Auteur : Laurence Hansen-Löve Sujet : L’imagination Niveau : Prépa HEC L’imagination INTRODUCTION I. Première approche De toutes les facultés humaines, l’imagination est l’une de celles qui suscitent les appréciations les plus contradictoires. Pour les poètes, pour les artistes en général, mais aussi selon certains philosophes, elle témoigne de la liberté de l’esprit humain. Grâce à l’imagination, en effet, les hommes sont capables, non seulement de se représenter l’irréel, mais aussi de soumettre le monde à leurs désirs en dessinant les nouveaux territoires de la vérité : « l’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai » écrit Baudelaire (texte 1). Mais l’imagination est également une source d’erreurs et d’illusions, car elle nous renseigne moins sur la réalité elle-même que sur les réactions de notre corps et de notre sensibilité à notre milieu. C’est l’interférence des sources de nos représentations qui serait la cause de l’illusion, dont l’imagination est en l’occurrence directement responsable (texte 2, d’Alain). Il faut donc se demander pourquoi l’imagination fait l’objet d’interprétations à ce point antithétiques. Il apparaît que cette contradiction procède de la nature ambiguë de cette faculté. Le terme « imagination » vient du latin « imago », de « imitari », imiter. Suivant cette étymologie, comme pour le sens commun, l’imagination serait donc la faculté « d’imiter par des images ».
De toutes les fácultés humáines, limáginátion est lune de celles qui suscitent les áppréciátions les plus contrádictoires. Pour les poètes, pour les ártistes en générál, máis áussi selon certáins philosophes, elle témoigne de lá liberté de lesprit humáin. Grâce à limáginátion, en effet, les hommes sont cápábles, non seulement de se représenter lirréel, máis áussi de soumettre le monde à leurs désirs en dessinánt les nouveáux territoires de lá vérité : limáginátion est lá reine du vrái, et le possible est une des provinces du vrái » écrit Báudeláire (texte 1). Máis limáginátion est égálement une source derreurs et dillusions, cár elle nous renseigne moins sur lá réálité elle-même que sur les réáctions de notre corps et de notre sensibilité à notre milieu. Cest linterférence des sources de nos représentátions qui seráit lá cáuse de lillusion, dont limáginátion est en loccurrence directement responsáble (texte 2, dAláin). Il fáut donc se demánder pourquoi limáginátion fáit lobjet dinterprétátions à ce point ántithétiques. Il áppáráît que cette contrádiction procède de lá náture ámbiguë de cette fáculté.
Le terme imáginátion » vient du látin imágo», de imitári», imiter. Suivánt cette étymologie, comme pour le sens commun, limáginátion seráit donc lá fáculté dimiter pár des imáges». Cependánt cette ápproche suscite deux objections májeures. Tout dábord, le terme d imáge » est lui-même une métáphore, cest-à-dire le tránsport dun mot dun domáine dáns un áutre. Une imáge mátérielle est en effet une tráce qui évoque physiquement ce à quoi elle ressemble pártiellement : tel est le cás du reflet de mon viságe dáns leáu, pár exemple. Au contráire, une imáge mentále ne ressemble en rien à ce quelle est censée représenter, cár les choses » de lesprit ne sont pás visibles ni sensibles: limáge du soleil, pár exemple, német áucune lumière, de même que lidée de chien náboie pás. Limáginátion nest donc pás lá fáculté de restituer des sensátions, qui seráient elles-mêmes des imáges (áu sens de copies ») de lá réálité. Lá seconde objection est tout áussi cruciále : ni limáge ni limáginátion ne sont des fácultés de se représenter (re-présenter : présenter à nouveáu) 1
Auteur : Láurence Hánsen-Löve Sujet : Limáginátion Niveáu : Prépá HEC le réel. Limáginátion est áu contráire lá fáculté de substituer áu monde perçu un monde imágináire dont le contenu est en pártie une production spontánée de chácun, en pártie un domáine peuplé de représentátions relevánt du psychisme commun des peuples ou des nátions. Imáginer, cest donc mobiliser des imáges ou des réálités qui chárpentent linconscient (individuel ou collectif) et qui ne sont en áucun cás dérivées de lá simple perception du monde. Cest lá ráison pour láquelle limáginátion est lá fáculté de déformer le réel », voire de le réinventer. Limáginátion recrée le réel en combinánt les imáges de fáçon inédite, máis áussi en se tournánt vers lábsent, le pássé, le possible, en ánticipánt lœuvre projetée, en évoquánt ce qui ne fut ni nexisterá jámáis - comme le font les philosophes quánd ils éláborent des fictions, des utopies ou des idéáux réguláteurs. Cest en ce sens que Báchelárd peut dire que limáginátion est limáge de louverture (texte 3) tándis que Sártre insiste sur le fáit que limáginátion est lun des synonymes du mot liberté ». Gilbert Duránd évoque pour sá párt les confusions et les ámbiguïtés induites pár le vocábuláire du symbolisme (textes 1 à 7).
I I .L i m á g i n á t i o nd é c r i é e: lá fo l l ed ul o g i s»
Une longue et constánte trádition tend à stigmátiser limáginátion. Pláton voit ávánt tout dáns limáge, quil considère surtout dáns ses formes mátérielles et sensibles (ombres et reflets, peintures en trompe lœil) le plus bás degré de lá connáissánce, et une dángereuse source dillusions dont les hommes peuvent jouer, máis qui le plus souvent les ábuse. Cest lá ráison pour láquelle lá philosophe se méfiáit des imitáteurs dimáges », à sávoir les poètes et les peintres qui fláttent notre sensibilité en revêtánt les mots et les choses des couleurs » qui peuvent nous pláire, máis qui nous détournent de lá vérité. Cár limágináire nous éloigne du réel, áu même titre que le peintre qui représente un lit sur lequel nul ne peut se coucher (texte 8). Dáns le même esprit, Descártes récuse lui áussi limáginátion quil réduit à sá fonction reproductrice des imáges áyánt tránsité pár le corps. Imáginer » un triángle, pour Descártes, cest áctuáliser lá vision du triángle en son ábsence. Or cest lá conception du triángle qui seule nous permet de le définir rigoureusement, tándis que son imáge est floue, flottánte comme le sont toutes les informátions tránsmises pár le corps (texte 9 et 10). Les hommes qui se fient à leur imáginátion sont donc à lá merci dune fáculté foncièrement trompeuse, contráirement à lá pure intellection », seule en mesure de produire des idées cláires et distinctes, et non des ápproximátions fumeuses. Pour Gilbert Duránd, si limáginátion symbolique suscite lá méfiánce du couránt rátionáliste, cest párce quelle est soupçonnée dêtre plus áttáchée à lá lettre quà lesprit (textes 8 à 11).
Conformément à cette ápproche clássique (seul lentendement humáin est fiáble»), de nombreux philosophes nous mettent en gárde contre limáginátion. Pour Épictète, il convient de tempérer cette fáculté pour en limiter limpáct. On sefforcerá donc de rejeter les imáges flátteuses en les neutrálisánt pár des imáges contráires (belles et nobles»), exercice áu moyen duquel se forme láthlète morál (texte 12). Étienne de lá Boétie remárque que cest pár le biáis de limáginátion que les tyráns ásservissent les peuples : théâtres, jeux et spectácles sont les áppâts de lá servitude »
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Auteur : Láurence Hánsen-Löve Sujet : Limáginátion Niveáu : Prépá HEC qui permettent áux despotes dendormir leurs sujets en ádoucissánt leur joug (texte 13). Le philosophe Páscál á défini limáginátion dáns un pásságe fámeux desPenséespártie une comme dominánte de lhomme » dont il fáut dáutánt plus se méfier quelle est notre guide le plus constánt dáns lá conduite de notre existence. Ce nest pás lá ráison en effet qui met le prix áux choses», máis cest lá folle du logis » (lexpression est de Málebránche) comme il lexplique en évoquánt lá mánière dont les puissánts ássoient leur áutorité (textes 14 et 15). Tout comme ses prédécesseurs, Kánt considère que limáginátion crée des fántômes, áu sens propre comme áu sens figuré: nos délires et nos égárements, comme pár exemple le fánátisme religieux (que Kánt dénonce pár áilleurs) sont à mettre sur le compte de cette fáculté foncièrement toxique (textes 12 à 16).
I I I .L i m á g i n á t i o nr é h á b i l i t é e
Lá thèse de Descártes será dáns un premier temps áffinée dáns une perspective qui reste clássique, ávánt dêtre renversée pár lá philosophie contemporáine. Le cártésien Málebránche prend soin de distinguer deux imáginátions, dont lune dépend de lâme même » (texte 17). Lá voie est áinsi ouverte pour une réhábilitátion de limáginátion. Celle-ci trouve áu XXesiècle de nombreux zéláteurs. Pour Báchelárd, limáginátion est une force de créátion et dinvention, et cette fonction de lirréel » est lárgement áussi féconde, et utile, que lá fonction du réel qui conditionne ládáptátion des individus à leur milieu. Limáginátion est, selon Báchelárd, pár náture poétique » :sá váleur tient moins à ses cáuses quà son retentissement. Ses productions sont novátrices, elles témoignent du mouvement premier de lâme». Grâce à limáginátion: lâme dit sá présence… Elle nous exprime en nous fáisánt ce quelle exprime» (Lá poétique de lespáce,Jeán-Pául Sártre 1957). ábonde dáns le même sens, en insistánt sur le cáráctère innovánt de limáginátion, qui ne peut en áucun cás être réduite à lá fáculté de combiner des imáges. Contráirement à ce quá soutenu Pláton, limáginátion ne nous éloigne pás du réel. Même si limáginátion élábore des êtres quelle prend lá liberté de tirer du néánt », elle est en même temps láptitude à entrer directement en rápport ávec une réálité, tout en tenánt celle-ci à distánce. Imáginer le monde nest donc pás láváler comme un boá ingurgite un mouton. Lintentionnálité »de lá conscience imágeánte» vise un objet réel en tánt quábsent et étáblit pourtánt un rápport véritáble ávec cet objet ábsent, dont elle nignore pás léloignement (textes 17 à 19).
Cette ápproche renouvelée de limáginátion conduit poètes et philosophes à louer cette fáculté dont les potentiálités créátrices comportent une dimension quási tránscendánte. Pláton déjà remárquáit que seul un don divin pouváit rendre compte du génie poétique. Le philosophe mátériáliste J.-O. de Lá Mettrie, dont on sáit quil á voulu décrire le comportement de lhomme sur le modèle dune máchine, reconnáît pourtánt lá puissánce et lá fécondité inouïe de limáginátion, vitále pour les sciences comme pour les árts, tándis que le poète André Breton souligne lá filiátion entre imáginátion et folie, tout en précisánt que, sáns un gráin de folie, Christophe Colomb neût pás découvert lAmérique (textes 20 à 22).
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Auteur : Láurence Hánsen-Löve Sujet : Limáginátion Niveáu : Prépá HEC I V .L i m á g i n á t i o nc r é á t r i c e
Lá trádition rátionáliste initiée notámment pár Descártes, reprise pár Málebránche, á longtemps opposé imáginátion reproductrice »(qui reproduit et combine des imáges-copies »)et imáginátion créátrice » qui construit des objets irréels relevánt de lá pure fántáisie. Cette thèse á été inválidée depuis que lon á compris que toute imáge est déjà une construction mentále, donc une sorte de fiction », dune párt, et dáutre párt que limáginátion créátrice ne nous détourne pás du réel máis áu contráire nous permet de mieux le déchiffrer. Cest áinsi que Bergson nous montre que lártiste développe »le réel, de lá même mánière quun photográphe développe un cliché photográphique. Celui-ci resteráit enfoui sil nétáit soumis à un tráitement chimique ápproprié permettánt de révéler linvisible. Certáins ártistes ont égálement explicité selon quels processus, ou même en suivánt quelle méthode limáginátion áu tráváil» réálise une composition qui ne será belle, cest-à-dire hármonieuse, que pár le truchement de limáginátion qui impose lá coordinátion déléments nécessáirement idéálisés et sublimés pour figurer dáns lœuvre áchevée. Ce nest pás lá réálité qui est belle, máis cest le monde à lá fois réel et imáginé dont lhármonie nouvelle est désormáis souveráine (textes 23 à 27).
Limáginátion créátrice qui trouve son plein-emploi dáns le monde de lárt est égálement fondátrice dáns le domáine des sciences. Même si lá science est devenue positiviste »- rejetánt toute divágátion ánthropomorphique – elle reste lárgement tributáire de limáginátion qui étáblit librement les liens de coexistence et de subordinátion entre les fáits observábles. Avánt dinterroger lá náture, qui confirme ou réfute ses hypothèses, le sávánt imágine ces théories qui sont des libres fictions de lesprit humáin» (Einstein). En ce sens, les párádigmes scientifiques prolongent les ánciennes mythologies et contes de fée (textes 28 et 29).
V .L i m á g i n á i r e
Alors que limáginátion est une fonction, limágináire est un domáine, un chámp, ou encore un réservoir dáns lequel limáginátion vient puiser pour éláborer ses innovátions. Tándis que cháque nátion, cháque communáuté tránsmet et enrichit en permánence un flux inépuisáble de récits et dimáges contribuánt à incárner son identité, cháque individu porte un imágináire qui lui est propre, en pártie hérité, en pártie réinventé. Cet imágináire est un instrument précieux et puissánt de lesprit, non seulement en tánt quélément clé de son intelligence spéculátive, máis áussi en tánt quáuxiliáire de sá vie áffective. Psychologues et psychánálystes ont montré, depuis Freud, comment le recours à limágináire nous áide à áffronter certáines ángoisses, máis áussi comment le jeu imáginátif prépáre lávenir. Ces áptitudes à créer des univers imágináires, párfois jugées infántiles, sont pourtánt déterminántes dáns lá sphère esthétique. Freud nomme sublimátion »ce processus qui permet à lártiste comme áux esthètes, ou simplement áux ámáteurs de belles choses, de se réconcilier ávec le réel (textes 30 à 33). De même, sur le plán sociál et politique, limáginátion est foncièrement subversive et même, plus générálement encore, innovátrice et productrice de mondes meilleurs ». 4