Tant mieux pour elle
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Description

Tant mieux pour elle
Conte plaisant
L’Abbé de Voisenon
1760
Sommaire
Chapitre I. Qui promet plus qu’il ne tient.
Chapitre II. Façon de faire des Entrevues.
Chapitre III. Elle ne s’y attend pas.
Chapitre IV. Qui ne dit pas grand’chose.
Chapitre V. Où le Prince n’est pas gâté.
Chapitre VI. Suite des Tant mieux.
Chapitre VII. Qui est très-court, et qu’on trouvera peut-être trop long.
Chapitre VIII. Où l'on verra le grand Instituteur en presse.
Chapitre IX.
Chapitre X. Façon de rompre un enchantement.
Chapitre XI. Qui n’étonnera personne.
Chapitre XII. Qui vise au touchant.
Chapitre XIII. Cela va prendre couleur.
Chapitre XIV. Gare les tranchées.
Chapitre XV. Remede contre les tranchées.
Chapitre XVI. Les Tableaux.
Chapitre XVII. Qui est de trop.
Tant mieux pour elle : Chapitre 1
CHAPITRE PREMIER
Qui promet plus qu’il ne tient.
Le Prince Potiron étoit plus vilain que son nom ; le Prince Discret étoit charmant ; la Princesse Tricolore étoit plus fraîche, plus
brillante qu’un beau jour de printemps : elle détestoit Potiron, elle adoroit Discret, et fut forcée d’épouser Potiron. Tant mieux pour
elle.
Il n’y a point d’art dans cette façon de conter. On sait le dénouement en même temps que l’exposition ; mais on n’est pas dans le
secret du Tant mieux, et c’est ce que je vais développer avec toute la pompe convenable à la gravité du sujet.
Potiron, quoique laid, sot et mal fait, n’étoit pas légitime : sa mere étoit si exécrable, qu’aucun homme n’avoit eu le courage de
l’épouser ; ...

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Tant mieux pour elleConte plaisantL’Abbé de Voisenon0671SommaireChapitre I. Qui promet plus qu’il ne tient.Chapitre II. Façon de faire des Entrevues.Chapitre III. Elle ne s’y attend pas.Chapitre IV. Qui ne dit pas grand’chose.Chapitre V. Où le Prince n’est pas gâté.Chapitre VI. Suite des Tant mieux.Chapitre VII. Qui est très-court, et qu’on trouvera peut-être trop long.Chapitre VIII. Où l'on verra le grand Instituteur en presse.Chapitre IX.Chapitre X. Façon de rompre un enchantement.Chapitre XI. Qui n’étonnera personne.Chapitre XII. Qui vise au touchant.Chapitre XIII. Cela va prendre couleur.Chapitre XIV. Gare les tranchées.Chapitre XV. Remede contre les tranchées.Chapitre XVI. Les Tableaux.Chapitre XVII. Qui est de trop.Tant mieux pour elle : Chapitre 1CHAPITRE PREMIERQui promet plus qu’il ne tient.Le Prince Potiron étoit plus vilain que son nom ; le Prince Discret étoit charmant ; la Princesse Tricolore étoit plus fraîche, plusbrillante qu’un beau jour de printemps : elle détestoit Potiron, elle adoroit Discret, et fut forcée d’épouser Potiron. Tant mieux pour.elleIl n’y a point d’art dans cette façon de conter. On sait le dénouement en même temps que l’exposition ; mais on n’est pas dans lesecret du Tant mieux, et c’est ce que je vais développer avec toute la pompe convenable à la gravité du sujet.Potiron, quoique laid, sot et mal fait, n’étoit pas légitime : sa mere étoit si exécrable, qu’aucun homme n’avoit eu le courage del’épouser ; mais sa richesse lui tenoit lieu de charmes : elle achetoit ses Amans, et n’avoit d’autre arithmétique que le calcul de sonplaisir ; elle le payoit selon le temps qu’elle se goûtoit ; elle ne donnoit jamais que des à-compte, et Potiron avoit été fait à l’heure.Il avoit la tête monstrueuse, et jamais rien dedans ; ses jambes étoient aussi courtes que ses idées ; de façon que, soit en marchant,soit en pensant, il demeuroit toujours en chemin ; mais comme il avoit ouï dire que les gens d’esprit font des sottises et n’en disentguere, il voulut trancher de l’homme d’esprit ; il résolut de se marier.Madame sa mere, la Fée Rancune, rêva longtemps pour savoir à quelle famille elle donneroit la préférence de ce fléau, et son choixs’arrêta sur la Princesse Tricolore, fille de la Reine des Patagons. Cette Reine méprisoit son mari et ne se soucioit pas de sesenfans, faisoit grand cas de l’amour et peu de ses Amans : elle avoit plus de sensations que de sentimens ; elle étoit heureusementnée. Un an après son mariage,elle mit au jour un Prince qui promettoit beaucoup. Il s’éleva dans le Conseil une grande discussion ausujet de son éducation. Le Roi prétendoit qu’à titre d’étranger, il avoit le droit de mettre son fils au College des Quatre-Nations. LaReine s’y opposa ; le Roi insista ; la Reine répliqua ; l’aigreur se mit de la partie ; et le petit Prince, qui vraisemblablement avoit unbon caractere, mourut pour les mettre d’accord.La Reine, qui vouloit renouveler la dispute, se détermina à avoir un autre garçon : elle en parla à ses amis ; elle devint grosse, elle enfut enchantée ; elle n’accoucha que d’une fille, elle en fut désespérée. On délibéra long-temps pour savoir comment on nommeroitcette petite Princesse. La Reine alors n’avoit que trois Amans, dont l’un étoit brun, l’autre blond, le troisieme châtain. Elle donna à safille le nom de Tricolore ; ce qui prouve que cette Majesté avoit une grande idée de la justice distributive. Le Roi, qui n’étoit pas un
bon Roi, parce qu’il n’étoit qu’un bon homme, crut ouvrir un avis merveilleux, en proposant de conduire sa fille dans une maison deVierges. La Reine le contraria, et dit qu’elle ne le vouloit pas, de peur que sa fille ne connût les ressources avant de connoître leplaisir. Le Monarque ne répondit rien, faute de comprendre. J’imagine qu’il ne fut pas le seul ; mais on vit sourire cinq ou sixCourtisans, ce qui fit croire qu’ils y entendoient finesse. Il y a des sots qui sont heureux au rire ; le hasard les sert souvent comme desgens d’esprit.Tricolore fut élevée à la Cour ; elle eut le bonheur de plaire, parce que personne ne lui en enseigna les moyens : on négligea sonéducation ; on ne se donna pas la peine de gâter son naturel : elle étoit simple, naïve, ne se croyoit pas aimable, et cependantdésiroit qu’on l’aimât beaucoup. Les femmes la trouvoient bornée ; les hommes lui jugeoient des dispositions ; et la Reine, quicommençoit à en être jalouse, crut qu’il étoit temps de la marier, et de l’envoyer dans les pays étrangers. On la fit mettre dans lespetites Affiches : on va voir ce qui en arriva.Tant mieux pour elle : Chapitre 2CHAPITRE IIFaçon de faire des Entrevues.La Reine reçut beaucoup d’Ambassadeurs au sujet du mariage de la Princesse. Il ne fut cependant question ni de sa figure, ni de soncaractere ; on ne chercha ni à la voir, ni à la connoître ; on fit des perquisitions exactes sur l’étendue de ses revenus ; on ne demandapoint son portrait, mais on prit l’état de ses biens. La Reine, de son côté, eut la prudence de prendre des mesures aussi senséespour le bonheur de sa fille : elle fut fort tentée de la donner au fils du Roi de Tunquin, parce que son Ambassadeur étoit beau et bienfait. Elle étoit sur le point de se décider, lorsque le Prince Discret lui fit demander la faveur d’une audience. La Reine, toujours pleinede dignité, mit son rouge, plaça ses mouches, prit son déshabillé, et s’étendit sur son petit lit en baldaquin.Grande Reine, dit le Prince en faisant une profonde inclination, je crains bien de manquer de respect à votre Majesté. Cela seroitplaisant, répliqua la Reine ; d’autres que moi s’offenseroient de ce début ; je ne le trouve point du tout révoltant. Madame, poursuivit lePrince, j’ai une demande à vous faire ; je ne m’adresse qu’à vous, et.point au Roi. Je suis le fils de la Fée Rusée. Vous tenez d’elle, àce qu’il me paroît, dit la Reine, d’ailleurs votre air est intéressant ; vous avez de grands yeux noirs ; je parierois que vous n’êtes pascapable de mauvais procédés. J’en ai même de bons, répartit le Prince, le plus souvent qu’il m’est possible. Ah ! Madame, continua-t’il en soupirant, que Tricolore est aimable ! C’est une assez bonne enfant, reprit la Reine ; cela n’a encore idée de rien ; je ne sais,mais si j’étois homme, je ne pourrois pas souffrir les petites filles ; je vois cependant qu’elles sont à la mode ; le goût se perd, il n’y aplus de mœurs. C’est parce que j’en ai, dit le Prince, que j’ai des vûes sur la Princesse. Des vûes, interrompit la Reine ! qu’est-ceque c’est que des vûes sur ma fille ? Vous commencez à me manquer de respect. Ce seroit bien contre mon intention, réponditDiscret : je veux seulement prouver à votre Majesté.... Que vous n’avez point d’usage du monde, dit vivement la Reine :je vois quevous voulez platement devenir l’époux de Tricolore ; vous ne vous rendez pas justice ; en vérité, Prince, vous valez mieux que cela. Ence moment, la Reine fit un mouvement qui laissa voir sa jambe ; elle l’avoit très-bien faite : le Prince étoit jeune, il étoit susceptible ; laReine s’en apperçut, et reprit ainsi la conversation.Je ne vous crois pas sans ressources, au moins. Le Prince avoit toujours les yeux fixés sur cette jambe. En vérité, Madame,poursuivit-il, plus je vous examine, plus je trouve que Mademoiselle votre fille vous ressemble. Il peut bien y avoir quelque chose, dit laReine ; vous voulez donc absolument l’épouser ? J’avoue, s’écria le Prince, que c’est l’unique objet de mon ambition. La Reine prit leprétexte du chaud pour se découvrir la gorge. Hé bien, continua-t-elle, il faut faire l’entrevue. Madame, reprit le Prince, j’ai l’honneurd’être connu de la Princesse ; je lui fais quelquefois ma cour, et je crois pouvoir me flatter qu’elle ne blâmera pas la démarche que jefais : ainsi une entrevue me paroît totalement inutile. Que vous êtes neuf, dit la Reine ! je suis bien sûre que vous ne voyez jamais mafille que lorsqu’elle tient appartement ; la conversation ne peut rouler alors que sur des sujets vagues ; il n’est pas possible des’étudier ni de se connoître : il faut se voir en tête à tête.Le Prince, comblé de joie, approuva beaucoup, et dit avec transport : Oui, je conçois, Madame, qu’une entrevue est nécessaire. Ellese fait à présent, répondit la Reine en fixant le Prince. Il parut étonné ; il regarda de tous les côtés, pour savoir s’il n’appercevroit pasTricolore. Ma fille a confiance en moi, reprit la Reine ; je suis une autre elle-même ; c’est moi qui la représente ; elle vous acceptera sivous me convenez. Tout ce que je crains, poursuivit-elle avec un air modeste, c’est que ma fille ne vous convienne pas.Le Prince connut les desseins de la Reine ; il vit qu’il n’obtiendroit Tricolore qu’à ces conditions. La Reine étoit encore aimable ; il sedétermina, et s’exprima en ces termes : Cette façon de faire l’entrevue augmente mon bonheur. En même temps il serra la main desa Majesté, qui le lui rendit bien, et qui laissa échapper ces mots : Prince, en vérité, je crois que vous conviendrez à ma fille. Je suisbien certain, continua-t-il vivement, que mon bonheur dépend d’elle. Elle est contente de l’entrevue, répliqua la Reine.Discret s’imagina en être quitte. Je puis donc me flatter, dit-il en soupirant, que le mariage se conclura. Oui, sans doute, poursuivit laReine, vos caracteres se rapportent ; mais vous savez aussi bien que moi que les Grands s’épousent d’abord par Procureur : c’estmoi qui suis chargée de la procuration de ma fille. Discret ne put pas se méprendre au sens de ce discours ; il étoit embarqué ; il eûtperdu toutes ses espérances s’il eût seulement balancé ; il fut infidele par sentiment. La conversation cessa, le plaisir fut en même
temps senti et contrefait. La Reine reprit la parole par monosyllables, et finit par dire en soupirant : Ah Prince ! cher Prince, épousezencore ma fille.Tant mieux pour elle : Chapitre 3CHAPITRE IIIElle ne s’y attend pas.La Reine alla chercher Tricolore, accompagnée du Prince. Hé bien, ma fille, lui dit-elle, convenez que vous avez eu bien du plaisir.Tricolore rougit ; le Prince se déconcerta ; la Reine s’étonna. Je vois, s’écria la Princesse, que le Prince Discret ne l’est pas, et qu’ilvous a tout dit. Le Prince reprit son sang froid, et convint qu’il y avoit bien eu quelque chose entre la Princesse et lui, mais que cen’étoit qu’une misere. Apparemment, dit la Reine, que vous l’avez trouvée seule. Que faisoit donc sa dame d’honneur ? Il y a à parier,répliqua Discret, qu’elle Faisoit alors ce que fait souvent la vôtre, à ce que j’imagine. Je veux absolument, continua la Reine, savoirl’historique de cette aventure. Il ne sera pas long, reprit Discret en soupirant : j’eus le bonheur de trouver un soir la Princesse livrée àelle-même ; elle lisoit un Roman nouveau ; j’eus peur que cela ne la dégoûtât de l’amour : je fis une dissertation sur les sentimens ;elle parut me prêter toute son attention. Me flattant de l’intéresser, je pris sur moi de vaincre ma timidité ; je lui peignis l’état de moncœur : je m’apperçus qu’elle vouloit m’interrompre ; mais sa politesse naturelle, que sans doute elle tient de vous, Madame, me laissaachever. J’eus la témérité de lui baiser la main ; elle me laissa faire, parce qu’elle prévoyoit bien que cette faveur ne tireroit pas àconséquence.Comment, dit la Reine, vous en restâtes là ? Oui, Madame, répondit Discret. Comme la Princesse n’a pas tant d’usage du mondeque votre Majesté, elle ne sait pas si bien faire les honneurs de chez elle. Voilà qui est bien, interrompit la Reine, le mariage aura lieu.Elle donna en conséquence les ordres nécessaires ; elle songea aux apprêts, commanda les équipages, leva les étoffes, et fitimprimer les billets. Le Roi fut étonné de la nouvelle ; il l’avoit pourtant apprise par la Gazette, mais il n’en croyoit rien. Il fit venir laPrincesse et la Reine, et demanda si on le prenoit pour le Roi de carreau. Non, Monsieur, répliqua la Reine, car il me fait souventbeau jeu ; d’ailleurs, vous savez en votre conscience, que vous n’avez aucun droit sur la Princesse. Le mariage se fera ; j’ai consultéles peres. Et moi, je vous soutiens qu’il ne se fera pas, s’écria la Fée Rancune, que l’on vit paroître dans une désobligeante avec sonfils Potiron sur le strapontin ; je prétends que la Princesse donne la main à mon bel enfant que voilà.C’est ce que nous verrons, dit la Fée Rusée, qui arriva dans un cabriolet, attelé à six renards. Unissons-nous, Madame, dit à l’instantla Reine, je compte sur votre protection. Je vous l’accorde, répondit la Fée Rusée, et je vous en donne une preuve bien éclatante. Ellela serra au même instant contre la muraille, la toucha de sa baguette, et la Reine des Patagons devint une fort belle figure detapisserie. Tricolore fit un cri, la Fée Rancune une grimace, le Prince Potiron un gros éclat de rire, le Prince Discret une question, etle Roi des Patagons un remercîment.Que c’est une belle chose que les événemens dans un Conte ! La métamorphose de la Reine étoit un trait de la plus fine politique ; latristesse de la Fée Rancune en étoit une preuve : la Fée Rusée étoit triomphante ; cependant elle ne le sera pas toujours. Qued’aventures opposées et contraires va produire le choc de ces deux Puissances ! Ô mon fils ! s’écria la Fée Rusée, que de plaisirs !que de peines ! que de bonheur ! que d’accidens ! Comment pourrez-vous soutenir et les uns et les autres ? Allons prendre conseilde notre grand Instituteur.Tant mieux pour elle : Chapitre 4CHAPITRE IVQui ne dit pas grand’chose.Le grand Instituteur habitoit depuis quelque temps avec une Fée qui ne lui faisoit point payer de loyer, mais qui ne le logeoit pas pourrien. Cette Fée étoit une petite vieille, qui avoit le visage frais, l’esprit serein, et l’âme jeune ; elle renfermoit ses passions, et faisoitparade de ses goûts ; elle les avoit tous. Elle applaudissoit aux Opéra François, et ne donnoit que des Concerts Italiens. Elle avoitdeux Cuisiniers ; l’un étoit pour la vieille cuisine, et l’autre pour la nouvelle : le premier étoit pour le dîner des Savans, et l’autre pourdonner à souper à des jolies femmes. Elle ne sortoit que pour le Spectacle ; elle n’alloit dans aucune maison, mais la sienne étoittoujours ouverte : elle étoit persuadée qu’on ne doit point chercher le tourbillon, lorsqu’on n’est plus dans l’âge d’y pouvoir jouer unrôle ; mais qu’il faut l’attirer chez soi, pour en juger les personnages. Elle aimoit à raisonner le matin avec les gens d’esprit, à sedissiper le soir avec de la jeunesse. Elle se garantissoit de l’ennui, dès qu’elle voyoit qu’on s’amusoit ; et le plaisir s’éloignant d’elle,elle avoit du moins l’adresse d’en rapprocher la perspective.
elle avoit du moins l’adresse d’en rapprocher la perspective.Comme elle craignoit la solitude, tous ses Palais touchoient aux différentes maisons du Roi des Patagons. C’étoit une Fée suivant laCour ; on n’étoit pas du bon air, lorsqu’on ne lui avoit pas été présenté. Elle crut que c’étoit-là le seul motif qui engageoit la FéeRusée à lui amener le Prince Discret. Elle le trouva fort bien, et lui dit que sa figure étoit plus à la mode que son nom. La conversationroula d’abord sur des lieux communs ; ce sont de bons amis qui ne manquent jamais au besoin : on parla ensuite de l’événement dujour. La Rusée dit que la Reine étoit changée en figure de tapisserie. La petite Vieille s’écria aussi-tôt : Tant mieux. Madame, reprit lePrince, je vous avoue que je n’ai pas assez de pénétration pour sentir l’à-propos de ce tant mieux-là. J’aime avec passion Tricolore.Tant mieux, dit la Fée. Je crains, répartit Discret, que ce ne soit tant pis. La Reine approuvoit mon amour, maintenant elle n’est plusen état de me donner son agrément. Tant mieux, poursuivit la Fée. Je ne vous conçois pas, dit le Prince : son pere est vertueux, maisfoible ; la Fée Rancune en obtiendra la Princesse pour son fils Potiron. Tant mieux, s’écria la Fée d’une voix haute, tant mieux, moncher enfant. À votre âgé, on sent fortement ; mais on ne va pas loin, à moins que d’être un de ces hommes privilégiés, tels que legrand Instituteur.C’est un ami des Dieux qui tire parti de tout ; il contemple sa gloire dans le passé, son plaisir dans le présent, et son bonheur dansl’avenir. Rien ne l’afflige, rien ne le décourage ; c’est pour cela qu’on le nomme le grand Instituteur de tous les tant mieux du monde :je vais vous le chercher, il vous consolera. Madame, dit le Prince à sa mere lorsqu’ils furent seuls, connoissez-vous ce Monsieur Tantmieux-là ? Oui, mon fils, répliqua la Fée ; c’est un saint personnage qui fait beaucoup de bien ; il se met à la portée de tout le monde.Voit-il une femme qui n’est plus jeune ? il dit aussi-tôt : Tant mieux ; et peut-être n’a-t-il pas tort, il y a plus de tant mieux qu’on ne croitdans une femme d’un certain âge. En apperçoit-il une qui tient encore à la naïveté de l’enfance ? il ne manque pas de dire : Et tantmieux ; et je pense, mon fils, que vous n’avez pas de peine à en imaginer les causes. Lui apprend-on qu’une femme aime son mari àla folie ? Tant mieux, s’écrie-t-il à l’instant ; pour aimer son mari, il faut avoir une âme bien sensible : cette femme appartiendra un jourà la société ; c’est un effet pour le commerce. Est-il instruit qu’un époux est détesté ? Ah ! que c’est bien tant mieux, dit le sainthomme en roulant des yeux affectueux ! c’est une preuve que cette Dame a bien de la justesse d’esprit ; je lui juge un beau naturel.Vous me paroissez au fait du sien, dit le Prince. La discrétion l’empêcha de poursuivre, et dans l’instant la petite Fée revint,accompagnée du grand Instituteur.Tant mieux pour elle : Chapitre 5CHAPITRE VOù le Prince n’est pas gâté.C’étoit un homme de cinq pieds six pouces, bien campé sur ses pieds, la jambe peut-être trop fournie, mais mieux cependant qu’unequi l’eût été moins ; des épaules larges et effacées, de belles dents, des yeux à fleur de tête, et un nez d’espérance. Je ne sais pass’il avoit beaucoup d’esprit ; mais tout cela vaut mieux que de bons mots. Comme il étoit prévenu que la Fée Rusée venoit leconsulter, il avoit pris son visage de Prophete ; il la salua légérement, et regarda le Prince comme un répondeur de mésses.Seigneur, lui dit-elle respectueusement, votre réputation est si étendue, que j’ai cru devoir vous demander conseil. Vous savez mesbontés pour la Reine. Oui, reprit-il froidement, je suis instruit de tout ; le bonheur de votre fils est votre unique objet. Il est fortamoureux, cela est assez simple ; il veut se marier, cela est assez plat ; il veut que sa femme soit sage, cela est assez plaisant. Ellene le sera donc pas, dit vivement le Prince ? Vous ou moi l’en empêcherons, repartit le Pontife. Vous voulez vous marier, et n’être pastrompé ? Ce seroit être un original sans copie. Madame votre mere, qui a garanti son mari d’un pareil ridicule, a prévu la misere devos préjugés, et y a pourvu par la métamorphose de la Reine. Je ne vous comprends pas, interrompit le Prince avec un tond’impatience ; vos discours sont absolument inintelligibles. Je le crois bien, dit la petite Fée, oh ! c’est un bel esprit, que notreInstituteur !J’en reviens, dit le Prince, à l’enchantement de la Reine. Doucement, dit le grand Instituteur, cela ne vous regarde point ; ce ne serapoint vous qui le romprez, ce sera moi. Et comment cela, répliqua le Prince. Ah ! comment cela, reprit le grand Instituteur avec un airironique ! Vous savez comme vous avez fait l’entrevue de Tricolore chez la Reine. Le Prince rougit, les deux Fées rirent, et le Prêtrecontinua ainsi : Vous savez comment vous avez fait cette entrevue, n’est-il pas vrai ? convenez-en de bonne foi. Hé bien, sans doute ?dit le Prince, je le sais ; que cela prouve-t-il ? Cela prouve, répondit le grand Instituteur, que votre science est celle des entrevues, etque la mienne, à moi, est celle de rompre des enchantemens. Chacun a ses talens ; je n’en dirai pas davantage. J’y consens,poursuivit le Prince ; mais, du moins, tirez-moi d’un doute cruel : lequel, de Potiron ou de moi, sera assez fortuné pour posséder laPrincesse ? Vous allez le savoir clairement, repartit le Prophete. Il fit alors trois tours dans la chambre, marqua trois fois troiscroissans, ce qui en faisoit neuf, leva trois fois les yeux du côté de la Lune, fit trois grimaces, trois cabrioles, trois éclats de rire, etprononça cet arrêt infaillible :Le Prince Discret aura la Princesse Tricolore, et ne l’aura pas ; tant mieux pour elle. Le Prince Potiron aura la Princesse Tricolore,et ne l’aura pas ; tant mieux pour elle et pour moi.Ah ! l’habile homme, dit la Fée Rusée ! Ah ! le grand homme, dit la petite Vieille ! Ah ! le sot homme, dit le Prince Discret ! Alorsl’Instituteur, toujours poli, quoiqu’inspiré, fit une révérence à la Fée Rusée, présenta la main à la petite Vieille, et prit congé du Prince,en lui disant : Demeurez toujours le bien illuminé.
Tant mieux pour elle : Chapitre 6CHAPITRE VISuite des Tant mieux.Le Prince resta fort sot : ce n’est pas le seul agréable à qui cela soit arrivé. Madame sa mere fut elle-même embarrassée ; mais legrand Instituteur étoit bien loin de se trouver en pareil cas ; la Fée Rancune l’attendoit dans son cabinet avec la Princesse Tricolore ;elles étoient venues accompagnées du Roi des Patagons et du beau Potiron. On peut être mieux en Ecuyers.La Reine ne fut pas plutôt métamorphosée, que le Roi se crut capable de gouverner, parce qu’il n’avoit plus personne pour leconduire. Il tint tête à la Fée Rancune ; il insista sur le mariage de Tricolore avec le Prince Discret, et se fonda sur la volonté de laReine. Si ce n’est que cela, lui répondit la Fée, je vais vous mettre à votre aise sur ce petit scrupule. Souvenez-vous que le Destin adéclaré que la Reine ne seroit en droit de marier que les enfans dont vous seriez le pere. Voilà qui est bien, dit le Roi, je n’aime pointà disputer ; mais, en ce cas, votre fils pourra me ressembler. Potiron, qui savoit vivre, lui répliqua poliment : Vous croyez que tout lemonde est aussi paresseux que vous : je me charge d’être le pere de mes enfans ; mais je veux savoir si personne ne se mêlera demes affaires, et c’est pour cela qu’il faut aller trouver le grand Instituteur.Du plus loin qu’il l’apperçut, il lui cria : Divin Oracle, je veux me marier. Et moi je ne le veux pas, poursuivit Tricolore. Hé bien, repartitle grand Instituteur, vous avez raison tous les deux. Nous venons vous demander, dit la Fée Rancune, ce qui en arrivera. Bien deschoses, répondit l’homme inspiré. Je dois premiérement vous avertir que le mari de la Princesse et son amant seront deux. Ecoutez-moi... l’avenir se découvre à mes regards.....Le Prince Discret aura les prémices de la Princesse ; tant mieux pour elle. Le Prince Discret n’aura pas les prémices de laPrincesse ; tant mieux pour moi.Vous n’avez pas le sens commun, dit à l’instant Tricolore ; voilà deux Oracles qui se contredisent. Ils n’en sont pas moins vrais,repartit le Prophete. Je puis donc m’attendre, dit Potiron, que si j’épouse cette Demoiselle, je n’en aurai pas les gants ? Celademande explication, répliqua le grand Instituteur. Elle vous apportera ses prémices, cela est certain ; mais il faudra qu’auparavantelle ait eu dix-sept enfans.Voilà un honnête homme, dit Tricolore, qu’il faut loger aux Petites-maisons. Ne vous en moquez pas, interrompit le Roi ; voilà le stylede la chose. Le grand Instituteur reprit son enthousiasme. Je vois encore, continua-t-il, d’autres événemens qui vous feront trembler,et qui sont pourtant des tant mieux. Tricolore, loin d’être intimidée, fut rassurée par ces paroles ; elle se flatta que le bonheur duPrince Discret serait peut-être un de ces tant mieux-là. L’homme divin le conjectura sur sa physionomie, et prononça ces motsterribles :Je sais ce que vous pensez ; mais, ô Princesse ! que vous vous abusez ! vous donnerez la mort à votre Amant, et ce sera tant mieuxpour lui. Ô ciel ! s’écria Tricolore, cela se pourroit-il ? Mais, dit Potiron, cela ne laisse pas que de faire un joli caractere : si elle traiteainsi un Amant, jugez de l’accueil qu’elle fera à son mari. Son mari, reprit le Prophete, en sera quitte pour la colique. Ah ! je nebalance plus, repartit Potiron, elle sera ma femme. Ah ! Fée Rusée ! poursuivit la Princesse en criant de toutes ses forces, ah ! FéeRusée ! le souffrirez-vous ? Ah ! Fée Rusée, secourez-moi. La Fée Rusée écoutoit finement à la porte avec Monsieur son fils. Elleparut sur le champ, marmotta quelques mots, posa sa main sur le joli visage de Tricolore, qui devint une perdrix bien gentille. Tantmieux, dit le grand Instituteur. Dans le même instant, la Fée toucha de son petit doigt le Prince Discret, qui, comme vous croyez bien,parut un coq-perdrix, fier, et tout plein d’amour. Tant mieux, s’écria encore le grand Instituteur.On se représente la joie de nos Amans ; mais qu’on juge de leur désespoir, lorsque la Fée Rancune saisit Tricolore, en disant :Doucement, doucement, ma mie, nous vous mettrons en cage : comme vous êtes bien amoureuse, vous serez une chanterelleadmirable ; vous appellerez souvent ; Monsieur Discret ne manquera pas d’arriver ; mon bel enfant Potiron se cachera ; c’est ce qu’ilfait de mieux : je lui donnerai un bon fusil, il tuera son rival le coq, et puis je ferai si bien que son mariage s’accomplira. Le Roi desPatagons, qui se souvint que l’Oracle avoit prédit à la Princesse qu’elle donneroit la mort à son Amant, ne put s’empêcher de pousserun soupir, et de dire : Ah ! pauvre Prince, te voilà expédié. Et Tricolore aussi, continua le grand Instituteur ; ce sera bien tant mieuxpour elle.Tant mieux pour elle : Chapitre 7
CHAPITRE VIIQui est très-court, et qu’on trouvera peut-être trop long.Le Prince Discret, devenu coq-perdrix, fut moins tendre et plus ardent ; c’est prendre un bon parti. La Princesse Tricolore, enferméedans sa cage, sentit, à n’en pouvoir douter, qu’elle ne feroit pas la bégueule. Le Prince Potiron fit préparer ses armes, et la FéeRancune ordonna que l’on fît un grand trou. (Le Lecteur touche au grand intérêt.) Le Soleil commençoit à baisser, et le calme du soir,rassurant les habitans des plaines, les invitoit à profiter de leur bonne santé. Potiron partit, arriva, se plaça ; on posa la cage à dixpas de lui, et la Fée Rancune se retira à l’écart. Tricolore, qui connoissoit cette espece de trafic, se promit bien de ne pas donner leplus petit appel : mais chez une perdrix, comme chez bien d’honnêtes personnes, souvent le physique l’emporte.Tricolore, qui sentoit le coq à cœur-joie, laissa involontairement échapper des kiriques, kiriques. Discret, en cet instant, secoua sesailes, se redressa, s’éleva sur ses pattes, se rengorgea, tourna autour de la cage, se plaça dessus, en redescendit, alla vis-à-vis laperdrix, passa la tête à travers les barreaux, présenta son bec, et fit des cris d’amour.Outré de dépit, Potiron le coucha en joue, et tira le déclin : mais tel maître, telle arme ; celle de Potiron fit crac ; il se hâta de réparer lachose ; mais crac encore, et toujours crac. Ah ! maudite arme, ah ! chienne de patraque, s’écrioit-il écumant de fureur ! Tandis qu’ilperdoit son temps, le coq ne perdit pas le sien ; il fit si bien, qu’il souleva la porte de la cage, et fut le plus heureux des coqs à labarbe de son rival. Potiron ne pouvoit pas sortir de son trou ; son ventre étoit trop gros, ses jambes trop courtes ; il se mit à crier detoutes ses forces : Hé ! ma chere mere, ma chere mere, venez donc vîte empêcher ce vilain. La Fée Rancune ne fit qu’un saut ; elleavoit déjà la main sur le Prince Discret : mais la Fée Rusée, qui étoit présente, quoiqu’on ne la vît point, rendit dans l’instant son filsinvisible comme elle. Rancune le chercha en vain. Madame, dit Potiron, voilà une Princesse qui a bien peu de pudeur. Je l’enpunirois, répondit la Fée ; mais on doit respecter son fruit. On la rapporta au Palais, elle pondit ses dix-sept œufs ; il ne s’en trouvapas un de clair : ainsi Tricolore eut dix-sept perdreaux du premier lit, sans avoir cependant perdu ses prémices de Princesse. Un desoracles du grand Instituteur se trouva vérifié. Dès que ses enfans furent revêtus de queues, on les mit en liberté, et la Fée Ruséerendit à la mere sa forme naturelle.Ah ! Madame, s’écria-t-elle transportée de joie, que je vous ai d’obligations ; mais, de grâce, qu’est devenu votre fils ? La FéeRusée, à cette question, tomba dans la tristesse, garda le silence pendant un moment, et fit cette réponse : Vous n’en aurez desnouvelles que trop tôt : le grand Instituteur ne se trompe pas ; vous ne pouvez vous dispenser d’ôter la vie à votre Amant, et dès le soirmême qu’il mourra, vous serez forcée d’épouser Potiron. Tricolore voulut gémir ; mais la Fée Rusée, qui prévit que cela ne seroitpas amusant, la laissa seule, et fit fort bien. Je l’imiterai, et je ne rendrai pas compte des réflexions de la Princesse. Ce que l’on se dità soi-même n’est pas toujours bon à dire aux autres.Tant mieux pour elle : Chapitre 8CHAPITRE VIIIOù l'on verra le grand Instituteur en presse.Il est seulement nécessaire de savoir que Tricolore, après avoir beaucoup rêvé aux moyens d’éviter ses malheurs, se détermina à nepoint passer les jardins de la Fée Rancune, afin de ne point rencontrer le Prince Discret ; car, se disoit-elle fort bien, si je ne le trouvepas, il sera difficile que je le tue. On voit par-là combien cette Princesse étoit forte pour le raisonnement.Le lendemain, jour de grande chaleur, Tricolore, vers le soir, voulut prendre le frais : elle gagna une pelouse verte à faire plaisir ; ellene put résister à l’envie de se coucher sous le feuillage d’un gros chêne ; elle s’y endormit. On croit que je vais faire arriver le PrinceDiscret ; non, ce sera le grand Instituteur ; il n’y a rien à perdre. Le hasard l’avoit conduit en ce lieu : il devoit faire un discours sur lesinconvéniens de la chasteté ; il venoit le préparer dans ce bois solitaire. Qu’il trouva un beau texte, en découvrant Tricoloreendormie ! J’ignore quelle étoit l’attitude de la Princesse ;mais le Prêtre s’écria : Ah ! Sainte Barbe, que cela est joli ! Il se cachaderriere un buisson ; il craignoit de faire du bruit, et ne pouvoit cependant s’empêcher de taper du pied. Il étoit prêt à frémir : sontransport redoubla, lorsqu’il entendit la Princesse qui dit : Ahi ! en faisant un petit mouvement. Il devint Séraphin ; mais toutes lespuissances de son âme furent occupées en voyant Tricolore ouvrir ses yeux à moitié, et prononcer ces mots d’une voix douce : Ah !que cela me chatouille ! Elle parut se rendormir ; mais, la minute d’apres, elle s’éveilla tout-à-fait, en s’écriant : Ah ! que cela estchaud. Elle se croyoit seule ; elle regarda, et trouva un ver luisant caché dans l’herbe, et placé le plus heureusement du monde.Un Lecteur pénétrant jugera aisément, par la façon dont ce ver luisant se plaça, que c’étoit le Prince Discret métamorphosé par samere. La Princesse le prit, et le considéra avec un air de complaisance, comme si elle se fût doutée de ce que c’étoit. Quoi ! dit-elle,voilà ce qui m’a tant émue ? Cela est plaisant. Voyons cependant s’il ne m’a pas piquée. En cet instant critique, le grand Instituteurcreva dans ses panneaux, et malgré lui, s’écria : Ouf, je n’en puis plus.La pauvre Tricolore fut saisie de frayeur et de honte. Hé quoi ! Monsieur, qui vous auroit cru là ? On voit bien que les Prêtres mettentleur nez par-tout. Le grand Instituteur, qui ne répondoit qu’à ses idées, repartit en soupirant : Ah ! que ce ver luisant est heureux ! Vous
appelez cela un ver luisant, dit la Princesse ? Oui, répliqua l’Instituteur. J’admire la sagesse de la Nature, qui lui a placé une étincellede feu sur la queue. En effet, cela est drôle, continua Tricolore : et qu’en concluez-vous ? Que cet insecte lumineux, répondit leProphete, me cache peut-être un Amant. À ce mot d’Amant, Tricolore tressaillit ; elle tomba dans la rêverie, contempla le ver luisant,et prononça ces mots d’un air intéressant : Le pauvre petit, qu’il est gentil ! mais savez-vous bien, poursuivit-elle, en réfléchissant à laplace où elle l’avoit trouvé, savez-vous bien que vous pourriez avoir raison, et que c’est peut-être un Amant ?N’en doutez pas, dit le grand Instituteur : cette étoile n’est qu’une étincelle que l’Amour a laissé tomber dessus le flambeau. Madame,continua-t-il, ayez la bonté de le serrer un peu, pour voir s’il remuera la queue. Tricolor fut curieuse de cette expérience, elle appuyases deux doigts ; mais, ô surprise ! ô terreur ! elle sentit jaillir du sang, et sur le champ elle entendit la voix du Prince Discret, qui dit :Ah ! Tricolore, je meurs de votre main, que je vous suis obligé ! Le Prince expira, la Princesse s’évanouit, et le grand Instituteurs’écria : Victoire ! victoire ! Tricolore vient de tuer son Amant ; tant mieux pour lui, tant mieux pour elle, tant mieux pour moi.Tant mieux pour elle : Chapitre 9CHAPITRE IXLe bruit de cet événement répandu, le Roi des Patagons fit battre aux champs ; on publia le mariage de la Princesse et de Potiron :rien ne pouvoit le retarder. Le repas se fit ; on mangea plus qu’on ne parla ; on parla plus qu’on ne pensa. La chere fut fine, lesplaisanteries furent grosses, l’ennui succéda, et le Roi, charmé de se bien divertir, dit, d’un ton malicieux, qu’il étoit temps de conduireles nouveaux mariés à leur appartement. Je fais grâce de la cérémonie. Le Prince parut bête, Tricolore parut triste ; tout cela étoitvrai. La Fée Rancune rioit comme rit la haine ; le grand Instituteur fit une belle exhortation ; mais ce n’est pas ce qu’il fera de mieux.Dès que les époux furent dans la chambre nuptiale, la belle Tricolore prit le déshabillé le plus galant ; mais, ce qui la rendoit encoreplus charmante et plus désirable, c’étoit son embarras et sa rougeur : en pareille occasion, la pudeur est toujours en tribut à lavolupté.Potiron n’étoit pas si bien dans son bonnet de nuit. Il avoit cependant une belle robe de chambre couleur de chair. Le Roi crut quec’étoit l’instant de les laisser ; il congédia l’assemblée, et prit le parti lui-même de s’appuyer sur deux de ses Pages, et de se retirer,en disant une ordure, qu’il prit pour une finesse.Dans le moment que tout le monde sortoit, on entendit une voix qui prononça ces paroles : Il n’y est pas encore. Madame, dit aussi-tôtPotiron, permettez-moi de lui donner un démenti. Tricolore garda un silence modeste, qui autorisoit les droits de son époux : il alloiten prositer, lorsque la Princesse fit une grimace, une plainte, et un mouvement. Potiron, plein d’égards, contint son feu, et luidemanda ce qu’elle avoit. Seigneur, répondit-elle, c’est quelque chose de très-extraordinaire. Sentez-vous du mal quelque part,poursuivit Potiron ? Seigneur, cela est plus embarrassant que douloureux. Madame, permettez-moi de voir. Je n’ose pas, repartit-elle ; si vous saviez où c’est ! Vous me l’indiquez en me parlant ainsi, reprit Potiron. En même temps il fit l’examen : mais quel fut sonétonnement, en appercevant une rose toute épanouie, entourée de piquans ! Ah ! la belle rose, s’écria-t-il ! Madame, seroit-ce, parhasard, une marque de naissance ? Monsieur, dit la Princesse, je crois qu’elle n’y est que de tout à l’heure. Cela est très-singulier,continua Potiron ; c’est un tour que l’on me joue, ou une galanterie que l’on me fait. Mais j’apperçois des lettres ; c’est peut-être unedevise ; souffrez que je prenne une lumiere pour les lire : le caractere en est très-fin, et je le crois d’Elzévir.Potiron alla prendre un flambeau ; mais il trouva un changement de décoration. Il n’y avoit plus ni rose ni piquans ; il vit à la place deuxgrands doigts qui lui faisoient les cornes. Potiron se mit en fureur. Madame, s’écria-t-il, vous avez un Amant, et voilà ses doigts.Seigneur, qu’imaginez-vous-là ? vous me faites injure. Madame, ayez la bonté de vous tenir debout, pour savoir si cela ne changerapoint. La Princesse se leva, et les deux doigts resterent. Potiron tâcha de réfléchir : il jouoit de malheur toutes les fois que cela luiarrivoit ; il en fit une nouvelle expérience. Princesse, reprit-il avec un air content, tout ceci n’est qu’un jeu ; ce n’est qu’une mauvaiseplaisanterie de la Fée Rusée qui veut arrêter mes plaisirs en me donnant des ombrages sur vous. Je remarque que ces deux doigtsne peuvent m’empêcher de vous donner des preuves de mon estime. Ils disparoîtront sans doute lorsque je les aurai méprisés. Il eutalors un désir déplacé (il n’y avoit jamais d’à-propos chez lui) ; il voulut se satisfaire : mais les deux doigts devinrent aussi-tôt deuxpinces qui le serrerent impitoyablement. Il jeta les hauts cris ; et ce qui redoubla ses tourmens, c’est que dans cet instant la Princesse,par une impulsion involontaire, marcha à reculons avec autant de vîtesse qu’auroit pu faire le meilleur Coureur en allant droit devant.iulHé ! mais, Madame, s’écria-t-il, vous êtes folle ; mais vous n’y pensez pas ; arrêtez-vous donc. Je ne le puis, Monsieur, répliqua-t-elleen lui faisant sans cesse faire le tour de la chambre. Madame, reprenoit Potiron, vous me mal-menez trop, je ne pourrai de ma vievous être bon à rien : enfin, au bout d’un grand quart-d’heure, Tricolore tomba dans un grand fauteuil, et Potiron, se trouvant libre,roula par terre sans aucun sentiment.
Tant mieux pour elle : Chapitre 10CHAPITRE XFaçon de rompre un enchantement.Potiron reprit sa connoissance ; ce n’étoit pas reprendre grand’chose : il ouvrit les yeux, regarda la Princesse, et lui tint ce discourstout rempli de bon sens : Madame, j’aimerois beaucoup mieux que vous me menassiez par le nez. La Princesse, un peu remise, eutenvie de rire ; elle se retint cependant, et ne répondit rien. Y sont-ils encore, poursuivit Potiron ? J’en ai peur, dit Tricolore. C’est cequ’il faut voir, dit le Prince. Il les trouva plus que jamais en forme de compas, avec les mêmes paroles ; Voilà pour toi. Le caractereen étoit tout au plus gros. Je suis fort aise de les retrouver, s’écria Potiron ; j’ai dans ma poche une paire de ciseaux que ma merem’a donnés ; ils ont la vertu de couper toutes les choses enchantées. L’épreuve réussit, il rasa les deux doigts ; mais la rose et lesépines prirent la place aussi-tôt, avec ces mots écrits ; Voilà pour lui. Il fit la même opération sur ce nouvel enchantement ; les deuxdoigts reparurent, et toujours : Voilà pour toi.Madame, dit le Prince, il me paroît que voilà une place qui n’est jamais vacante. C’est l’horoscope qu’on en a toujours tiré, réponditTricolore. Ce que je ne conçois pas, repartit Potiron, ce sont ces deux devises : Voilà pour toi ; voilà pour lui. Je crois qu’il y abeaucoup d’esprit 1à-dedans, mais je ne l’entends pas. La premiere devise, répliqua la Princesse, me paroît la moins obscure ; il mesemble que l’emblême en facilite l’intelligence. La Fée Rancune et la Fée Rusée arriverent pendant cette discussion. Mon fils, ditRancune, je sais que vous êtes dans l’embarras, mais vous n’en êtes pas quitte. Est-ce comme cela que vous venez m’en retirer,repartit Potiron ? Pourriez-vous me dire ce que c’est que cette rose et ses accompagnemens ? C’est mon présent de noces,répondit la Fée Rusée. Pour un présent de cette espece, reprit Potiron, il est bien à sa place. Et les deux doigts ? Les deux doigts,poursuivit Rusée, sont le présent de mon fils ; il les a donnés à la Princesse, et l’a chargée de vous les rendre. Malheureusement, ditla Fée Rancune, ils resteront là jusqu’à ce qu’ils soient à leur destination naturelle ; c’est une piece d’attente : cependant ilsdisparoîtront tout-à-fait, s’ils ne vous empêchent pas d’être heureux avec la Princesse. Essayez, mon cher fils. Non, parbleu, criaPotiron, je ne crois pas qu’on m’y rattrape. Puis se ravisant, je vais, dit-il, tenter encore une fois de rompre l’enchantement : ainsi,Mesdames, ayez la bonté de vous retirer.Potiron, en effet, plein d’un nouveau courage, voulut s’emparer de la rose enchantée ; les peines ne le rebuterent pas. Hélas ! il fut ladupe de sa valeur ; il se trouva enveloppé dans vingt mille fusées de la Chine, dont la flamme étoit de toutes couleurs. Potiron futtraité en enfant perdu. Au feu, au feu, s’écria-t-il ! Seigneur, lui dit la Princesse, prenez bien garde qu’il n’y vienne des cloches.Il y a de la magie dans tout ce qui se passe ici, reprit le Prince Potiron. C’est sans doute,répondit la Princesse, encore une galanteriede la Fée Rusée : il n’y a point eu de feu au fruit ; elle vous l’a réservé pour une meilleure occasion : il faut avouer que l’on a poussébien loin la perfection de l’artifice. Les deux Fées reparurent, en disant : Ah ! qu’il sent ici le brûlé ! Il y a raison pour cela, réponditPotiron ; si l’artillerie du Roi est aussi bien servie que celle de sa fille, je défie que l’on prenne ses places. Il y a un moyen tout simplede lever cet obstacle, poursuivit la Fée Rusée. Vous savez bien que Madame votre belle-mere la Reine, a été métamorphosée enfigure de tapisserie. Hé bien, répliqua Potiron., qu’est-ce que cela me fait à moi ? Je sais parfaitement que c’est une de vosfacéties ; mais je n’en vois pas le fin. Je vais vous l’apprendre, dit Rusée d’un ton plein de bonté : il est naturel que je prenne le partide mon fils ; il étoit amoureux de la Princesse. Parbleu, interrompit Potiron, j’en ai été assez témoin le soir de la chanterelle ; mais,grâces au Ciel, il est perdu ce petit Monsieur-là. Il se retrouvera, reprit la Fée. Je reviens à l’événement.Voyant donc que mon fils étoit amoureux de la Princesse, et que vous étiez en droit de l’épouser, j’ai du moins cherché à vousempêcher de jouir de votre bonheur, et, pour y parvenir, j’ai jugé à propos de sormer un enchantement sur la Reine, et un autre surTricolore. Le dernier ne pourra être rompu, que préalablement le premier ne l’ait été : ainsi vous ne ferez disparoître la barriere quivous prive de la Princesse, qu’en rendant à la Reine sa forme naturelle. Je vous crois beaucoup d’esprit, répartit Potiron, mais je nevous trouve pas le sens commun. Comment voulez-vous que je fasse pour que la Reine cesse d’être une figure de tapisserie ? C’est,répliqua la Fée, en la traitant comme vous vouliez traiter Mademoiselle sa fille. Qui, moi ! reprit brusquement le Prince, que j’ayecommerce avec une Reine de haute-lisse ! Vous n’y pensez pas. Que trop, répondit Rancune : il faut que vous sassiez cettepolitesse à la Reine des Patagons, ou ce sera un autre qui désenchantera la Princesse. Mais, en vérité, s’écria Potiron, je vous jureen honneur que cela m’est impossible. Hé bien, dit froidement la Fée Rusée, qu’on aille chercher le grand Instituteur.Tant mieux pour elle : Chapitre 11CHAPITRE XIQui n’étonnera personne.Il arriva en habit long, et demanda à ces Dames ce qu’elles désiroient de son petit ministere. Ce n’est qu’une bagatelle, dit Potiron ; il
s’agit de traiter cette Reine comme vous avez coutume de traiter les jolies femmes. Vous voulez m’éprouver, répondit le Pontife. Hébien, quand cela seroit, répondit Potiron, l’épreuve ne vous feroit qu’honneur. Seigneur, reprit le grand Instituteur, je sais trop lerespect que je vous dois. Je vous en dispense, répondit Potiron : je sais fort bien que cette grande figure-là est ma belle-mere ; maisvous pouvez lui manquer de respect tant que vous voudrez, sans que je m’en formalise. Vous ne m’entendez pas, répliqual’Instituteur ; je n’essayerai point de désanchanter la Reine ; je ne veux pas aller sur vos brisées. Rompre ce charme, sont vosaffaires ; la mienne est de lever celui de la Princesse. Permettez-moi d’aller à mon petit ouvrage. Plaît-il, Monsieur le Curé, ditvivement le Prince ? Seigneur, continua la Fée Rusée avec l’air de quelqu’un qui meurt d’envie de rire, le Destin a déclaré que cesdeux enchantemens, par une bizarrerie singuliere, seroient liés entre eux ; en rompant l’un, l’autre le sera aussi par un effet du contre-coup. Il n’y a que vous qui puissiez venir à bout de celui de la Reine ; et si vous ne voulez pas mettre à prosit un si beau privilege,l’honneur de faire cesser celui de la Princesse appartient de droit à notre Instituteur. Je me moque de cela, répartit Potiron, je veuxavoir la rose. Seigneur, reprit l’homme céleste, prenez garde à ces paroles : Voilà pour lui. Hé bien, dit Potiron, c’est moi qui suis lui.Seigneur, continua le grand Instituteur, je crois que vous vous trompez ; c’est vous qui êtes toi. La premiere devise vous regarde, etles deux doigts vous reviendront tôt ou tard ; mais je suis sur que la rose sera pour moi. À ces mots, le grand Instituteur tourna sespas vers la Princesse. Potiron s’accrocha à lui pour le retenir ; mais l’Instituteur prononça ces paroles avec un ton d’inspiration :Puissances invisibles soumises à mes décrets, étendez en ce lieu un rideau sacré qui me sépare des profanes. On vit sur lechamp l’appartement séparé en deux par un beau rideau de velours de Gênes. Potiron resta avec les deux Fées du côté de la ReineTapisserie, et l’Instituteur se trouva, du côté du lit, seul avec la Princesse.Potiron devint surieux comme tous les petits hommes ; il voulut passer par-dessous le rideau ; il crioit de toutes ses forces : Attends,attends-moi, vilain Prêtre. C’est ce qu’il ne faut pas, s’écria Tricolore. Ce mot ralluma le transport au cerveau du pauvre Prince. Ah !singe exécrable, reprit Potiron, tu auras affaire à moi. En attendant, dit la Fée Rusée, je crois que la Princesse va avoir affaire à lui.Ce qui me console, répartit Potiron, c’est qu’il se piquera du moins. Mesdames, un peu de silence, je vous prie ; il faut savoircomment il s’en tirera ; la chose mérite attention. En même temps, il se colla l’oreille contre le rideau ; il ne s’attendoit pas au dialogueque voici.Ah, quel plaisir, dit le grand Instituteur ! Quel plaisir, interrompit Potiron ? mais il faut que cet homme soit enragé ! Écoutons encore.Ah, que vous me faites de mal, s’écria la Princesse ! Je ne me connois plus, poursuivit le Serviteur des Autels. Je vais m’évanouir,reprit Tricolore. Chere Princesse, adorable Princesse, beauté vraiment divine, continua le grand Instituteur en balbutiant, encore unmoment de courage. Ah ! je suis morte, dit la Princesse en jetant un cri perçant. Le charme se rompit, le rideau disparut ; la Reine detapisserie s’élança au cou du grand Instituteur, en lui disant : Monseigneur, que j’ai d’obligation à votre Grandeur ! Elle passa ensuitedevant Potiron, et lui adressa ces mots.Je vous en fais mon compliment, mon gendre. Faut-il se faire écrire chez vous, poursuivit la Fée Rusée ? Mon fils, continua la FéeRancune, vous n’êtes pas le seul. Seigneur, dit le grand Instituteur, j’ai bien des grâces à vous rendre, je serai toujours à vos ordres,toutes les fois qu’il vous plaira d’augmenter le casuel de mon petit bénéfice. Potiron resta seul avec la Princesse : la connoissance nelui étoit pas encore revenue. Potiron, pour la ranimer, voulut lui tâter le pouls (chacun a sa méthode) ; elle crut apparemment quec’étoit le grand Instituteur. Elle lui serra la main, en disant : Ah ! mon cher Abbé ! En même temps elle ouvrit les yeux.Hé quoi ! c’est vous, Monsieur, reprit-elle ; que faites-vous donc là ? Ce que je peux, Madame, répondit Potiron (il avoit toujours larepartie juste). Tricolore devint honteuse : le Prince étoit embarrassé ; mais il fut encore plus curieux. Ah ! ah ! s’écria-t-il d’un airsurpris, il n’y a plus ni rose ni piquans ; mais, mais cet homme-là a pourtant d’excellens secrets : c’est apparemment, Madame, cetteextirpation qui produisoit vos plaisirs ? Précisément, répondit Tricolore. Je le crois aisément, répliqua-t-il. Cela n’empêche pas quece ne soit une fort belle opération ; mais qu’a-t-il fait de tout cela ? Seigneur, dit la Princesse, il l’a emporté pour placer dans soncabinet d’histoire naturelle. Au fond, cela est juste, reprit Potiron ; c’est-là ce qu’il entendoit sans doute, lorsqu’il m’a remercie d’avoiraugmenté son casuel. À parler franchement, je n’en suis pas fâché. Voilà bien de la besogne faite ; je sens que j’ai envie de dormir.Tant mieux pour elle : Chapitre 12CHAPITRE XIIQui vise au touchant.Le lendemain matin étoit consacré au cérémonial de la toilette. Lorsque Tricolore en fut débarrassée ; après qu’elle eut essuyétoutes les visites des femmes de Cour, qui, ce jour-là, plus que de coutume, avoient recrépi leurs appas et grimacé leurs mines ;après qu’elle eut soutenu les regards malins de la Reine et de la Fée Rusée ; après qu’elle eut entendu les plates équivoques de tousles Courtisans, elle crut pouvoir donner l’apres-dînée aux réflexions et au repos. À quoi une Princesse peut-elle rêver ? À ce qu’elleaime ; par conséquent, le Prince Discret joua un rôle dans la tête de Tricolore (on verra bientôt ce que la tête emporte). Elles’imaginoit avoir tué son cher Prince ; elle pesoit tout son malheur d’avoir eu un Amant qui étoit mort, et d’avoir un mari qui ne pourroitpas être vivant, sans pour cela qu’elle fût veuve. La profondeur de ses méditations l’avoit conduite jusqu’à la fin du jour, lorsqu’on vintlui dire qu’un jeune homme lui demandoit un moment d’entretien. Un jeune homme, répliqua-t-elle d’une voix émue, un jeune homme !Oui, Madame, répondit-on ; il ne paroît pas avoir plus de vingt ans. Son âge m’attendrit, répondit-elle ; qu’on le fasse entrer : je n’aipas encore besoin de lumieres. On l’introduisit dans l’appartement ; mais il y fut pris d’une foiblesse ; il s’appuya sur un bureau, et ne
put prononcer que cette seule parole d’une voix éteinte : Ah ! Mademoiselle ! La Princesse fut troublée. Mademoiselle, reprit-elle !que veut dire ce mot ? Je me meurs, s’écria le jeune homme ; vous êtes donc Madame Potiron ? Qu’entends-je, ô Ciel ! dit Tricolore,quel son a frappé mes oreilles ! telle étoit la voix expirante de ce pauvre ver luisant, lorsqu’il me remercioit si poliment de l’avoirécrasé ; mais plus je le considere, plus je crois le reconnoître. Dis-moi, as-tu toujours eu sur toi cette étoile précieuse ? Ah Dieux !répliqua le Prince, puisque vous êtes mariée, il n’est plus d’étoile pour moi. Hélas ! je n’en puis plus douter, s’écria Tricolore ; c’estmon Prince, c’est lui ; il voit encore le jour..... Il ne tiendroit qu’à vous de me le faire aimer ; mais je crains vos préjugés : je crains....Seigneur, interrompit Tricolore, vous serez mieux assis ; il vous sera plus commode de parler à tête reposée. J’y consens, réponditDiscret, pourvu que la vôtre n’en soit pas plus tranquille. Il prit un fauteuil, et Tricolore se mit sur sa chaise longue. Discret reprit ainsila conversation avec un air tendre et sérieux :Madame, puisqu’il faut vous nommer ainsi, je m’intéresse à Potiron. Je reconnois votre générosité, repartit la Princesse ; que voulez-vous faire pour lui ? Lui épargner de la peine, poursuivit Discret. La Princesse, qui avoit beaucoup de pénétration, vit bien où lePrince en vouloit venir, et dit spirituellement : Seigneur, je reconnois votre délicatesse, mais je sais mon devoir. Remplit-il bien le sien,reprit vivement Discret ? La Princesse ne répondit rien. Ah ! je vois, continua le Prince, que Potiron agit comme vous répondez.Quoi ! il n’est point en adoration devant tant de charmes ? En achevant cette phrase, Discret se jeta aux genoux de la Princesse.Prince, dit-elle, relevez-vous, je vous le demande ; votre attitude est respectueuse, mais on prétend qu’elle est commode pourmanquer de respect. Ne le croyez pas, repartit Discret, et connoissez-moi mieux ; mon amour est fondé sur la plus parfaite estime.Hélas ! répliqua Tricolore en soupirant, l’amour qui commence, annonce l’estime, et ment ; l’amour qui finit, promet l’amitié, etmanque de parole. Voilà une maxime, reprit Discret, qui tire au précieux. Hé quoi ! seriez-vous déjà bel-esprit. Tricolore, Tricolore,ne vous occupez que de votre cœur.Apparemment qu’il la pressa, car la Princesse lui dit avec vivacité : Monsieur, je vais sonner. Hé ! que ce ne soit que l’heure duBerger, repartit Discret de la façon la plus tendre. Non, non, j’ai trop dans mon cœur l’idée de la vertu. J’ai vu un temps, répondit lePrince, où j’y aurois du moins été en second. En prononçant ces mots, il jeta sur elle un regard expressif, et lui serra la main. Tricoloreen fut émue, et se défendit ainsi : Ah ! Prince, mon cher Prince, laissez-moi donc, je vous prie. Le Prince ne la laissa point, mais luidonna un baiser convenable à la circonstance. C’en est trop, s’écria la Princesse, sortez, et ne revenez jamais. Le Prince fut anéanti,et dit en tremblant : Madame, je vous obéirai.Il étoit dans l’anti-chambre, lorsque Tricolore, touchée de son état, se crut obligée de lui crier de loin : Prince, quand vous reverra-t-on ? Tout à l’heure, Madame, répliqua-t-il d’un air ressuscité. Mais Potiron entra, et Discret sortit, après lui avoir fait la révérence laplus respectueuse. Potiron crut que c’étoit pour lui ; un mari s’approprie les égards qu’on lui rend, et sa vanité est toujours de moitiéavec sa femme, lorsqu’il s’agit de le tromper.Tant mieux pour elle : Chapitre 13CHAPITRE XIIICela va prendre couleur.Potiron salua le Prince de la main et du ventre, à la façon d’un Financier. Voilà un pauvre garçon qui a l’air trop sot, dit-il à laPrincesse ; je gagerois que vous l’avez reçu froidement, peut-être brusquement, et cela n’est pas bien. Je ne trouve pas mauvais quevous fassiez les honneurs de chez moi, pourvu que vous n’en fassiez pas les plaisirs. Cet avantage, répondit Tricolore, n’est réservéqu’à vous. Tandis que Potiron raisonnoit si bien, la Fée Rusée devinoit plus juste sur Monsieur son fils. Elle jugea dans ses yeux, ques’il ne tenoit pas le bonheur, il y touchoit du moins. Il ne se comportoit point en fat, qui, d’un désaveu même, fait une indiscrétion ; ilnia, avec l’effronterie qu’en pareil cas on doit avoir, et mentit comme un honnête homme. Vous ne voulez pas me confier où vous enêtes avec la Princesse, reprit la Fée ? je le saurai malgré vous, je n’ai que cela à vous dire.En effet, dès qu’elle eut quitté le Prince, elle jeta un enchantement sur tous les maris, dont l’effet devoit être de leur donner uneattaque de colique toutes les fois que les femmes auroient une foiblesse. Je crois le Lecteur bien certain que les tranchées vontdevenir un mal épidémique. Tricolore ne se doutoit nullement que Potiron seroit dans le cas ; elle se contemploit sans cesse dans savertu ; elle se remercioit à tous momens de la rigueur qu’elle avoit tenue à son Amant : elle ignoroit que d’y attacher tant de mérite,c’étoit s’en étonner, et que cet étonnement est un commencement de défaillance. La vraie sagesse ne se sait gré de rien. Unefemme indifférente résiste, et s’en souvient à peine ; une femme tendre s’applaudit de ses refus, et s’en applaudissant, elle s’enrappelle l’objet, elle s’attendrit, et finit par se rendre. En général, trop de réflexions sur la résistance est une préparation à la défaite.Tricolore cependant forma le projet de la plus glorieuse défense. On verra le succès de sa résolution.Le lendemain, le Prince Discret fit épier le moment de la sortie de Potiron, pour déterminer l’instant de sa visite. Princesse, dit-il enl’abordant, vos yeux paroissent fatigués ; ce qui prouve que Potiron a passé une bonne nuit. Prince, répondit-elle, vous prenez-là unton qui ne vous va point ; cela peut être une chose libre, elle n’ést qu’entortillée. L’explication n’en seroit pas difficile, repartit le Prince.Je vous en dispense, reprit promptement la Princesse : de quoi parlerons-nous ? De vous, dit le Prince. Non, cela m’est suspect,répliqua-t-elle. De Potiron ? Cela m’ennuieroit. De moi, continua le Prince sur un ton de roman ? Encore moins, dit vivementTricolore ; vous ne parlez de vous que pour en venir à moi. Je voudrois, poursuivit Discret, que ces deux choses se touchassent.Vous allez vous embarquer si je n’y prends garde, s’écria Tricolore.
Vous allez vous embarquer si je n’y prends garde, s’écria Tricolore.Tournons l’entretien sur une autre matiere. Par exemple, apprenez-moi pourquoi Madame votre mere vous changea en ver luisant, jen’en ai jamais senti la raison de préférence. Cela est trop simple, répondit le Prince. Vous devez vous souvenir du temps que j’étoiscoq ; et même ce fut vous, Madame, qui me fîtes l’honneur de me faire entrer en charge. Abrégeons, dit Tricolore en rougissant.Volontiers, Madame. Vous vous rappelez sans doute que la Fée Rancune alloit me saisir : il falloit me faire disparoître, et ma meren’y réussit qu’en me donnant la forme d’un très-petit animal. Elle fit sensément, continua la Princesse ; il y a tant de grosses bêtesdans le monde !Lorsque je fus vermisseau, reprit Discret, je me trouvai tout d’une venue ; mais comme mon amour étoit inséparable de moi, tous mesesprits, toutes mes sensations se réunirent, et se porterent dans l’endroit où vous apperçûtes une espece d’étoile. Il est étonnant,repartit la Princesse, combien cela vous donna de physionomie. Madame, dit le Prince, vous me surprenez, je n’avois point devisage, et, puisqu’il faut vous parler net, mon étoile étoit sur la queue. Je ne sais que vous dire, poursuivit Tricolore ; mais je vous lerépete, vous aviez beaucoup de physionomie, et c’étoit-là une heureuse étoile. En effet, répliqua le Prince Discret, il me souvient quevous me prîtes avec bonté entre vos doigts, vous me serrâtes avec amitié, vous me chatouillâtes ; je remuai ; vous craignîtesapparemment que je ne vous échappasse ; vous appuyâtes votre pouce, et vous me fîtes le plaisir de me tuer le plus joliment dumonde. Je vous assure, dit Tricolore, que cela me fit une grande impression, et je sentis..... Vous ne saviez pas, interrompit Discret,qu’en cet instant je redevenois homme de votre main.Tant mieux pour elle : Chapitre 14CHAPITRE XIVGare les tranchées.La Princesse resta quelques momens en méditation sur la derniere phrase du Prince, et même quelques larmes humecterent sesyeux. Discret absorbé dans l’attention, et Tricolore dans la réflexion, gardoient l’un et l’autre un silence d’intérêt ; présage certain d’ungrand événement. Tricolore le rompit ainsi : Qui auroit pu penser que cet instant, qui vous rendoit vos droits, acquéroit à Potiron celuid’être mon époux ? Si vous vouliez, Madame, dit le Prince de l’air le plus réservé, il y auroit du remede. Et lequel, répondit Tricolore ?Madame, reprit le Prince, dans la maison d’une Princesse telle que vous, il doit y avoir plusieurs charges ; Potiron est honoraire, jepourrois être d’exercice. Je ne vous entends pas, répliqua Tricolore ; je veux faire de vous mon ami. Que ce titre m’est cher, s’écria lePrince en collant sa bouche sur la main de Tricolore ! La Princesse ne la retira point, et répéta d’une voix mal assurée : Oui, vousserez mon ami.Le Prince leva la tête ; il s’apperçut que les joues de Tricolore étoient plus animées, et ses regards plus tendres. Que le sentimentque vous promettez est doux, poursuivit-il ! qu’il me rendra heureux ! Vous m’en croyez donc capable, continua la Princesse ? Oui,sans doute, reprit Discret, et vous avez dans les yeux un grand fonds d’amitié. Il voulut en même temps la pencher sur la chaise. Queprétendez-vous donc, dit-elle ? Une marque d’amitié. Vous êtes extravagant, reprit-elle d’un ton fâché. Je ne sais pourtant si ellel’étoit bien réellement ; car Potiron, qui étoit au petit lever, fit dans ce même instant une grimace dont la Fée Rusée s’apperçut avecjoie. Qu’avez-vous donc, lui dit-elle ? Madame, c’est une espece de tranchée. Il faut prendre garde, reprit la Fée, ces sortes de maux-là ont quelquefois des suites. Je reviens à Tricolore.Elle en imposa pour un moment à Discret ; et comme elle étoit fort raisonnable, il vit bien qu’il falloit prendre le parti de lui parlerraison. Voici comme il s’y prit. Oserois-je demander à Madame en quoi elle fait consister l’amitié ? À faire tout ce qui dépend de soi,répliqua la Princesse, pour obliger celui qui en est l’objet.Ainsi, reprit le Prince, si je vous proposois d’aller bien loin pour me rendreservice ? Je partirois sur le champ, dit vivement la Princesse. Madame, poursuivit Discret, je ne veux point vous donner tant depeine ; je vous demande de ne pas sortir de votre place. Changeons de conversation, interrompit la Princesse, vous ne savez pasraisonner.Madame, permettez-moi de vous faire encore une question. Je suppose que Potiron a dans ses jardins un grenadier ; ce grenadierne porte qu’une grenade, dont il vous a confié la garde : je suis bien sûr que personne n’y touchera ; mais je poursuis monraisonnement. Je suppose encore que cette grenade est enchantée, qu’elle reste toujours la même, et que l’on en peut détacherquelques grains sans en diminuer le nombre, et sans que la grenade perde rien de sa fraîcheur : votre meilleur ami se présenteconsumé d’altération, et vous tient ce discours d’une voix foible, mais touchante : Tricolore, Princesse aimable, Princessebienfaisante, vous voyez mon état ; mon corps est desséché par une soif ardente, et près de succomber ; un grain, un seul grain dece fruit délicieux arroseroit mon âme, et me rendroit à la vie ; le maître de cet arbre n’en pourra pas souffrir de préjudice ; il ne s’enappercevra seulement pas. Tricolore, que feriez-vous ? Tricolore baissa les yeux, rougit, parut chercher sa réponse et ne la pastrouver. Vous vous taisez, reprit le Prince : ah ! vous laisseriez mourir votre ami.La Princesse se troubla de plus en plus, et dit, en détournant la tête : Vous êtes insupportable. Le Prince ne répondit que parexclamation : Ah ! grands Dieux, que j’ai soif ! Finissez, je vous prie, repartit Tricolore d’un ton foible, qu’elle vouloit rendre brusque ;finissez, Monsieur. Je vous dis que je meurs de soif, continua très-vivement Monsieur. Il y eut un débat, suivi d’un silence ; Tricolorel’interrompit par ces paroles entrecoupées : Discret ! Discret ! et dans l’instant Potiron, qui étoit encore chez le Roi, se roula sur leparquet, en criant : Ah, la colique ! ah, la colique ! je me meurs !
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