Michel Zévaco
LE PONT DES SOUPIRS
12 juin – 16 décembre 1901 – La Petite République socialiste
1909 – Arthème Fayard, Le Livre populaire n°49
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I LA FÊTE DE L’AMOUR ........................................................4
II LES AMANTS DE VENISE ..................................................9
III LES FIANÇAILLES........................................................... 19
IV LE CONSEIL DES DIX .....................................................26
V L’OURAGAN.......................................................................36
VI LA DESCENTE AUX ENFERS..........................................42
VII LE BANDIT...................................................................... 51
VIII LÉONORE58
IX LA MÈRE ..........................................................................62
X LA HAINE...........................................................................67
XI LE NUMÉRO 17 ................................................................69
XII DANDOLO SAUVÉ.......................................................... 77
XIII LA MINE ........................................................................81
XIV LE PONT DES SOUPIRS.............................................. 101
XV LE JARDIN DE L’ÎLE D’OLIVOLO ................................116
XVI PIERRE ARÉTIN..........................................................149
XVII LE GRAND INQUISITEUR ........................................ 154
XVIII DEUIL DE CŒUR .....................................................164
XIX LE SECRÉTAIRE DE L’ARÉTIN.................................. 167
XX AMOR, FUROR...............................................................191 XXI LE DOGE ..................................................................... 208
XXII SANDRIGO ................................................................ 228
XXIII DEUX FEMMES........................................................235
XXIV MINUIT......................................................................262
XXV ELLE ET LUI ...............................................................274
XXVI LA PETITE MAISON DE MESTRE.......................... 289
XXVII LE PÈRE ...................................................................307
XXVIII LA GRANDE COURTISANE...................................329
XXIX DEUX ASPECTS DE TIGRES 340
XXX LE CAMP DU GRAND-DIABLE .................................375
XXXI CHOC DE PASSIONS ............................................... 389
XXXII LES REMPARTS DE GOVERNOLO....................... 405
XXXIII UNE LETTRE DE L’ARÉTIN ................................. 413
XXXIV TRANSFIGURATION DE JUANA..........................469
XXXV UNE NOUVELLE ARÉTINE ................................... 483
À propos de cette édition électronique................................. 514
Texte établi d’après l’édition Livre de Poche, 1972,
version abrégée.
– 3 – I
LA FÊTE DE L’AMOUR
Roland !… Léonore !…
Venise, en cette féerique soirée du 5 juin de l’an 1509, ac-
clame ces deux noms tant aimés.
Ces deux noms, Venise enfiévrée les exalte comme des
symboles de liberté. Venise attendrie les bénit comme des ta-
lismans d’amour.
Sur la place Saint-Marc, entre les mâts qui portent l’illustre
fanion de la république, tourbillonnent lentement les jeunes
filles aux éclatants costumes, les barcarols, les marins – tout le
peuple, tout ce qui vibre, tout ce qui souffre, tout ce qui aime.
Et il y a un défi suprême dans cette allégresse énorme qui
vient battre de ses vivats le palais ducal silencieux, menaçant et
sombre…
Là-haut, sur une sorte de terrasse, au sommet du vieux pa-
lais, deux ombres se penchent sur cette fête – deux hommes
dardent sur toute cette joie l’effroyable regard de leur haine.
Venise laisse monter le souffle ardent de ses couples enla-
cés qui, parmi des bénédictions naïves et des souhaits
d’éternelle félicité, répètent les noms de Léonore et de Roland.
– 4 – Car demain on célébrera les fiançailles des deux amants.
Roland !… le fils du doge Candiano, l’espoir des opprimés !…
Roland… celui qui, dit-on, a fait trembler plus d’une fois
l’assemblée des despotes, le terrible Conseil des Dix, et lui a ar-
raché plus d’une victime !…
Léonore !… L’orgueil de Venise pour sa beauté – l’héritière
de la fameuse maison des Dandolo, toute-puissante encore mal-
gré sa ruine… Léonore, qui aime tant son Roland qu’un jour, à
un peintre célèbre qui la suppliait à genoux de se laisser pein-
dre, elle a répondu que seul son amant la posséderait en corps
et en image !…
Et Venise terrorisée par le Conseil des Dix, célèbre comme
le commencement de sa délivrance les fiançailles du fils du doge
et de la fille des Dandolo.
Car ce mariage, ce sera l’union des deux familles capables
de résister au despotisme effréné des Dix ! Ce mariage sera, on
n’en doute pas, la prochaine élévation à la dignité dogale de Ro-
land, l’espoir du peuple, et de Léonore, la madone des pauvres !
Par intervalles, pourtant, la clameur des vivats s’affaisse
tout à coup sur la place Saint-Marc, et un silence lourd
d’inquiétudes pèse sur la foule. C’est qu’on a vu alors quelque
espion s’approcher du tronc des dénonciations, y jeter à la hâte
un papier, puis s’évanouir dans les ténèbres.
Quel nom a été livré à la vengeance des Dix ?
Qui sera arrêté cette nuit ?
Puis, soudain plus violentes, plus acerbes, les acclamations
viennent heurter le morne palais ducal, au fond duquel le doge
Candiano et la dogaresse Silvia tremblent pour leur fils, épou-
vantés de cette popularité qui le désigne au bourreau !
– 5 –
Là-haut, sur la terrasse, deux hommes écoutaient ardem-
ment.
L’un d’eux, grand, la physionomie empreinte d’un orgueil
sauvage, tendit alors son poing crispé vers la foule :
« Hurle, peuple d’esclaves ! Demain, tu pleureras des lar-
mes de sang ! Écoute, Bembo ! Ils acclament leur Roland !
– J’entends, seigneur Altieri ! Et j’avoue que ces deux noms
de Roland et de Léonore font assez bien, accouplés ensemble !
– Damnation ! Plutôt que de voir s’accomplir ce mariage,
Bembo, je les poignarderai de mes mains !
– Oh ! vous haïssez donc bien votre cher ami Roland ?
– Je le hais, lui, parce que je l’aime, elle ! Oh ! cet amour,
Bembo ! cet amour qui m’étouffe ! Ô Léonore, Léonore ! Pour-
quoi t’ai-je vue ! Pourquoi t’ai-je aimée ! »
Et cet homme, le plus puissant d’entre les patriciens de Ve-
nise, le plus redoutable des Dix, cet Altieri qui, lorsqu’il traver-
sait Venise, silencieux et fatal, marchait dans une atmosphère
d’épouvante, cet homme prit sa tête à deux mains et pleura.
Bembo, la figure sillonnée par un sourire de mépris et de
crainte, Bembo le regardait, effroyablement pensif.
Altieri, le visage contracté, l’attitude raidie dans un effort
de volonté farouche, se dirigea vers l’escalier de la terrasse.
« Où allez-vous, seigneur capitaine ? » s’écria Bembo.
– 6 – Sans répondre, Altieri lui montra le poignard sur lequel sa
main se crispait.
« Plaisantez-vous, monseigneur ! murmura Bembo de cette
voix visqueuse, qui faisait qu’après l’avoir trouvé hideux en le
regardant, on le trouvait abject en l’écoutant. Plaisantez-vous !
Quand on s’appelle Altieri, quand on commande à vingt mille
hommes d’armes, quand on peut faire déposer le doge et se coif-
fer de la couronne ducale, quand on peut, en levant le doigt,
faire tomber une tête, quand on tient dans sa main cette arme
fulgurante et sombre qui s’appelle le Conseil des Dix, laissez-
moi vous le dire, seigneur, on n’est qu’un enfant si pour se dé-
barrasser d’un rival, on descend à le frapper ! Vous êtes dieu
dans Venise et vous voulez vous faire bravo ! Allons donc ! Ce
n’est pas d’un coup de poignard que doit mourir Roland Can-
diano, le fiancé de Léonore !
– Que veux-tu dire ? » grinça le capitaine.
Bembo l’entraîna à l’autre bout de la terrasse :
« Regardez ! »
À son tour, Altieri se pencha.
Ce coin de Venise était ténébreux, sinistre. Au fond, appa-
raissait un étroit canal sans gondoles, sans chansons, sans lu-
mières. D’un côté se dressait le palais ducal, massif, pesant,
formidable ; de l’autre côté du canal, c’était une façade terrible :
les prisons de Venise.
Et entre ces deux choses énormes, un monstrueux trait
d’union, une sorte de sarcophage jeté sur l’abîme, reliant le pa-
lais de la tyrannie au palais de la souffrance… C’est sur ce cer-
cueil suspendu au-dessus des flots noirs que tombèrent les re-
gards d’Altieri.
– 7 –
« Le pont des soupirs !
– Le pont de la mort ! répondit Bembo d’une voix glaciale ;
quiconque passe là dit adieu à l’espérance, à la vie, à l’amour ! »
Altieri essuya son front mouillé de sueur. Et comme si sa
conscience se fût débattue dans une dernière convulsion :
« Un prétexte ! balbutia-t-il, oh ! un prétexte pour le faire
arrêter !…
– Vous voulez un prétexte ! dit Bembo en se redressant
avec une joie funeste. Eh bien, suivez-moi, seigneur Altieri ! »
Bembo s’était porté sur un autre point de la terrasse :
« Regardez !… »
Cette fois, il désignait un palais dont la façade en marbre
de Carrare et les colonnades de jaspe se miraient dans le Grand
Canal.
« Le palais de la courtisane Imperia ! murmura Altieri.
– Vous cherchez un prétexte, gronda-t-il. C’est là que vous
le trouverez !
– Elle le hait donc ! haleta Altieri.
– Elle l’aime !… Entendez-vous, seigneur ! La courtisane
Imperia souffre ce soir comme une damnée, comme vous ! Et
son amour, violent comme le vôtre, implacable comme le vôtre,
veille dans l’ombre ! Et cet amour lui ouvre comme à vous la
porte de la vengeance… Venez, seigneur, venez chez la courti-
sane Imperia !…
– 8 – II
LES AMANTS DE VENISE
Les derniers bruits de la fête populaire se sont éteints. Ve-
nise s’endort. Tout est fermé… Seule, la gueule du T