Adieu , de Balzac : Une absence au monde qui vient de se déclarer au coeur de l histoire
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1 @mnis Revue de Civilisation Contemporaine de l'Université de Bretagne Occidentale EUROPES / AMÉRIQUES http://www.univ-brest.fr/amnis/ Adieu , de Balzac : « Une absence au ...

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@mnis Revue de Civilisation Contemporaine de l’Université de Bretagne Occidentale EUROPES / AMÉRIQUEShttp://www.univ-brest.fr/amnis/Adieu, de Balzac :«Une absence au monde qui vient de se 1 déclarer au cœur de l’histoire»
France Vernier Université de Tours. France
Parmi les victimes de guerre il en est qu’on oublie volontiers, par ce qu’elles sont moins spectaculaires et, par définition, moins susceptibles de se manifester : ce sont celles qui ont subi de graves traumatismes psychiques, souvent invisibles dans l’immédiat, et qui les mettent le plus souvent, pour de longues années ou leur vie entière, dans un état de dépression ou de prostration qui les retranche de la vie sociale. Or Balzac, toujours fort soucieux du sort indigne fait aux survivants des armées napoléoniennes (dont plusieurs figures reviennent dans son œuvre), me semble avoir, 2 dans une nouvelle étrange et peu connue, intituléeAdieu évoqué d’une manière vraiment frappante et encore susceptible de nous interroger aujourd’hui, l’une de ces victimes oubliées, en réalisant comme un écho littéraire aux portraits anonymes de cuirassiers peints par Géricault dont H. Zerner disait : « Cette brèche ouverte vers une
1 J’emprunte l’expression à : Jaiglé C.,Géricault Delacroix, la rêverie opportune, Paris, Ed. de l’Epure, 1997, p. 43. 2 En voici donc un bref résumé : la nouvelle s'ouvre sur une scène de fin de chasse lors de laquelle deux amis, le marquis d'Albon et le colonel Philippe de Sucy, se sont perdus. Ils découvrent dans la forêt un prieuré apparemment abandonné dans le jardin duquel d'Albon entrevoit une mystérieuse créature. Lorsqu'elle réapparaît, Philippe s'évanouit en croyant reconnaître une maîtresse jadis chérie et qu'il croyait morte. Tandis qu'il est soigné au château où on l'a amené sans connaissance, d'Albon va se renseigner au prieuré où Fanjat, médecin et oncle de la femme aperçue, confirme son identité : un très long flash-back relate alors la déroute de la Bérésina lors de laquelle, sept ans avant, Philippe avait héroïquement sauvé la vicomtesse et son mari en les juchant sur un radeau, puis avait vu de la rive le mari se noyer et sa bien-aimée s'éloigner en lui criant « Adieu! » seul mot dont, devenue folle depuis lors, elle se souvienne. Une troisième séquence nous montre le colonel au prieuré, tentant de guérir, sans succès, Stéphanie, jusqu'au jour où, revenu chez lui, il conçoit le projet de réconstituer la scène de la Bérésina en transformant en une “fausse Russie” son domaine où il amène la malheureuse qui retrouve un instant la raison et reconnaît alors son amant, avant de mourir. Un bref épilogue évoque le colonel, devenu général, menant une vie mondaine et se donnant inexplicablement la mort plus de dix ans après.
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intériorité songeuse où n’existe aucune action héroïque vaut assurément allégorie 3 politique » . 4 Le titre de la nouvelle dévoile, au cours du texte, une signification de plus en plus profonde, dont le retentissement ébranle d’abord la conception du psychisme, puis celle de l’histoire, suggérant de surcroît le rapport obscur qui les unit. Si « l’inconscient n’a pas d’histoire », l’histoire lui donne son visage singulier. Il est sans doute éclairant, pour comprendre la perspective du romancier, de rappeler cette définition du « drame moderne » qui, dès le premier chapitre, ouvreLes Paysans: « Non, le drame ici n’est pas restreint à la vie privée, ils’agite ou plus haut ou plus bas»dans le tréfonds inatteignable d’unePlus bas » : (c’est moi qui souligne). « conscience égarée, « plus haut » : dans une guerre qui a ébranlé toute l’Europe. Et c’est pourtant la liaison mystérieuse entre l’inconscient d’une femme (et d’un homme, comme l’extrême fin de la nouvelle le donne à penser), et l’histoire qui est le vrai sujet de ce texte étrange. L’intime, comme le terme même l’indique, n’a de sens que relatif. Ce qui est « le plus intérieur », caché, s’oppose à l’apparence, bien sûr, mais plus largement à ce qui se voit, se montre, et dépend donc, selon les époques, de ce que l’on estime bienséant de montrer. Au-delà de ce que l’on sait ou peut voir, et même connaître de la psyché e humaine. Ainsi l’avènement, à la fin du XVIII d’une sphère « privée », distincte jusque dans le droit et l’architecture intérieure des maisons, opposée au domaine du « public », transforme et élargit le champ de l’intime. La « découverte » de l’inconscient ne fera que l’approfondir et en ouvrir les limites. La notion d’histoire a, de son côté, beaucoup évolué, englobant ce qui longtemps lui 5 échappait : manières de sentir, représentations, etc. Au point, pourrait-on dire, de s’approprier l’intime. Reste le problème de l’écrire… Or toute l’œuvre de Balzac témoigne de son souci constant d’explorer les dimensions historiques du privé, et de l’intime jusqu’en ses arcanes les plus secrètes, voire inconscientes.Adieuest une des voies d’accès à ce « mystère » des êtres qui fascine tant le romancier, ou, plutôt, un mode d’interrogation. Il faut noter d’emblée que c’est par la fiction, et non par la confession ou le journal « intime », rarement même en écrivant à la première personne, que Balzac aborde cette 6 reconquête du ‘je’, dont C. Trevisan souligne qu’il est souvent comme aboli chez les victimes. Loin de diminuer la portée de ses tentatives, cette manière de procéder me semble, au contraire, le libérer de l’illusion d’« authenticité » qui menace toute entreprise d’introspection personnelle. Il s’agit donc pour lui non d’une écriture intime mais d’une écrituredel’intime qui s’attache à le suggérer plutôt qu’à l’exprimer. L’ambition mêmed’Adieuest une véritable gageure puisque le narrateur y évoque non seulement une femme devenue folle – c’est-à-dire une intimité par définition atypique et difficile à saisir – mais une folle… muette. Ce qui distingue ce projet d’autres discours de la folie, commeAurélia, Le Horla,ou les écrits d’Artaud. La nouvelle est très bizarrement composée : en trois blocs, dont le premier et le dernier entourent le second, séparé des deux autres par deux traits qui l’encadrent, et qui est une narration réellement venue d’ailleurs (bien qu’elle reprenne, en s’abstenant de le « citer », les informations données par Fanjat), dont l’époque et la perspective sont en 3 « Le portrait, plus ou moins »,inGéricault, actes sous la direction de Michel R., t.I, Paris 1996, p. 333, cité par Chénique, Bruno, Catalogue de l’exposition « La folie d’un monde, Géricault »,Hazan, 2006, p. 171. 4 C’est du moins son titre définitif, après plusieurs remaniements. 5 Cf.Les Annaleset, depuis, la « Nouvelle histoire ». 6 Dans un ouvrage à paraître.
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rupture complète avec le reste de la nouvelle. Ce récit est celui d’un événement historique célèbre – où interviennent au premier plan des généraux de Napoléon bien connus – le passage de la Bérésina pendant la retraite de Russie. Ainsi une scène de « la vie privée » est brusquement interrompue par une page d’histoire, et même de la « grande histoire » – l’épopée napoléonienne – la grande insérée comme un coin dans la « petite ». Ce curieux « montage » me semble être, pour emprunter encore une fois à H. Zerner, à propos des portraits de Géricault, « une façon de peindre l’histoire, mais une autre histoire, fragmentée, sans événements, sans héros, une douloureuse histoire de la 7 conscience moderne » . Cette histoire qui est l’envers noir et oublié de celle que célèbre la Galerie des Batailles de Versailles, et qui, de nos jours, interroge si instamment les historiens. I Un défi insensé : l’intime sans mots DansAdieule seul matériau que s’autorise Balzac, ce sont des attitudes, des mouvements, des gestes. Mais, par définition, ces gestes sont privés de tout ce qui pourrait en faire des signes décryptables ou « parlants » : ils sont radicalement étrangers au langage socialement codifié des gestes. Tout à l’opposé de ceux dont Balzac est coutumier, ils « n’annoncent » ni ne « trahissent » rien, ni émotions, ni volonté, ni jugement. Il suffit, pour mesurer la différence, de comparer cette nouvelle à celle duBal de Sceaux, dont la gestuelle, scrupuleusement décrite, est si « parlante », révélatrice, transparente, qu’elle fait concurrence au langage articulé. Quelques considérations sur l’enjeu que représente alors le geste ne seront sans doute e pas inutiles. Dès la deuxième moitié du XVIII siècle nombre de philosophes, écrivains, dramaturges, s’intéressent à la pantomime, moins comme à une pratique de spectacle populaire qu’en sa qualité de langage autonome, capable d’exprimer, voire de révéler, autrement et parfois plus que le langage. Parmi ceux qui s’y intéressent, une place particulière doit être faite à Engel dont le traitéIdées sur le geste et l’action théâtrale, publié en 1795 et traduit en France dès 1799, a l’ambition d’établir un véritable système de la gestuelle, une grammaire de cette « langue » de manière quasi scientifique. Il y établit le langage des gestes en leur fonction de signes au point que, selon lui, ils peuvent exprimer « des métaphores qui ne sont pas moins hardies que celles qu’on trouve dans la langue », à condition toutefois d’éliminer ces « modifications du corps qui sont uniquement fondées sur le mécanisme du corps », comme le halètement après la course ou la chute des paupières sous l’action du sommeil. Car, et c’est bien là l’ambiguïté du geste, ce dernier se trouve aux frontières du corps et de l’esprit. Sa fonction de signe, en un sens, le dématérialise, le purifie, le spiritualise. Mais il n’en demeure pas moins corporel, lieu d’émergence dangereux des pulsions, des émotions illicites, de l’inconscient. Parmi toutes les disciplines – physiologie, hygiène, morale, savoir-vivre, sans compter les arts plastiques – qui se mettent à les scruter avec minutie et ferveur, la psychiatrie, avec Pinel et surtout Esquirol dans son ouvrageDes Passions (1805), accorde aux gestes un rôle crucial. Il s’agit alors de bien plus que d’un approfondissement de l’observation, d’un déplacement théorique. Déjà dans des articles antérieurs, Esquirol insistait sur l’ancrage corporel de l’aliénation comme moyen d’en pointer le foyer subjectif. La thèse qu’il défend, face à l’idée que la folie serait une rupture simultanée avec soi et avec autrui – donc impersonnelle, ce qui entraînerait le traitement du « trouble en soi », non du malade, et ne requerrait aucune approche 7 Cf. note 3.
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individualisée – est que la personnalité, changée certes mais persistante en sa singularité, demeure : la gestuelle du malade acquiert ainsi un rôle véritablement central. C’est de son observation attentive qu’est née l’intuition théorique, et c’est elle qui devient à son tour l’objet privilégié, l’indice permettant de saisir la personnalité enfouie sous le trouble qu’elle subit. Ainsi, par ses gestes, le corps raconte une histoire que la pensée ignore, en une langue inconnue. On voit en quoi Balzac, en se posant l’incroyable défi que j’ai dit, participe aux interrogations les plus neuves de son temps, mais aussi radicalise son sujet : la folle qu’il met en scène n’offre aux observations, à la cure et à l’amour qu’un corps muet dont le narrateur s’interdit, comme le lui permettrait la fiction, le privilège de connaître les secrets. Il s’agit dans cette nouvelle d’une tentative pour poser autrement que la science ne le permet les questions qui travaillent l’imaginaire de son époque et, au-delà, le nôtre encore ; d’une recherche, ou plutôt d’une « étude » selon le terme balzacien, par les moyens propres de l’écriture littéraire. Un déplacement suggestif de la posture du romancier La structure d’Adieude prime abord, on l’a vu tout à l’heure, atypique, semble déséquilibrée, voire maladroite. Elle a pourtant sa nécessité, qui apparaît si l’on s’avise de sa parenté avec le schéma suivi par les « observations médicales » ou compte rendus de « cas » tels que les pratiquent désormais les aliénistes : présentationin situla de patiente (ce sont en général des femmes !) et description clinique des gestes, mouvements, attitudes. Puis, narrée par le médecin, « objectivée » sans trace énonciative comme s’il s’agissait de données insoupçonnables de travestissement, la biographie, ou « histoire » personnelle de la malade. Suivent les étapes du traitement, de la cure. Enfin, les résultats ultérieurs, vie et mort. C’est, très exactement, revisitée et modifiée par le romanesque, la structure d’Adieu. Le cadre, les circonstances, de l’apparition de Stéphanie diffèrent certes d’une consultation à l’hôpital : pittoresques et chargés de sens symbolique, ils n’en suivent pas moins le scénario classique de la première rencontre avec la malade. L’histoire de la vie antérieure de la patiente est ici un véritable récit romanesque à effets, un « morceau » littéraire en forme de fresque historique. L’épisode de la Bérésina est très curieusement arraché à toute source énonciative par un procédé véritablement insolite. Le texte prend 8 soin de désincarner la narration : « il raconta longuement au magistrat l’aventure suivante,dont le récit a été coordonné et dégagé des nombreuses digressions que firent le narrateur et le conseiller» (C’est moi qui souligne). Comme pour insister encore, deux blancs encadrent cette séquence et assurent son extranéité. On peut noter la bizarrerie de ce « a été » sans complément d’agent, et la nature des opérations de réécriture (« coordonné et dégagé ») : il s’agit de faire apparaître une voix inatteignable, instance de vérité soustraite à toute subjectivité douteuse. Comme l’est, ou du moins voudrait l’être, la parole de l’aliéniste quittant son premier statut d’interlocuteur pour énoncer en sa vérité l’histoire de la patiente. C’est d’ailleurs après cette histoire « objectivée » au point d’attribuer le fameux cri, «Adieu», non pas à « Stéphanie » ou à « ma nièce » mais à « une femme », que l’ « inconnu » qui narrait se dévoile, prenant cette fois la parole, en qualité de médecin, et nomme sa « pauvre nièce », « devenue folle », comme s’il établissait sur la foi du récit qui vient de « se faire », un diagnostic ! Les étapes de la « cure » sont, elles aussi, traitées d’une manière dramatique et romanesque ; il n’en demeure pas moins que, débutant par la mention d’un 8 Œuvres Complètes, Paris « La Pléiade », tome X, 1979, p. 985. Toutes les références renverront à cette édition.
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« traitement », elles s’achèvent avec la « guérison », et la mort. Enfin, toute mystérieuse et elliptique qu’elle soit, la fin de la nouvelle évoque les résultats plus lointains, conclusion obligée des compte rendus de cas : le suicide de Philippe. Cette structure qui, intentionnellement ou non, « acclimate » celle d’une forme discursive étrangère à la littérature pour en faire un mode d’investigation singulier, est une première réponse au défi que se posait Balzac. Le romancier, se coulant implicitement dans la peau de l’aliéniste – sans toutefois oublier son souci romanesque – lui emprunte un mode de regard inédit en littérature. Il invente un processus narratif qui permet d’insérer dans la trame romanesque, sans expliquer ni conclure, l’horizon de l’histoire et de l’inconscient. Cénesthésie et analogieOn a vu plus haut que le « langage des gestes » suppose qu’ils soient décryptables comme signes, renvoyant à une codification sociale, à des « éléments connus » pour reprendre les termes d’Engel. Or, par définition, ceux que Stéphanie offre à la perspicacité médicale ou amoureuse, celle de Fanjat ou de Philippe, comme à celle du narrateur dont le point de vue reste externe, sont opaques, vierges de tout encodage conventionnel, puisque, folle, elle est isolée des « passions humaines » et du commerce de la société. Les décrire, c’est donc courir le risque de n’y faire apparaître que ces « modifications du corps » qu’écartait Engel, de peindre l’héroïne comme un simple animal inspirant l’horreur, au mieux la pitié (comme c’est le cas dans ces « observations cliniques » des ouvrages médicaux), en tout cas privé de la séduction nécessaire au romanesque, et de tout ce qui peut suggérer qu’une personnalité singulière demeure présente sous l’aliénation. Ils sont pourtant, je l’ai dit, le seul matériau que s’autorise la nouvelle. Comment dès lors préserver leur radicale étrangeté, tout en suggérant qu’un sens demeure à y trouver, que dans ce corps aliéné il reste de l’humain accessible ? A ce problème, insoluble en bonne logique, Balzac invente une réponse proprement littéraire, qui n’explique rien mais incite le lecteur à méditer et rêver, à se garder de toute présomptueuse solution. Et ce n’est pas sans tremblement qu’aujourd’hui encore nous contemplons ces « portes de corne et d’ivoire » qui ouvrent sur la folie. C’est en combinant, dès l’ouverture de la nouvelle, une saisie cénesthésique des mouvements, au détriment de l’appréhension visuelle, avec l’analogie, voire les « correspondances » au sens baudelairien, que le texte parvient à suggérer que cette gestuelle « sauvage » cache du sens, un sens que seuls l’amour et l’intuition poétique sauront saisir et, sans le traduire, capter. Ainsi, au mépris de toute présentation des lieux, des personnages, des circonstances, la nouvelle s’ouvre par une apostrophe, par un véritable « geste verbal », incitant à un mouvement enlevé et nerveux qui s’oppose ironiquement aux efforts maladroits du destinataire : « Allons, député du centre, en avant ! Il s’agit d’aller au pas accéléré [...] Haut le pied ! Saute, marquis ! là donc ! bien. Vous franchissez les sillons comme un véritable cerf ! » Quant au marquis en question, seuls sa lourdeur, ses mouvements entravés, sa difficulté à progresser sont évoqués. Cette gestuelle pénible, passive et désaccordée du monde environnant fera apparaître celle de Stéphanie, par contraste, dans toute sa souple supériorité : cette dernière réalise très exactement le mouvement « de cerf » évoqué dans l’apostrophe initiale. La belle créature, en effet, dont « les membres possédaient une élasticité qui ôtait à ses moindres mouvements jusqu’à 9 l’apparence de la gêne ou de l’effort » se meut avec « cette admirable sécurité de
9 Ibid., p. 981 .
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10 mécanisme dont la prestesse pouvait paraître un prodige dans une femme » . On remarquera l’habileté avec laquelle la folle est évoquée en son altérité (« prodige dans une femme ») sans être pour autant ramenée à la simple animalité, avec laquelle ses mouvements sont saisis, non dans leur manque à signifier mais au contraire en leur grâce esthétique. Il suffit de comparer cette évocation avec celles des descriptions cliniques qu’on trouve dans les comptes rendus de « cas » psychiatriques dont j’ai parlé pour s’apercevoir de l’efficacité du procédé. Dans ces derniers en effet la patiente est vue à travers le filtre d’un regard pour lequel la référence est celle du comportement « normal » : en termes de défaut, d’absurdité, voire d’horreur. La chose est d’autant plus notable qu’entre ces deux gestuelles antithétiques, celle de Philippe, qui se tient « sur la lisière de la forêt », et qui jouera, nous le verrons, le rôle d’intercesseur entre folie et raison, assure la transition : il est, quant à lui, « paisiblement assis », en train d’achever « de fumer un cigare de la Havane », et on le trouvera bientôt « couché dans les hautes herbes », dans une pose harmonieuse. Cette saisie cénesthésique des gestes, en incitant le lecteur moins àvoir qu’à ressentirdifférence des mouvements, le pousse à une appréciation esthétique qui la inverse la hiérarchie « logique » à laquelle le sens commun l’eût conduit : les mouvements de la folle apparaissent ainsi en leur beauté, leur accord au monde, et non en leur inhumanité, en leur manque à signifier. C’est un nouveau regard, sympathique au sens fort, qu’on est amené à poser sur la folie. Mais ces impressions seraient sans doute de peu de poids si le secours de l’analogie ne venait leur donner un sens plus fort. Ainsi le marquis d’Albon, qui pourtant ne joue, du point de vue diégétique, que « les utilités » dans ce drame, a droit à un luxe de qualifications exorbitant si l’on s’en tient à son rôle apparent. Outre l’allure dont nous avons parlé, nous apprenons qu’il est député du centre, que son embonpoint est ministériel, qu’il est magistrat et conseiller; aussi lourd d’esprit que de corps, il est insensible à la mystérieuse beauté du prieuré qu’il « ne voyait déjà plus qu’avec les yeux d’un propriétaire », à celle du paysage qui le fait s’écrier :désordre ! », à« Quel celle de Stéphanie dont il ne sait dire, en réponse à la question de Philippe : « Est-elle jolie ? » que : « Je ne sais pas. Je ne lui ai vu que les yeux dans la figure ». Il est en outre assez matériel, ne songe qu’au déjeuner qui tarde, et la vision magique qui s’offre aux promeneurs ne suscite en lui que l’espoir d’une « omelette, du pain de ménage et d’une chaise ». Bref, ce magistrat fait songer à la caricature de Daumier que Balzac appréciait tant (Le ventre législatif) : un parfait représentant du gros bon sens sûr de soi, 11 logique et borné, de « ces gens qui ne veulent pas comprendre » . Et ce personnage n’est pas seulement un concentré institutionnel, il apparaît d’autre part lié, dans le paysage, à ce qui évoque la « civilisation », dans les « sillons d’un champ récemment moissonné », son corps « imitant les soubresauts d’une voiture ». Tout à l’opposé, Philippe se tient du côté sauvage (silvaticus) de la nature, à la lisière de cette forêt présentée comme une véritable métaphore de l’inconscient (« Ardente et silencieuse, la forêt semblait avoir soif » ), bientôt qualifiée de « sauvage Thébaïde », et qui apparaît comme un autre monde : « les passions humaines semblaient devoir mourir aux pieds de ces grands arbres qui défendaient l’approche de cet asile aux bruits du monde » . Mieux, il lui ressemble : « les rides de sa figure blanche trahissaient des passions terribles ou d’affreux malheurs », comme ceux que recèle la forêt de la Divine Comédie, où Dante pénètre, comme lui, « au milieu de sa vie ».Ainsi se trouve suggérée une opposition entre, d’un côté le monde brutalement éclairé de la civilisation, de la logique et du bon sens incarnés dans le conseiller, de 10 Ibid., p. 973. 11 Ibid., p. 976.
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l’autre celui du mystère, de l’ombre, de la nature sauvage, de la folie, auquel est lié Philippe. Ce monde-là recèle un sens caché qu’il s’agit de percevoir. Là où le marquis ne voyait que « désordre », le colonel, plus respectueux et circonspect, sait découvrir une logique secrète: « Ici, tout est harmonie, et le désordre y est en quelque sorte organisé », ce qu’à sa manière confirme le narrateur : « Un poète serait resté là, plongé dans une longue mélancolie, en admirant ce désordre plein d’harmonies ». Il est difficile de ne pas sentir ici une autre métaphore de la folie, désordre apparent sous lequel persiste une personnalité enfouie, d’autant que sous le silence une voix se devine : à l’arrivée de Stéphanie « ce paysage, qui semblait avoir parlé, se tut ». La distribution des regards et des sources énonciatives Si le texte suggère bien que sous l’opacité apparente et le silence, du sens est là, que sous le désordre se trouve une harmonie, sous la sauvagerie de l’humain malgré tout (alors que dans le récit de la Bérésina, c’est sous « la civilisation » que se cachent l’inhumain et la sauvagerie), reste qu’il n’est pas donné au premier venu de le percevoir. C’est du moins ce que l’orchestration des regards et des voix dans cette nouvelle donne à penser. Le marquis d’Albon, le colonel, le médecin Fanjat, enfin le narrateur de la nouvelle ont chacun leur fonction de ce point de vue. Si d’Albon a peu de rôle dans l’intrigue, il est prodigue en jugements péremptoires et en diagnostics : du prieuré, on l’a vu, « Quel désordre ! », de Geneviève : « Ne voyez-vous pas qu’elle est sourde et muette ? », de Stéphanie : « fantôme », puis « sorcière », enfin : « Cette femme est folle ». Mais à cette belle assurance de magistrat le texte n’offre que des démentis. Le désordre est organisé, Geneviève entend et parle. Quant au jugement qu’il porte sur l’héroïne, non seulement il résume grossièrement l’histoire des regards portés sur la folie%des fantômes, obscurantisme poursuivant les superstition sorcières, médicalisation simpliste% mais, les mettant sur le même plan, il les disqualifie tous. L’intérêt de cette mise en scène énonciative est que le représentant quasi officiel du bon sens et de la logique à courte vue fait ici fonction de repoussoir et illustre l’aveuglement. Le narrateur, lui, qui a fait preuve de sa capacité poétique, de sa sensibilité aux analogies et aux symboles, de son ironie envers le marquis, use pour désigner Stéphanie d’un discours poétique qui ne la « range » dans aucune catégorie précise, la nomme « l’inconnue » ou « cette femme », lui prête une « méditation profonde », l’apparente aux « filles de l’air célébrées par Ossian ». Évoquant sa gestuelle il use de qualifications d’ordre essentiellement esthétique (« admirable... prodige... légèreté... gracieuse... miraculeuse adresse » etc.) et ne souligne sa singularité qu’en l’apparentant à l’enfant ou à de gracieux animaux (oiseau, écureuil, chatte...). Ainsi il se garde de prendre parti et insiste sur la beauté du spectacle offert comme si son déroutant mystère restait à déchiffrer. Fanjat se révèle conforme à ses qualités d’oncle et de médecin. Ses propos sont ceux d’un clinicien attentif quoique sans illusion, si ce n’est sans espoir. Il reste cependant enfermé dans les limites de la médecine, ici impuissante, dont il ne s’échappera qu’en suivant, par une intuition plus paternelle que médicale, les entreprises de Philippe. C’est à ce dernier que revient, au sein de ce réseau énonciatif, de cette « machine optique », le rôle du « voyant », dépositaire, comme peuvent l’être « les tribus 12 sauvages » , de « l’esprit prophétique et du don de seconde vue ». Or plusieurs traits le caractérisent, qui dessinent la source de cette mystérieuse perspicacité. Il n’est pas seulement un amant parfait, mais est habité par « des passions terribles ou d’affreux
12 Ibid., p. 1012.
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malheurs » et c’est ce qui lui permettra d’aller au-delà des « dévouements d’amour [..] soumis à des préjugés » que lui reproche Fanjat (p. 1010) pour pénétrer en ce lieu de la folie au seuil duquel « les passions humaines semblaient devoir mourir » et auquel, on l’a vu, seule une sensibilité de poète donne accès : c’est elle qui permet de percevoir l’organisation cachée sous le désordre, invisible pour d’Albon. Il demeure, face à l’assurance présomptueuse de son compagnon, circonspect, et se garde de juger : « Voilà qui est singulier » ou « Tout ceci devient très curieux » sont les expressions que lui arrache le spectacle et, comme Stéphanie, il use de gestes qui échappent aux codes signifiants : symboliquement la cloche qu’il agite pour entrer dans le domaine est « sans battant », privée de ce qui en fait un signal. Au lieu de porter un jugement sur l’apparition, il se borne à des impulsions enfantines : « J’ai une envie d’enfant d’entrer [...] Allons, courons après la dame [...] En avant ! » et, tout comme il siffle les chiens qui lui obéissent mieux qu’à leur maître, c’est par un sifflement qu’il communiquera avec la folle, en « sifflant toujours » qu’il s’éloignera d’elle après sa mort. Mais ce qui sans doute est le plus frappant, et le plus troublant, c’est que, si le narrateur ne le traite jamais de fou, il prend soin de le situer, dès le début, « sur la lisière » de cette forêt si chargée de symbole, et de le faire, à plusieurs reprises, qualifier de fou par les personnages qui représentent la raison installée et sûre d’elle-même. Le magistrat qui s’écrie : « Vous avez sans doute laissé votre esprit en Sibérie » l’assimile d’avance à la folle qui a laissé le sien sur la Bérésina. Plus loin il craint « que la comtesse n’ait communiqué à Philippe sa terrible maladie », et finit par lui demander crûment : « deviendrais-tu fou ? ». C’est aussi le diagnostic que portent sur lui (à la fin de la nouvelle) « plusieurs sociétés parisiennes » qui s’entretiennent de son projet « comme d’une folie ». Enfin son suicide reste inexplicable : « La haute société s’entretint diversement de cet événement extraordinaire (son suicide), et chacun en cherchait la cause ». Il faut encore noter que cet héroïque soldat s’évanouit à la vue de Stéphanie, et que d’Albon « le trouva étendu sur l’herbe comme mort », expression qui suggère une espèce d’étape initiatique (la mort à soi-même étant la condition de l’initiation). Ainsi la distribution savante des sources énonciatives oppose à l’impuissance du bon sens logique et borné d’un magistrat, à la patience compréhensive de l’oncle-médecin résigné à respecter le monde clos et peut-être heureux où est enfermée Stéphanie, l’audace prométhéenne que prête l’amour à Philippe qui, de la lisière où il se tenait ose plonger dans la folie pour en ramener, l’espace d’un instant, sa bien-aimée. Sans conclure ni démontrer, la nouvelle suggère cependant avec force que cet autre monde n’est pas sans lien avec le nôtre et qu’il est des voies que « la raison ne connaît pas » pour pénétrer dans cette mystérieuse forêt. II La convocation des mythes Dans cette exploration littéraire et poétique de la folie, la fiction emprunte en outre, comme élargissement et comme caution à ses hypothèses, à de nombreux mythes, de toute époque, comme, rappelons-le, le fera Freud. Mythes ou légendes ne sont pas seulement évoqués pour donner une couleur esthétique à la narration : le lieu de leur intervention incite à les réinterpréter comme des fables figurant les interrogations du passé sur la folie. Outre l’évidente allusion àLa Belle au bois dormant(que le prince charmant éveille du sommeil de la raison), il est difficile de ne pas songer à Pygmalion animant sa statue lorsqu’à la fin la comtesse semble sortir de sa léthargie : « Le beau visage de Stéphanie se colora faiblement; puis, de teinte en teinte, elle finit par reprendre l’éclat d’une jeune fille étincelante de fraîcheur [...]. Elle vivait, elle pensait ! ». Il est tout aussi difficile, après cette descente aux enfers qu’a été pour Philippe, dans cette sombre forêt, dans ce
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paysage qui « semblait frappé de malédiction », cette « sauvage Thébaïde » au seuil de laquelle viennent mourir les « passions humaines », l’incursion dans la folie d’où il a ramené un instant son Eurydice pour la perdre aussitôt, de ne pas voir en lui une figure d’Orphée lorsqu’il s’éloigne de Stéphanie, à jamais perdue cette fois, « d’un pas chancelant, comme un homme ivre, sifflant toujours,mais ne se retournant plus» (c’est moi qui souligne). C’est à Prométhée encore qu’il fait songer en entreprenant ce colossal remaniement de l’espace et du temps pour créer une « fausse Russie d’une si épouvantable vérité ». Si cette mise en scène fait songer aux reconstitutions, si prisées à l’époque, des Panoramas, comme aux décors des mélodrames, elle atteint l’audace de ces artistes romantiques qui ne craignent pas de rivaliser, comme le Frenhofer duChef d’œuvre inconnu, avec Dieu. Mais, outre les allusions à la Divine Comédie, aux filles de l’air d’Ossian, à ce mythe moderne qu’était alors devenue l’histoire de l’enfant sauvage d’Itard qu’évoque la description de Stéphanie errant nue dans la forêt où des paysans la surprennent, il est un mythe qui joue ici un rôle important : c’est celui du Paradisterrestre. C’est à bien des égards à lui que fait songer le monde du prieuré « des Bons-Hommes ». Pas seulement par son nom. Sa « vaste prairie [...] sans aucun artifice apparent » abrite des arbres dont les fruits tombent sans qu’on les récolte. Nul travail, les animaux s’y côtoient pacifiquement, et c’est, assez curieusement « sur une branche de pommier » que les deux amis voient sauter Stéphanie qui « y saisit des fruits, les mangea». Comme Eve avant la faute, elle ne « connaissait pas qu’elle était nue » jusqu’à ce que Fanjat l’habille, et ses poses abandonnées, en toute innocence, ignorent la pudeur comme la coquetterie. L’espèce de bonheur naïf dont le narrateur fait le tableau et que comprend Fanjat, s’il est celui de l’état sauvage où est reléguée l’héroïne, s’oppose au monde véritablement barbare de la déroute de la Bérésina : là les hommes se conduisent en « cannibales » comme Philippe les en qualifie, et l’horreur est bestiale. Pourtant cette folie furieuse est, elle, un produit de ce qu’on nomme « civilisation », l’aboutissement des guerres de conquête menées par la nation la plus brillante... Et l’on se prend à douter, devant ces deux folies qui menacent la fragilité humaine, de l’étanchéité des frontières qui séparent l’être « normal » du « fou ». Reste que%et il est intéressant que ce soit, non le magistrat, non le médecin, mais l’amant qui l’éprouve jusqu’à « l’horreur »%paisible bonheur, s’il offre l’attrait d’un corps libre des corsets, des ce contraintes, de l’hypocrite pudeur censés définir le sexe des femmes en cette époque puritaine, ignore la connaissance, l’émotion, le désir, qui, certes, causent les « passions terribles ou les affreux malheurs », mais sans lesquels l’être n’est pas tout à fait humain. Le Paradis terrestre n’est peut-être pas un paradis du tout, et cette folie, loin de ressembler aux délires d’Aurélia, à l’angoisse terrifiée du Horla, à la vision exaltée qu’en auront les Surréalistes, n’est peut-être qu’une trop placide innocence... : l’histoire, qui fait de nous des humains, ne saurait-elle se réaliser qu’au prix de ces victimes héroïques et anonymes comme les cuirassiers de Géricault ? III Folie et histoire Il est encore une autre intuition de Balzac qui contribue à élargir la réflexion et justifie le placement de cette nouvelle dans lesÉtudes philosophiques. Je veux parler du rapport qu’elle met en scène entre la folie et l’histoire. J’ai suggéré plus haut qu’on pouvait voir, intentionnelle ou intuitive, une parenté de structure, avec variations, entre lesObservations médicales de cas par les aliénistes et Adieu. Dans les premières, la place de la biographie du patient, entre la description du comportement qui la précède et la narration de la cure qui la suit, tient au fait que,
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maladie et traitement étant désormais individualisés, la vie privée devient une pièce centrale du dispositif : elle doit éclairer l’origine du traumatisme initial, permettre de dessiner les contours de la personnalité, obscurcie mais persistante. Mais, lors même que, dans un cas comme celui de Théroigne de Méricourt (fille publique, cette dernière est également personnage historique), l’histoire individuelle est inséparable de l’histoire, la biographie y demeure exclusivement centrée sur l’individu. Or, dansAdieu, il en va tout autrement. Rien, dans la nouvelle ne semble « justifier » l’ampleur du tableau d’histoire qui y est inclus. Stéphanie, pas plus que Philippe, n’y ont un rôle à retentissement public. Ils n’apparaissent d’ailleurs que tardivement dans le récit : c’est d’abord le général Victor, l’arrière-garde, les soldats dont l’action est donnée à voir dans cette large fresque, vue de haut. Ce n’est qu’après plusieurs pages que surgissent nos héros dont on suit alors l’aventure, et c’est dans un fondu au noir anonyme qu’à la fin s’efface Stéphanie : « Adieu, criaune femme» (c’est moi qui souligne). Ce morceau d’épopée napoléonienne relate, outre le détail mélodramatique de la mort du mari de Stéphanie et la séparation des amants, la fameuse déroute de la Béresina. Sa forme énonciative est, je l’ai dit, un véritable modèle de ce que Benvéniste définit comme histoire pour l’opposer au discours, c’est-à-dire que les événements « semblent s’y raconter d’eux-mêmes ». Ce pan d’histoire semble sortir de quelque « bouche d’ombre » et se dégage, en effet, des bornes de l’anecdote. Or situer cet épisode d’une histoire qui a ébranlé le monde et concerné des milliers d’hommes, insérer l’épopée collective dans le secret d’un inconscient de femme, c’est une manière d’interroger l’histoire par les voies de la littérature, et de faire sentir que ses effets et ses traces ne s’impriment pas seulement dans les archives et les monuments, mais dans l’intimité desconsciences. Face aux tableaux, célèbres autant que mensongers, deNapoléon sur le champ de bataille d’Eylau, ou desPestiférés de Jaffa, cette «Déroute de la Bérésina» peinte dans le cerveau d’une folle anonyme, fait basculer le regard officiel sur l’histoire, et donne à méditer sur ce qui fait l’histoire. Mais, encore au-delà, faire revivre ce refoulé historique en guise de cure%réussie là où tous les traitements échouaient% c’est donner à penser quant aux rapports de cet inconscient « qui n’a pas d’histoire » et des formes que peut lui donner l’histoire. Sur un autre plan, n’est-ce pas manière de rendre sensible, avant la psychanalyse, l’enjeu de la « cure » qui ne guérit pas à proprement parler Stéphanie, mais lui donne connaissance d’elle-même et lui restitue un passé perdu ? C’est en tout cas une curieuse lumière apportée à un débat encore ouvert. Pourtant cette nouvelle n’a rien d’une œuvre à thèse : elle n’affirme ni ne conclut rien, et ne prétend en aucune manière faire concurrence à la science ou anticiper sur ses possibles découvertes. C’est là la force spécifique de la création littéraire : elle ébranle des certitudes, ouvre l’esprit à des rapports inédits, voire informulables. Quelles que soient les interprétations que peuvent en faire différents lecteurs, le mystère des connexions de l’âme au corps, de la grande histoire aux histoires privées, de la raison à la folie et à la mémoire, demeure entier, comme reste dans l’ombre la cause du geste ultime de Philippe quittant sa position « sur la lisière » pour s’enfoncer dans la folie et la mort à son tour. Si Balzac a relevé le défi que j’évoquais en commençant : l’opacité des gestes de la folie est préservée de tout déchiffrement, comme de toute description clinique positiviste qui se bornerait à figurer leur « non-sens »,Adieusuggère, par la densité des mythes convoqués, par l’élargissement du drame privé à l’histoire, mais aussi par l’efficacité des gestes tout aussi opaques de Philippe, qu’il y a derrière ces apparences muettes « du sens », que la raison ne connaît pas... ou pas encore. Peut-être la « représentation tragique » de la Bérésina, ce geste artistique conçu sur la foi d’un rêve,
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était-il le seul moyen d’éveiller la belle au bois dormant d’une folie qui n’est pas « une folie d’opéra », comme dit Fanjat ? En ce cas,Adieu pourrait aussi se lire comme une allégorie de la création artistique... On pourrait aussi y voir une autre allégorie : celle du couple Intimité/histoire, poussé à son paroxysme. La condition humaine s’y révèle ici tiraillée entre deux pôles opposés, le bonheur « animal », innocent, loin des « passions humaines » mais aussi infirme de désir que les rêves actuels, un peu bêtifiants, du « New Age », et « les passions terribles » ou « les affreux malheurs » qu’impose la participation à l’histoire. Ou encore entre la gracieuse animalité de la biche ou de l’écureuil et la bestialité des « cannibales » de la Bérésina : la folie serait alors le seul refuge « raisonnable » d’une intimité broyée par la férocité de l’histoire… : «Adieu».
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