Jean de la Brète
MON ONCLE ET MON CURÉ
(1929)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I .................................................................................................4
II.............................................................................................. 15
III ............................................................................................26
IV.............................................................................................35
V46
VI59
VII .......................................................................................... 80
VIII 91
IX...........................................................................................108
X ............................................................................................120
XI128
XII .........................................................................................136
XIII........................................................................................144
XIV 152
XV..........................................................................................164
XVI 173
XVII....................................................................................... 187
XVIII .....................................................................................194
XIX 203 À propos de cette édition électronique................................. 213
– 3 – 1I
Je suis si petite qu’on pourrait me donner la qualification
de naine, si ma tête, mes pieds et mes mains n’étaient pas par-
faitement proportionnés à ma taille. Mon visage n’a ni la lon-
gueur démesurée, ni la largeur ridicule que l’on attribue aux
nains et aux êtres difformes en général, et la finesse de mes ex-
trémités serait enviée par plus d’une belle dame.
Cependant, l’exiguïté de ma taille m’a fait verser des larmes
en cachette.
Je dis en cachette, car mon corps lilliputien renfermait une
âme fière, orgueilleuse, incapable de donner le spectacle de ses
faiblesses au premier venu…, et surtout à ma tante. Du moins,
telle était ma façon de sentir à quinze ans. Mais les événements,
les chagrins, les soucis, les joies, la pratique de la vie ; en un
mot, ont détendu rapidement des caractères beaucoup plus ri-
gides que le mien.
Ma tante était la femme la plus désagréable que j’aie jamais
connu. Je la trouvais fort laide, autant que mon esprit, qui
n’avait jamais rien vu ni rien comparé, pouvait en juger. Sa fi-
gure était anguleuse et commune, sa voix criarde, sa démarche
lourde et sa stature ridiculement élevée.
Près d’elle, j’avais l’air d’un puceron, d’une fourmi. Quand
je lui parlais, je levais la tête aussi haut que si j’avais voulu exa-
1 Jean de La Brète, pseudonyme d’Alice Cherbonnel, est née à Sau-
mur en 1858 et décédée à Breuil-Bellay (Maine-et-Loire) en 1945.
– 4 – miner la cime d’un peuplier. Elle était d’origine plébéienne et,
semblable à beaucoup de gens de sa race, prisait par-dessus tout
la force physique et professait pour ma chétive personne un dé-
dain qui m’écrasait.
Son moral était la reproduction fidèle de son physique. Il
ne renfermait que des âpretés, des aspérités, des angles aigus
contre lesquels les infortunés qui vivaient avec elle se cassaient
le nez quotidiennement.
Mon oncle, gentilhomme campagnard dont la bêtise était
devenue proverbiale dans le pays, l’avait épousée par faiblesse
d’esprit et de caractère. Il mourut peu de temps après son ma-
riage, et je ne l’ai jamais connu. Quand je pus réfléchir,
j’attribuai cette mort prématurée à ma tante, qui me paraissait
de force à conduire rapidement en terre non seulement un pau-
vre sire comme mon oncle, mais encore tout un régiment de
maris.
J’avais deux ans, quand mes parents s’en allèrent dans
l’autre monde, m’abandonnant aux caprices des événements, de
la vie et de mon conseil de famille. D’une belle fortune, ils lais-
saient d’assez jolis débris : quatre cent mille francs, environ, en
terres, qui rapportaient un fort bon revenu.
Ma tante consentit à m’élever. Elle n’aimait pas les enfants,
mais, son mari ayant mal administré, elle était pauvre et son-
geait avec satisfaction que l’aisance entrerait avec moi dans sa
maison.
Quelle laide maison ! grande, délabrée, mal tenue ; bâtie au
milieu d’une cour remplie de fumier, de poules et de lapins.
Derrière s’étendait un jardin dans lequel poussaient pêle-mêle
toutes les plantes de la création, sans que personne s’en souciât
le moins du monde. Je pense que, de mémoire d’homme, on
n’avait vu un jardinier émonder les arbres ou arracher les mau-
– 5 – vaises herbes qui croissaient à leur guise, sans que ma tante et
moi nous eussions l’idée de nous en occuper.
Cette forêt vierge me déplaisait, car, même enfant, j’avais
un goût inné pour l’ordre.
La propriété s’appelait le Buisson. Elle était située au fond
de la campagne, à une demi-lieue de l’église et d’un petit village
composé d’une vingtaine de chaumières. Ni château, ni castel,
ni manoir à cinq lieues à la ronde. Nous vivions dans l’isolement
le plus complet. Ma tante allait quelquefois à C…, la ville la plus
voisine du Buisson. Je désirais vivement l’accompagner, de
sorte qu’elle ne m’emmenait jamais.
Les seuls événements de notre vie étaient l’arrivée des fer-
miers, qui apportaient des redevances ou l’argent de leurs ter-
mes, et les visites du curé !
Oh ! l’excellent homme, que mon curé !
Il venait trois fois par semaine à la maison, s’étant chargé,
dans un jour de beau zèle, de bourrer ma cervelle de toutes les
sciences à lui connues.
Il poursuivit sa tâche avec persévérance, quoique je
m’entendisse à exercer sa patience. Non pas que j’eusse la tête
dure, j’apprenais avec facilité ; mais la paresse était mon péché
mignon : je l’aimais, je le dorlotais, en dépit des frais
d’éloquence du curé et de ses efforts multiples pour extirper de
mon âme cette plante de Satan.
Ensuite, et c’était là le point le plus grave, la faculté du rai-
sonnement se développa chez moi rapidement. J’entrais dans
des discussions qui mettaient le curé à l’envers ; je me permet-
tais des appréciations qui heurtaient et froissaient souvent ses
plus chères opinions.
– 6 –
C’était un vif plaisir pour moi de le contredire, de le taqui-
ner, de prendre le contre-pied de ses idées, de ses goûts, de ses
assertions. Cela me fouettait le sang, me tenait l’esprit en éveil.
Je soupçonne qu’il éprouvait le même sentiment et qu’il eût été
profondément désolé si j’avais perdu tout à coup mes habitudes
ergoteuses et l’indépendance de mes idées.
Mais je n’avais garde, car lorsque je le voyais se trémousser
sur son siège, ébouriffer ses cheveux avec désespoir, barbouiller
son nez de tabac en oubliant toutes les règles de la propreté,
oubli qui n’avait lieu que dans les cas sérieux, rien n’égalait ma
satisfaction.
Cependant, s’il eût été seul en jeu, je crois que j’aurais ré-
sisté quelquefois au démon tentateur. Ma tante avait pris la fu-
neste habitude d’assister aux leçons, bien qu’elle n’y comprît
rien et qu’elle bâillât dix fois par heure.
Or, la contradiction, lors même que sa laide personne
n’était pas en scène, la mettait en fureur ; fureur d’autant plus
grande qu’elle n’osait rien dire devant le curé. Ensuite, me voir
discuter lui paraissait une monstruosité dans l’ordre physique et
moral. Jamais je ne m’attaquais à elle directement, car elle était
brutale et j’avais peur des coups. Enfin, ma voix, – cependant
douce et musicale, je m’en flatte ! – produisait sur ses nerfs au-
ditifs un effet désastreux.
En cette occurrence, on comprendra qu’il me fût impossi-
ble, absolument impossible, de ne pas mettre en œuvre ma ma-
lice pour ne pas faire enrager ma tante et tourmenter mon curé.
Cependant, je l’aimais, ce pauvre curé ! je l’aimais beau-
coup, et je savais que, en dépit de mes raisonnements saugrenus
qui allaient parfois jusqu’à l’impertinence, il avait pour moi la
plus grande affection. Je n’étais pas seulement son ouaille pré-
– 7 – férée, j’étais son enfant de prédilection, son œuvre, la fille de
son cœur et de son esprit. À cet amour paternel se mêlait une
teinte d’admiration pour mes aptitudes, mes paroles et mes ac-
tes en général.
Il avait pris sa tâche à cœur : il avait juré de m’instruire, de
veiller sur moi comme un ange tutélaire, malgré ma mauvaise
tête, ma logique et mes boutades. Du reste, cette tâche était de-
venue promptement la plus douce chose de sa vie, la meilleure,
si ce n’est la seule distraction de son existence monotone.
Par la pluie, le vent, la neige, la grêle, la chaleur, le froid, la
tempête, je voyais apparaître le curé, sa soutane retroussée jus-
qu’aux genoux et son chapeau sous le bras, je ne sais si, de ma
vie, je l’en ai vu coiffé. Il avait la manie de marcher la tête dé-
couverte, souriant aux passants, aux oiseaux, aux arbres, aux
brins d’herbe. Replet et dodu, il paraissait rebondir sur la terre
qu’il foulait d’un pas alerte, et à laquelle il semblait dire : « Tu
es bonne, et je t’aime ! » Il était content de vivre, content de lui-
même, content de tout le monde. Sa bonne figure, rose et fraî-
che, entourée de cheveux blancs, me rappelait ces roses tardives
qui fleurissent encore sous les premières neiges.
Quand il entrait dans la cour, poules et lapins accouraient à
sa voix pour grignoter quelques croûtes de pain qu’il avait eu
soin de glisser dans sa poche avant de quitter le presbytère. Per-
rine, la fille de basse-cour, s’empressait d’ouvrir la porte et de
l’introduire dans le salon où nous prenions nos leçons.
Ma tante, plantée dans un fauteuil avec la grâce d’un para-
tonnerre un peu épais, se levait à son approche, lui souhaitait la
bienvenue d’un air maussade et se lançait au galop sur le chapi-
tre de mes méfaits. Après quoi, se rasseyant tout d’une pièce,
elle prenait un tricot, son cha