et laissait voir la trame ; près du
genou droit, l’observateur attentif eût remarqué sur le fond
grisâtre de l’étoffe un travail régulier de hachures d’un ton plus
vigoureux, qui témoignait chez le savant de l’habitude d’essuyer
sa plume trop chargée d’encre sur cette partie de son vêtement.
Sa cravate de mousseline roulée en corde flottait lâchement
autour de son col, remarquable par la forte saillie de ce cartilage
appelé par les bonnes femmes la pomme d’Adam. S’il était vêtu
avec une négligence scientifique, en revanche Rumphius n’était
pas beau : quelques cheveux roussâtres, mélangés de fils gris, se
massaient derrière ses oreilles écartées et se rebellaient contre
le collet beaucoup trop haut de son habit ; son crâne,
entièrement dénudé, brillait comme un os et surplombait un
- 7 - nez d’une prodigieuse longueur, spongieux et bulbeux du bout,
configuration qui, jointe aux disques bleuâtres formés par les
lunettes à la place des yeux, lui donnait une vague apparence
d’ibis, encore augmentée par l’enfoncement des épaules : aspect
tout à fait convenable d’ailleurs et presque providentiel pour un
déchiffreur d’inscriptions et de cartouches hiéroglyphiques. On
eût dit un dieu ibiocéphale, comme on en voit sur les fresques
funèbres, confiné dans un corps de savant par suite de quelque
transmigration.
Le lord et le docteur cheminaient vers les rochers à pic qui
enserrent la funèbre vallée de Biban-el-Molouk, la nécropole
royale de l’ancienne Thèbes, tenant la conversation dont nous
avons rapporté quelques phrases, lorsque, sortant comme un
troglodyte de la gueule noire d’un sépulcre vide, habitation
ordinaire des fellahs, un nouveau personnage, vêtu d’une façon
assez théâtrale, fit brusquement son entrée en scène, se posa
devant les voyageurs et les salua de ce gracieux salut des
Orientaux, à la fois humble, caressant et digne.
C’était un Grec, entrepreneur de fouilles, marchand et
fabricant d’antiquités, vendant du neuf au besoin à défaut de
vieux. Rien en lui, d’ailleurs, ne sentait le vulgaire et famélique
exploiteur d’étrangers. Il portait le tarbouch de feutre rouge,
inondé par-derrière d’une longue houppe de soie floche bleue,
et laissant voir, sous l’étroit liséré blanc d’une première calotte
de toile piquée, des tempes rasées aux tons de barbe
fraîchement faite. Son teint olivâtre, ses sourcils noirs, son nez
crochu, ses yeux d’oiseau de proie, ses grosses moustaches, son
menton presque séparé par une fossette qui avait l’air d’un coup
de sabre lui eussent donné une authentique physionomie de
brigand, si la rudesse de ses traits n’eût été tempérée par
l’aménité de commande et le sourire servile du spéculateur
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