Vouk Voutcho
ENFER D’UN PARADIS
Roman
Traduit d’une langue morte (le serbo-croate)
par Zdenka Štimac et l’auteur
Éditions de Chambre – Édition « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
Petit Loup. Une divinité bicéphale. ..........................................5
II Sandrine. Le destin des femelles........................................23
III Petit Loup. La République des baisemouchistes..............34
IV Sandrine. La monnaie de la pièce. ....................................53
V Prosper. Un ordinateur ingrat............................................70
VI Petit Loup Le sang corse. .................................................. 77
VII Sandrine. Le Capitaine Carcasse. ....................................87
VIII Prosper. Une apparition inquiétante. ............................98
IX Petit Loup. Ignace le vampire. ......................................... 111
X Sandrine. L'Arche de Noé................................................. 136
XI Petit Loup. Le souvenir d'un cauchemar........................ 147
XII Prosper. Un homme agenouillé..................................... 149
XIII Sandrine. Une femme à la mer. ................................... 163
XIV Petit Loup. Un rat sur le navire.189
XV Prosper. La mouche et l'ordinateur. .............................. 193
XVI Petit Loup. L'utopie européenne.................................. 214
XVII Sandrine. Le rêve, petit frère de la mort.....................225
À propos de cette édition électronique................................ 228
– 3 –
À ma future veuve
avec gratitude
– 4 – Petit Loup.
Une divinité bicéphale.
Au point du jour, m’éveillant sur une aire de stationnement
couverte de genévriers, j’aperçus mon sosie dans le rétroviseur
en train de cuver son vin, et je lui posai la question habituelle :
« Je m’rase ou je m’gaze ? »
Pour la première fois depuis que nous nous fréquentions, il
hésitait à me répondre. La mèche blanche qui barrait son front
avait l’air plus fanée que jamais.
Cela me découragea sérieusement. Ma route vers le Sud,
vers le lieu de mes vacances, ressemblait de plus en plus à une
descente crépusculaire, à un pèlerinage au goût de cendre. Le
jour précédent, contrairement à ma volonté, mon chemin
m’avait obligé à fléchir le genou devant trois pierres tombales
entre Bastia et l’île Rousse, les tombes qui me parurent les plus
forts remparts contre la cruauté du destin. Grignotant les pis-
senlits par la racine, Michel, Claude et Dominique, les jeunes
amis de mon père corse, ne me semblaient jamais si vertueux,
prouvant que tous les morts sont bons, car sur toute tombe peut
fleurir une rose.
Je remis le siège en position horizontale, posai mon pouce
sur ma lèvre inférieure tel un présentateur de la télé et
m’abandonnai à un nouveau somme salutaire. Mal m’en prit :
sitôt que j’eus fermé les yeux, en ce jour anniversaire de la mort
de mon père, Morphée, dieu grec des songes, m’offrit un petit
cauchemar, à vous glacer le sang. Ces bienfaits funestes, que
– 5 – j’endure de temps à autre, Prosper les appelle « rêves à répéti-
tion ».
Heureusement, avant de mettre à mort le pauvre papa une
fois de plus dans ce rêve effrayant, je fus réveillé par trois coups
tapotés sur mon pare-brise.
Le soleil avait déjà fait un grand bond en avant, un soleil
étrillé par des nuages au galop, sous lesquels le maquis voisin
semblait bien plus mystérieux que la veille au soir. Il sentait le
brûlé, une odeur de paillotes fraîchement calcinées, et le golfe
d’Ajaccio était certainement à portée de la main, étant donné
que les oiseaux gazouillaient dans un dialecte du sud parfait.
À travers le pare-brise, deux visages souriants
m’examinaient, l’un paré d’un chignon blond, l’autre de boucles
encore plus dorées. Elles avaient à peine vingt ans, ô le vrai
joyau de vingt carats ! Je clignai des yeux comme devant la vi-
trine d’un bijoutier sur la Croisette. Le conte de fées se poursui-
vit : je communiquai avec elles par des mouvements de lèvres,
tel le collectionneur de poissons rouges qui babille avec ses
bien-aimés dans l’aquarium.
« Monsieur va-t-il vers le sud ?
– Bien sûr qu’il y va.
– Passerait-il par Propriano ?
– Sûrement.
– Ensuite descend-il vers Bonifacio ?
– Bien sûr.
– 6 – – Hourra ! » s’écrièrent les jeunes auto-stoppeuses belges
Margot et Tatiana.
Il fallait voir ces deux paires de cuisses bronzées et ces der-
rières surélevés qui menaçaient de crever le daim de leur culotte
courte. Il fallut serrer les dents devant ces quatre seins hérissés,
ces dents perlées et ces fossettes sur des joues parsemées de
taches de rousseur. Je dus me pincer afin de me convaincre que
je ne rêvais pas.
Une sorte de divinité estivale quadrupède était bel et bien
assise sur le capot de mon moteur. Sa beauté ne pouvait se me-
surer qu’aux monstres séducteurs inventés par les Grecs anciens
et les Romains : le centaure, fait d’un cheval et d’un homme, la
sirène, moitié femme, moitié poisson, Janus aux deux visages. À
l’instar d’eux, l’être fantastique Margot-Tatiana, composé d’une
femme et d’une femme, contenait toute la magie ineffable de ce
sexe.
« Depuis quand suces-tu ton pouce ? demandèrent-elles,
riant aux éclats.
– Depuis toujours, dus-je reconnaître.
– Ça inspire confiance, dit Tatiana. Nous acceptons que tu
nous emmènes jusqu’à Sartène. Nous allons rendre visite à un
cousin de Margot dans le couvent franciscain. »
Tandis que nous descendions vers le sud, je me taisais, sen-
tant derrière mes épaules la chaleur qui rayonnait de leur divin
corps bicéphale. En proie une fois de plus à une inexplicable
inquiétude, comme pourchassé par un commando invisible, les
assassins de Michel, Claude et Dominique, je conduisais à tom-
beau ouvert, comme si je cherchais sur le bord de la route
l’arbre providentiel où nous pourrions laisser notre peau. Deux
jours auparavant, en accompagnant Sandrine à Orly, je lui avais
– 7 – juré d’arrêter de fumer. C’est pourquoi toutes les demi-heures,
quand mon porte-clefs se mettait à sonner, j’engloutissais un
tranquillisant homéopathique au lieu d’allumer une cigarette.
Normalement, ce gadget me rappelait que, le temps s’écoulant,
il fallait nourrir le parcmètre.
Recroquevillées sur le siège arrière, les filles observaient
d’un œil soupçonneux l’affreux museau de mon double dans le
rétroviseur. Après mon troisième comprimé, la savante Margot
aux boucles dorées s’enhardit. Elle se pencha vers moi et me
glissa à l’oreille :
« Pulsion autodestructrice, comme dirait mon psy. Ça va
pas la tête ?
– Plutôt le cœur… » fis-je en gémissant.
Margot et Tatiana échangèrent un regard.
« Tu veux une pomme ?
– Merci, mon médecin me les a interdites.
– Une maladie… grave ? balbutia Tatiana.
– Une maladie rare », répondis-je dans un murmure sépul-
cral.
Mes compagnes se regardèrent de nouveau à la dérobée.
« Et si on s’arrêtait, si tu te reposais un peu ?
– Mon médecin me l’a interdit.
– Tu es un petit futé, toi ? » dit Tatiana en riant jaune.
– 8 – Près de mon oreille, une nouvelle fois, Margot secoua ses
boucles qui tintaient comme des écus d’or.
« Ta maladie… comment se manifeste-t-elle ?
– Par une faiblesse, expliquai-je. D’abord, c’est une perte
subite de toutes mes forces. Puis je bave. S’ensuivent étouffe-
ment et contraction du cœur. Si je n’avale pas à temps un com-
primé, je suis cuit, c’est la fin des haricots.
– Et ton toubib t’autorise à conduire ?
– Pourquoi pas ? Il y a tellement de gens débordant de san-
té qui meurent sur les routes. Surtout ici, parfois dans des voitu-
res immobiles. Et même en dehors de leurs bagnoles.
– Et si tu ralentissais un peu ? » bégaya Tatiana.
Je mis les pleins gaz et les collai sur leur siège arrière. Elles
ressemblaient à deux timbres-poste belges décolorés. Elles me
rappelaient tellement des timbres que j’eus envie d’en lécher le
verso.
La petite voix de Margot frissonna :
« Et si les comprimés venaient à te manquer ?
– Dans ce cas, il y aurait un autre remède efficace, répli-
quai-je sèchement.
– Quel autre remède ?
– Quel remède, bon sang ? »
Je déposai les armes.
– 9 – « D’accord, dis-je, en observant dans le rétroviseur mon
sosie devenu cramoisi. Il s’agit d’une maladie rare, un cas uni-
que en Europe. Il faut que je fasse l’amour toutes les trois heu-
res. Si je ne le fais pas au moins une fois dans ce laps de temps,
je dois avaler un comprimé. Autrement, c’est la crise, mal au
cœur, étouffement, infarctus du myocarde… »
Les filles me couvaient des yeux, émerveillées et effrayées.
« Avoue, tu te moques de nous ? » murmura Tatiana.
Je poussai un profond soupir, comme un homme dont les
jours sont comptés.
« À part ça, dus-je reconnaître d’un air abattu, le médecin
m’a conseillé d’éviter les pastilles autant que possible, car tôt ou
tard…
– Tôt ou tard ?
– Les médicaments vont cesser de faire leur effet. Il est
donc souhaitable que j’utilise le plus souvent un antispasmodi-
que naturel. »
À la suite de cette confession, mes compagnes restèrent
bouche bée pendant deux bons kilomètres, avant que Tatiana ne
se racle la gorge.
« Si on nous demande comment s’appelait ce grand malade
qui nous a conduites à Sartène, que doit-on répondre ?
– Miodrag, Marie-Loup, Janvier, mesdemoiselles.
– Drôles de prénoms.
– 10 –