Smarh
Flaubert, GustaveSmarh
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cette oeuvre, inédite jusqu'à ce jour, n'a pas obtenu le
prix Montyon.
le curieux, le malheureux, qui ouvrira ceci, pourra s'en
étonner, car sa bêtise semblerait devoir le lui décerner de
droit. Smarh vieux mystère.
La mère en permettra la lecture à sa fille.
L'auteur.
Smarh.
L'archange Michel avait vaincu Satan lors de la venue du
Christ.
Le Christ était venu sur la terre, comme une oasis dans le
désert, comme une lueur dans l'ombre, et l'oasis s'était tarie,
et la lueur n'était plus, et tout n'était que ténèbres.
L'humanité, qui, un moment, avait levé la tête vers le ciel,
l'avait reportée sur la terre ; elle avait recommencé sa vieille
vie, et les empires allaient toujours, avec leurs ruines qui
tombent, troublant le silence du temps, dans le calme du
néant et de l'éternité.
Les races s'étaient prises d'une lèpre à l'âme, tout s'était
fait vil.
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On riait, mais ce rire avait de l'angoisse, les hommes
étaient faibles et méchants, le monde était fou, il bavait, il
écumait, il courait comme un enfant dans les champs, il
suait de fatigue, il allait se mourir.
Mais avant de rentrer dans le vide, il voulait vivre bien sa
dernière minute ; il fallait finir l'orgie et tomber ensuite ivre,
ignoble, désespéré, l'estomac plein, le coeur vide.
Satan n'avait plus qu'à donner un dernier coup, et cette
roue du mal qui broyait les hommes depuis la création allait
s'arrêter enfin, usée comme sa pâture.
Et voilà qu'une fois on entendit dans les airs comme un cri
de triomphe, la bouche rouge de l'enfer semblait s'ouvrir et
chanter ses victoires.
Le ciel en tressaillit. La terre demandai−elle un nouveau
messie ? Tournait−elle, dans ses agonies, ses dernières
espérances vers le Christ ? Non, la voix répéta plusieurs
fois : « Michel à moi ! Réponds ici ! » cette voix était
triomphante, pleine de colère et de joie.
La Voix.
Ton pied me terrassa jadis, et je sentis ton talon me broyer
la poitrine, car alors le Christ avait affermi cette terre où tu
me foulais, elle était jeune et pure ; maintenant elle est
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vieille, usée, ton pied y entrerait dans les cendres.
Mon orgueil me dévora le coeur, mais le sang de ce coeur
ulcéré je l'ai versé sur la terre, et cette rosée de malédiction a
porté ses fruits.
Maintenant, pas une vertu que je n'aie sapée par le doute,
pas une croyance que je n'aie terrassée par le rire, pas une
idée usée qui ne soit un axiome, pas un fruit qui ne soit
amer. La belle oeuvre !
Oh ! Cette terre, terre d'amour et de bonheur, faite pour la
félicité de l'homme, comme je l'ai maniée et pétrie, comme
je l'ai battue, fatiguée, comme j'ai remué dans sa bouche le
mors des douleurs !
Tout le sang que j'ai fait répandre (si la terre ne l'avait pas
bu) ferait un océan plus large que toutes les mers du
créateur. Toutes les malédictions sorties du coeur feraient un
beau concert à la louange de Dieu.
Et puis je leur ai donné des chimères qu'ils n'avaient pas ;
j'ai jeté en l'air des mots, ils ont pris cela pour des idées, ils
ont couru, ils se sont évertués à les comprendre, ils ont
creusé leurs petits cerveaux, ils ont voulu voir le fond de
l'abîme sans fin, ils se sont approchés du bord et je les ai
poussés dedans.
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Merci, vous tous qui m'avez secondé ! Honneur à l'amitié
qui s'appelle grandeur et qui m'a livré les poètes, les
femmes, les rois ! Honneur à la colère ivre qui casse et qui
tue ! Honneur à la jalousie, à la ruse, à la luxure qui
s'appelle amour, à la chair qui s'appelle âme ! Honneur à
cette belle chose qui tient un homme par ses organes et le
fait pâmer d'aise, grandeur humaine !
Vive l 4 enfer ! à moi le monde jusqu'à sa dernière heure !
Je l'ai élevé, j'ai été sa nourrice et sa mère, je l'ai bercé dans
ses jeunes ans ; j'ai été sa compagne et son épouse. Comme
il m'a aimé ! Comme il m'a pris !
Et moi, de quel ardent amour je lui ai imposé mes baisers
de feu !
Je veillerai jusqu'à sa dernière heure sur ses jours chéris, je
lui fermerai les yeux, je me pencherai sur sa bouche pour
recueillir son dernier râle et pour voir si sa dernière pensée
te bénira, créateur.
Et maintenant, archange, je t'ai vaincu à mon tour, chaque
jour je t'insulte, chaque jour je prends l'empire du Christ,
chaque jour des âmes entières se donnent à moi.
Et je sais un homme saint entre les saints, qui vit comme
une relique ; cet homme−là, tu verras comme je vais le
plonger dans le mal en peu d'heures, et puis tu me diras si la
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vertu est encore sur la terre, et si mon enfer n'a pas fondu
depuis longtemps ce vieux glaçon qui la refroidissait.
Tu verras que de telles oeuvres me rendraient bien digne
de créer un monde et si elles ne me font pas l'égal de celui
qui les enfante !
Le soir, en Orient, dans l'Asie Mineure, un vallon avec une
cabane d'ermite ; non loin, une petite chapelle.
Un Ermite.
Allez, mes chers enfants, rentrez chez vous avec la paix du
seigneur ; l'homme de Dieu vient de vous bénir et de vous
purifier, puisse sa bénédiction être éternelle et sa
purification ne jamais s'effacer !
Allez, ne m'oubliez pas dans vos prières, je penserai à
vous dans les miennes. (après avoir congédié ses fidèles.) je
les aime tous, ces hommes, et mon coeur s'épanouit quand je
leur parle de Dieu ; ces femmes me semblent des soeurs et
des anges, et ces petits enfants, comme je les embrasse avec
plaisir !
Oh ! Merci, mon Dieu, de m'avoir fait une âme douce
comme la vôtre et capable d'aimer ! Heureux ceux qui
aiment ! Quand j'ai jeûné longtemps, quand j'ai orné de
fleurs cueillies sur les vallées ton autel, quand j'ai longtemps
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prié à genoux, longtemps regardé le ciel en pensant au
paradis, que j'ai consolé ceux qui viennent à moi, il me
semble que mon coeur est large, que cet amour est une force
et qu'il créerait quelque chose.
Je suis content dans cette retraite, j'aime à voir la rivière
serpenter au bas de la vallée, à voir l'oiseau étendre ses ailes
et le soleil se coucher lentement avec ses teintes roses. Cette
nuit sera belle, les étoiles sont de diamant, la lune resplendit
sur l'azur ; j'admire cela avec amour, et quand je pense aux
biens de l'autre vie, mon âme se fond en extases et en
rêveries.
Merci, merci mon Dieu ! Je suis heureux, vous m'avez
donné l'amour, que faut−il de plus ? Quand vous
m'appellerez à vous, je mourrai en vous bénissant et je
passerai de ce monde dans un autre meilleur encore.
Bonheur, joie, amour, extases, tout est en vous ! (il
s'agenouille et prie.) Satan, en costume de docteur.
Pardon, maître, de vous interrompre dans vos pieuses
pensées.
Smarh.
L'homme de Dieu se doit à tous.
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Satan.
Maître, je suis un docteur grec, qui ai traversé les déserts
pour venir recueillir les paroles de votre bouche et converser
avec vous sur nos hautes destinées.
Un homme comme vous en sait long ; nous sommes
savants, nous autres, n'est−ce pas ?
Smarh.
Quelle est cette science ?
Satan.
Plus grande que vous ne croyez. Cependant, frère, à force
d'avoir réfléchi et creusé en nous−mêmes, nous sommes
arrivés à résoudre d'étranges problèmes ; pour moi, rien n'est
obscur. (à part.) tout est noir.
Une femme mariée entre pour parler à Smarh.
Yuk.
Que voulez−vous, douce mie ?
La Femme.
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Consulter notre père en religion.
Yuk.
Il est maintenant occupé à réfléchir, à causer, à disserter, à
savantiser avec ce saint homme que vous voyez là, en habit
de docteur, et on ne peut l'approcher.
La Femme.
Un docteur ! Est−ce un nonce du pape ? Ou quelque
théologien de Grèce ?
Yuk.
C'est l'un et l'autre ; il est fort lié avec la papauté et les
moines, auxquels il a conseillé d'excellents tours pour se
divertir. Pour la théologie, il la connaît. Vous connaissez
votre ménage, et, comme vous, il y jette de l'eau trouble et y
fait pousser des cornes.
La Femme.
Que voulez−vous dire là ?
Yuk.
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