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“La nuit de la langue perdue” : défaite et legs
des mères dans Vaste est la prison d’Assia Djebar
Michèle Vialet
University of Cincinnati
“À l’origine le geste d’écrire est lié à l’expérience de la disparition, au
sentiment d’avoir perdu la clé du monde, d’avoir été jeté dehors”
Hélène Cixous, “De la scène de l’inconscient à la scène de
l’Histoire”
“L’exercice de témoignage conduit à honorer le passé.
Activement”
Abdelkebir Khatibi, La Langue de l’autre
(24)
endant architectonique et épistémologique du roman du legs des pères
qu’est L’Amour, la fantasia, le premier volume du projet de “Quatuor
algérien” d’Assia Djebar, Vaste est la prison privilégie le legs des femmes P mais, comme une photographie que l’on développe, cette primauté ne se
révèle que lentement par couches successives d’accents, d’échos et de sillages
entrecroisés des récits (Calle-Gruber, Donadey, Mortimer, Vialet, Zimra [“Writing”]).
D’une structure en apparence éparse et dodécaphonique, le roman joue sur le rythme
narratif et sur les points d’intersection de quatre chronotopes pour inviter et déjouer les
1tentatives de lecture suivie de la transmission du savoir des femmes. Il est cependant
nécessaire de recourir à une telle lecture pour mettre en évidence une partie essentielle
du legs féminin dans le roman, à savoir le rôle fondateur du meurtre de la mère (mort
ou défaite symbolique infligée par l’époux ou par le père) dans l’accession de la fille au
1 Les quatre chronotopes, au sens bakhtinien, que j’identifie sont les suivants: dans la “Première
Partie”, chronotope social et psychologique du mariage en train de se briser de la narratrice; dans la
“Deuxième Partie”, chronotope historique et linguistique dans les vignettes retraçant la polyglossie
antique, pré-romaine, des territoires devenus l’Algérie; dans la “Troisième Partie”, chronotope familial et
en écho à l’avancée de la colonisation et de la modernisation de l’Algérie pendant le vingtième siècle; et,
pour finir, le chronotope de la guerre civile des années 1990 telle qu’elle interfère sur le plan existentiel et
cognitif avec le projet d’écriture de la narratrice.
36 MICHÈLE VIALET
langage des pères et, après un travail profond de réflexion sur cette cooptation
colonialiste, au retour au langage maternel primordial. Le secret de ce legs est enfoui
dans les profondeurs refoulées du désastre – la scène primitive de la mort de la mère –
que la narratrice Isma débusque dans l’histoire de la vie de sa grand-mère et de sa mère,
au hasard de quelques conversations. Mais à sa surprise, la remontée qu’elle entreprend
dans les “trous de mémoire” aboutit dans sa découverte qu’elle aussi s’inscrit dans un
même mouvement de matricide culturel. La narratrice prend en effet conscience que
son déplacement dans l’aire de la recherche autobiographique et de l’écriture littéraire,
dans l’aire même du langage et de la parole libre qui faisaient défaut à ses parentes, ne l’a
pas davantage protégée de l’assujettissement des femmes par les structures patriarcales
de la société algérienne. Très tôt ouverte au désir de la langue “des autres” (le français),
et donc invitée, par complicité tacite avec l’ordre symbolique des pères, à désavouer le
legs maternel, la narratrice découvre que ce qu’elle croyait avoir forgé comme parole
libre de femme et d’écrivaine algérienne vole en éclats quand elle est, elle aussi,
confrontée au désastre de la guerre civile, matricide généralisé, devenu fratricide à partir
de 1992. La guerre civile révèle en effet le redoublement de la cible maternelle : le pays
entier, l’Algérie que la langue identifie comme la mère-patrie, la mère primordiale, mais
aussi, et avec une hargne plus pernicieuse encore, les mères, les femmes enceintes, les
adolescentes nubiles, massacrées entre 1993 et 1999 pour avoir quelque peu osé
s’imaginer en sujets modernes et, toutes proportions gardées, en partenaires égales des
2hommes. Assia Djebar utilise la recherche autobiographique et historico-culturelle de la
narratrice pour mettre en scène la série de mouvements qui descelle les filles du “silence
vorace” (Ces Voix 141) qu’elles ont adopté pour survivre et leur permet, grâce à la
percée de ce mutisme, non seulement de retrouver dans leur mère abattue la fille qui
avait été, elle aussi, pareillement coupée de l’amour maternel, mais aussi de conquérir le
droit de parler et d’agir en leur propre nom.
Le lien entre le deuil et la construction identitaire des filles dans et par le langage
est en effet primordial. C’est là que les filles, rejetant la mère vaincue et les modes de vie
et de savoirs qu’elle incarnait, s’auto-engendrent comme sujets décidés à exister et à
s’imposer au respect de l’autre dans un langage qui participe de l’ordre patriarcal mais en
refuse la complicité matricide. Le langage devient donc capacité de s’exprimer en sujet
en temps et lieu voulus, et capacité de ne pas subir, sous la poussée du désir des
hommes du milieu familial, la fonction mortifère dont il peut être investi. Priscilla
Ringrose a bien souligné ce rapport intime entre langage et mort, un rapport qu’un
certain nombre d’écrivains, notamment Hélène Cixous, Georges Perec, Paul Celan,
reconnaissent, suivant en cela Sigmund Freud, comme fondateur du “geste d’écrire”
(Cixous 19). Ringrose en situe la productivité dans le travail même de l’écrivaine
algérienne:
2 La guerre civile a d’abord décimé les hommes mais les femmes sont rapidement devenues les
victimes principales, indirectement en tant que veuves ou orphelines de père ou de frères, et directement
comme victimes des viols et des massacres perpétués en ville comme dans le pays entier.
Cincinnati Romance Review 31 (2011): 35-56 DÉFAITE ET LEGS DES MÈRES 37
Like Cixous, Djebar’s starting-point is the association of language with
death, although her reasons for making the association are very
different. In Djebar’s case, this association is not made because of the
relationship between patriarchal thought and the construction of
language, where “la mort est toujours à l’œuvre”, but, as we will see,
because of the relationship between what Lejeune calls “le présent de
l’écriture” [the present time of the act of writing] and “le passé raconté
par l’écriture” [the past recounted by the writing]. (101)
Mon différent avec cette thèse réside dans l’interprétation des causes de l’association
entre langage et mort. Je vais montrer que, contrairement à la thèse que défend
Ringrose, c’est précisément le rapport entre la pensée patriarcale et l’élaboration du
langage chez les filles après le meurtre de la mère, après le matricide réel ou culturel,
qu’Assia Djebar problématise dans Vaste est la prison.
Bien qu’ils soient intimement imbriqués dans le vécu des personnages et de la
narratrice de Vaste est la prison, j’entends distinguer trois domaines de relations mères-
filles. En premier lieu, sur le plan des relations intergénérationnelles, je montrerai
comment Isma reprise les déchirures qui ont isolé mères et filles les unes des autres. Sur
le second plan, personnel et sexuel, la réévaluation du rapport à la mère et à la société
nous permettra de voir la façon dont Isma regagne son identité de femme et s’accepte
comme fille de sa mère, et non plus comme fille “sortante” de son père ou comme être
androgyne. Le troisième domaine, identitaire, est celui de la réinsertion symbolique
d’Isma dans la tribu berbère des Ben Menacer. Ce retour non à la langue maternelle, à la
langue “lybique” “rebelle et fauve” de Jugurtha (Ces Voix 13), mais au savoir des mères,
à leur langue de femmes et à l’expression poétique berbère, découle des deux
transformations précédentes mais ce sont véritablement les premières années de la
guerre civile (1992-99) et le deuil des amis et parents assassinés qui en précipitent la
réalisation. Le roman localise ce retour aux savoirs ancestraux en faisant glisser l’emploi
autobiographique du “je” d’Isma à la voix de l’écrivain elle-même. Ainsi, à travers le
parcours d’Isma-Djebar qui est à la fois celui d’un désengagement et d’un réengagement
avec le legs matern