Alphonse Daudet
LETTRES DE
MON MOULIN
(1869)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
A ma femme Avant-propos.......................................................4
Installation................................................................................6
La diligence de Beaucaire .........................................................9
Le secret de Maître Cornille.................................................... 14
La chèvre de M. Seguin........................................................... 21
Les étoiles Récit d’un berger provençal..................................29
L’Arlésienne ............................................................................35
La mule du pape..................................................................... 40
Le phare des sanguinaires ...................................................... 51
L’agonie de la « Sémillante ».................................................. 57
Les douaniers ..........................................................................64
Le curé de Cucugnan...............................................................69
Les vieux.................................................................................. 77
Ballades en prose ....................................................................86
La mort du dauphin ................................................................87
Le sous-préfet aux champs .................................................... 90
Le portefeuille de Bixiou.........................................................93
La légende de l’homme à la cervelle d’or................................99
Le poète Mistral ....................................................................104
Les trois messes basses Conte de Noël..................................112
1 ..................................................................................................112 2..................................................................................................114
3119
Les oranges Fantaisie............................................................ 122
Les deux auberges................................................................. 126
A Milianah Notes de voyage ..................................................131
Les sauterelles....................................................................... 142
L’élixir du révérend père Gaucher........................................ 147
En Camargue......................................................................... 158
1 – Le départ ............................................................................. 158
2 – La cabane............................................................................160
3 – A l’espère (à l’affût) ............................................................ 162
4 – Le rouge et le blanc............................................................. 164
5 – Le Vaccarès 166
Nostalgies de caserne168
À propos de cette édition électronique................................. 172
- 3 - A ma femme Avant-propos
Par-devant maître Honorat Grapazi, notaire à la résidence de
Pampéngouste,
A comparu.
Le sieur Gaspard Mitifio, époux de Vivette Cornille, ménager
au lieudit des Cigalières et y demeurant :
Lequel par ces présentes a vendu et transporté sous les
garanties de droit et de fait, et en franchise de toutes dettes,
privilèges et hypothèques,
Au sieur Alphonse Daudet, poète, demeurant à Paris, à ce
présent et ce acceptant.
Un moulin à vent et à farine, sis dans la vallée du Rhône, au
plein cœur de Provence, sur une côte boisée de pins et de
chênes verts ; étant ledit moulin abandonné depuis plus de
vingt années et hors d’état de moudre, comme il appert des
vignes sauvages, mousses, romarins, et autres verdures
parasites qui lui grimpent jusqu’au bout des ailes ;
Ce nonobstant, tel qu’il est et se comporte, avec sa grande roue
cassée, sa plate-forme où l’herbe pousse dans les briques,
déclare le sieur Daudet trouver ledit moulin à sa convenance et
pouvant servir à ses travaux de poésie, l’accepte à ses risques
et périls, et sans aucun recours contre le vendeur, pour cause
de réparations qui pourraient y être faites.
Cette vente a lieu en bloc, moyennant le prix convenu, que le
sieur Daudet, poète, a mis et déposé sur le bureau en espèces de
cours, lequel prix a été de suite touché et retiré par le sieur
Mitifio, le tout à la vue des notaires et des témoins soussignés,
dont quittance sous réserve.
Acte fait à Pampérigouste, et l’étude Honorat, en présence de
Francet Mamaï, joueur de fifre, et de Louiset dit le Quique,
porte-croix des pénitents blancs :
- 4 - Qui ont signé avec les parties et le notaire après lecture...
- 5 - Installation
Ce sont les lapins qui ont été étonnés... Depuis si longtemps
qu’ils voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la plate-
forme envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la
race des meuniers était éteinte, et, trouvant la place bonne, ils
en avaient fait quelque chose comme un quartier général, un
centre d’opérations stratégiques : le moulin de Jemmapes des
lapins... La nuit de mon arrivée, il y en avait bien, sans mentir,
une vingtaine assis en rond sur la plate-forme, en train de se
chauffer les pattes à un rayon de lune... Le temps d’entrouvrir
une lucarne, frrt ! voilà le bivouac en déroute, et tous ces petits
derrières blancs qui détalent, la queue en l’air, dans le fourré.
J’espère bien qu’ils reviendront.
Quelqu’un de très étonné aussi, en me voyant, c’est le
locataire du premier, un vieux hibou sinistre, à tête de penseur,
qui habite le moulin depuis plus de vingt ans. Je l’ai trouvé dans
la chambre du haut, immobile et droit sur l’arbre de couche, au
milieu des plâtras, des tuiles tombées. Il m’a regardé un
moment avec son œil rond ; Puis, tout effaré de ne pas me
reconnaître, il s’est mis à faire : « Hou ! hou ! » et à secouer
péniblement ses ailes grises de poussière ; ces diables de
penseurs ! ça ne se brosse jamais... N’importe ! tel qu’il est, avec
ses yeux clignotants et sa mine renfrognée, ce locataire
silencieux me plaît encore mieux qu’un autre, et je me suis
empressé de lui renouveler son bail. Il garde comme dans le
passé tout le haut du moulin avec une entrée par le toit, moi je
me réserve la pièce du bas, une petite pièce blanchie à la chaux,
basse et voûtée comme un réfectoire de couvent.
C’est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au
bon soleil.
Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole
devant moi jusqu’au bas de la côte. A l’horizon, les Alpilles
découpent leurs crêtes fines... Pas de bruit... A peine, de loin en
- 6 - loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de
mules sur la route... Tout ce beau paysage provençal ne vit que
par la lumière.
Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette,
votre Paris bruyant et noir ? Je suis si bien dans mon moulin !
C’est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et
chaud, à mille Lieues des journaux, des fiacres, du brouillard !...
Et que de jolies choses autour de moi ! Il y a à peine huit jours
que je suis installé, j’ai déjà la tête bourrée d’impressions et de
souvenirs... Tenez ! pas plus tard qu’hier soir, j’ai assisté à la
rentrée des troupeaux dans un mas (une ferme) qui est au bas
de la côte, et je vous jure que je ne donnerais pas ce spectacle
pour toutes les premières que vous avez eues à Paris cette
semaine. Jugez plutôt.
Il faut vous dire qu’en Provence, c’est l’usage, quand
viennent les chaleurs, d’envoyer le bétail dans les Alpes. Bêtes et
gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle étoile,
dans l’herbe jusqu’au ventre ; puis, au premier frisson de
l’automne, on redescend au mas, et l’on revient brouter
bourgeoisement les petites collines grises que parfume le
romarin... Donc hier soir les troupeaux rentraient. Depuis le
matin, le portail attendait, ouvert à deux battants, les bergeries
étaient pleines de paille fraîche. D’heure en heure on se disait :
« Maintenant, ils sont à Eyguières, maintenant au Paradou. »
Puis, tout à coup, vers le soir, un grand cri : « Les voilà ! » et là-
bas, au lointain, nous voyons le troupeau s’avancer dans une
gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec lui...
Les vieux béliers viennent d’abord, la corne en avant, l’air
sauvage ; derrière eux le gros des moutons, les mères un peu
lasses, leurs nourrissons dans les pattes ; les mules à pompons
rouges portant dans des paniers les agnelets d’un jour qu’elles
bercent en marchant ; puis les chiens tout suants, avec des
langues jusqu’à terre, et deux grands coquins de bergers drapés
dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons
comme des chapes.
- 7 -
Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre
sous le portail, en piétinant avec un bruit d’averse... Il faut voir
quel émoi dans la maison. Du haut de leur perchoir, les gros
paons vert et or, à crête de tulle, ont reconnu les arrivants et les
accueillent par un formidable coup de trompette. Le poulailler,
qui s’endormait, se réveille en sursaut. Tout le monde est sur
pied : pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-cour est
comme folle ; les poulets parlent de passer la nuit !... On dirait
que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum
d’Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et
qui fait danser.
C’est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son
gîte. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux
béliers s’attendrissent en revoyant leur crèche. Les agneaux, les
tout petits, ceux qui sont nés dans le voyage et n’ont jamais vu la
ferme, regardent autour d’eux avec étonnement.
Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves
chiens de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant