Vouk Voutcho
CONTES À DORMIR
DEBOUT
Recueil de nouvelles
Éditions de Chambre – Édition « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
L’HOMME LIBRE EN CHUTE LIBRE CINQ SOTIES............4
PREMIER JOUR D’APOCALYPSE ..............................................5
LA ROULETTE RUSSE ..............................................................30
UN PYROMANE EN CORSE......................................................53
APPRIVOISER LA TRAGÉDIE ..................................................69
L’ENFER SE TROUVE SUR L’AUTRE RIVE ........................... 90
CONTES DE FÉES DE LA VIE ORDINAIRE........................112
WWW.ENFERS.COM................................................................113
LE FOSSILE VIVANT131
TRAITÉ DE L’IMMORTALITÉ ................................................ 147
TROIS FABLES D’AMOUR .................................................. 175
CONTE MORAL........................................................................ 176
LE REGARD ASSASSIN ........................................................... 185
UN SUJET FIDÈLE ..................................................................194
À propos de cette édition électronique................................ 200
– 3 – L’HOMME LIBRE EN CHUTE
LIBRE
CINQ SOTIES
– 4 – PREMIER JOUR D’APOCALYPSE
Depuis des mois, je me méfie de mon dernier refuge, ma
salle de bains mal aérée, où on se pose de sinistres questions
devant le miroir embué, en face du visage de déterré de mon
double et la mèche blanche qui barre son front. N’ayant rien
dans les mains, rien dans les poches, rien sur le répondeur du
téléphone mobile ni dans mon courrier électronique, je toisais
avec une haine impuissante le dernier cri de ma panoplie de
gadgets, le fameux Pocket PC PD Cyclone, dont le concepteur
m’avait promis monts et merveilles quant à l’envoi et la récep-
tion des e-mails ainsi que la rédaction des textes pour saisir mes
idées de génie.
Hélas ! après la mort de Vladimir et le départ d’Antoine en
tournage à Venise, je n’avais personne à qui je pouvais
m’adresser dans cette vallée de misère et nulle idée de génie. Le
roman de ma vie aurait eu toute chance de finir fort mal, si le
ciel ne s’en était mêlé.
Tôt le matin, ce premier mars du dernier millénaire, à 12
heures 43 précises, et dans un impressionnant crissement de
pneus, Antoine Spiral alias Anthony Speer, gara sa Maserati au
coin de la rue des Martyrs, à Nogent-sur-Marne, et sonna à ma
porte. Le maître des céans était en train de tirer la chasse d’eau
dans le but de mettre dehors le dernier reçu de son allocation
chômage, la résiliation de son contrat sur Internet et l’annonce
du passage imminent d’un huissier de justice. Étant donné que
personne ne se manifestait à l’entrée, l’entreprenant Antoine
décida d’agir comme son instinct le lui dictait.
– 5 – Il franchit d’un bond le mur du jardin, enfonça la porte de
service et me découvrit dans ma salle de bains noire, penché sur
mon passé de la même couleur, qui s’écoulait vers un monde
plus juste et plus heureux.
Maître sans pareil de seconds rôles au cinéma, mon ami de
toujours, Anthony Speer, avait eu l’instinct d’un chien policier.
Dans la pièce voisine, il trouva la condamnation à perpétuité
que j’envisageais de signer le jour même. C’était un contrat qui
aurait m’enlisé pour de nombreuses années dans les sables
mouvants d’un théâtre de province. Après avoir lu avec soin cet
arrêt de bannissement, Antoine le déchira plus soigneusement
encore en trente-six morceaux et l’expédia sur les traces de ma
correspondance. Cette fois, ce fut lui qui tira la chasse d’eau.
« Ne regarde pas d’où tu viens, mais où tu vas ! » dit-il en
qualité du fervent collectionneur d’aphorismes.
En l’absence de l’auteur de cette maxime, monsieur de
Beaumarchais, dans ma salle de bains, en signe de reconnais-
sance, je faillis me jeter au cou d’Antoine.
« Fini le théâtre, finis les documentaires à la télé, finis les
pubs et le système D. Tu pars demain matin pour Venise »,
poursuivit-il en guise d’explication.
Devant mon visage ahuri, Antoine consentit enfin à donner
quelques éclaircissements à son fidèle disciple.
Ce départ précipité était dû à une superproduction améri-
caine qui se languissait faute d’un expert en douzième siècle
méditerranéen, à l’époque de la Quatrième croisade. Je tentai
d’expliquer à Antoine que ma connaissance de l’histoire véni-
tienne était nulle, d’autant plus qu’au jour de la constitution de
la principauté de Morée, en l’an 1205, j’étais très loin de la Mé-
diterranée, mais mon bienfaiteur resta inébranlable.
– 6 –
« Notre équipe a besoin d’un conseiller de ce genre ! »
trancha-t-il. Et tu seras cet homme ! »
Comme le tournage, déjà commencé à Venise, se poursui-
vrait en Corse vers la fin de décembre, Antoine me conseilla
d’emporter la garde-robe pour l’été et l’hiver. Dans le film de
Thatcher Junior, Antoine n’interprétait que le second rôle mas-
culin, celui d’un scélérat qui sème la terreur à travers l’Europe,
mais malgré cela, son influence sur le vieux réalisateur améri-
cain était telle, grâce à une tendre amitié pour sa jeune épouse,
qu’il pouvait faire entrer dans la production, par la petite porte,
un brave jeune homme comme moi, son protégé, Marie-Loup
Janvier.
« Cette affaire est réglée, coupa Antoine. Le cher vieux a
déjà avalé la pilule, le billet d’avion du nouveau conseiller est
réservé et le contrat t’attend à l’hôtel Danieli. »
Un vrai conte de fées !
L’hôtel Danieli était juste l’endroit qu’il me fallait après les
jours amers que je venais de vivre, surtout après le départ de
Vladimir à la chasse aux gibiers d’eau, où il avait enfoncé par
mégarde le double canon de son fusil dans la bouche. Les deux
cartouches à canard sauvage n’avaient pas seulement creusé un
trou dans sa nuque, mais un gouffre encore plus béant dans
mon cœur, qui ne pleurera jamais assez le cher ami disparu. Ce
même cœur serré, je me redisais les paroles que j’avais profé-
rées au magistrat chargé de l’enquête :
« Le bonheur télévisuel est un fardeau pesant. Vladimir a
probablement ployé sous son poids. »
– 7 – À Venise, il s’avéra que ma présence n’était pas superflue,
car les Américains avaient déjà loué à prix d’or des tridents nor-
diques à la place des hallebardes vénitiennes et introduit la
poudre en Europe un bon siècle avant son usage, si bien que
mon protecteur, Anthony Speer put se rengorger quand Mr.
Thatcher Junior le félicita du choix avisé de son conseiller.
Mr. Thatcher Junior avait grandement dépassé la soixan-
taine, mais il ne lui jamais serait venu à l’esprit de renoncer au
supplément flatteur de son patronyme. D’une certaine manière,
il le méritait bien : notre Junior pouvait à juste titre se nommer
le plus jeune vieux monsieur du Nouveau Monde, tant sa
connaissance de l’Europe – où il posait les pieds pour la pre-
mière fois – était en tous points semblable à celle d’un enfant de
cinq ans.
Son scénario, qui s’intitulait en toute simplicité Le Premier
jour d’Apocalypse, constituait une véritable encyclopédie
d’enfantillages et des niaiseries, de sorte qu’à ma place un au-
thentique conseiller culturel y aurait sûrement laissé sa peau.
C’est pourquoi je permis à Thatcher Junior de barboter à son
aise dans l’histoire de l’Europe, ne me montrant intraitable que
sur un seul point : l’usage de la poudre avant la fin du treizième
siècle. Mon interdiction l’impressionna et pour m’amadouer il
ne m’appela plus que maestro.
« Disons, un tout petit canon, maestro ?
– À la fin du douzième siècle ! Que Dieu vous préserve !
– Un tonnelet de poudre alors, très cher maestro ? »
Je restais de marbre et il n’en fut plus question. Par bon-
heur, les Américains étaient des enfants qui apprenaient vite,
beaucoup plus vite que les autochtones européens.
– 8 – Mais la susdite interdiction me créa au sein de l’équipe un
ennemi mortel, l’artificier Smith Smith, qui aurait pu encore me
pardonner le fait que sa petite femme illégitime, Vivian, me fai-
sait les yeux doux, mais certainement jamais la proscription
absolue de l’emploi des explosifs.
Bien entendu, Smith Smith s’appelait Smith tout court,
mais comme il bégayait chaque fois qu’il lui fallait se présenter,
il répétait son nom à plusieurs reprises et toute l’équipe ne
l’appelait que Smith Smith. Sur l’ordre de Thatcher Junior, cet
artificier dévoué avait fait venir de l’Amérique suffisamment
d’explosifs pour faire sauter deux tiers de Venise, et il voulait à
présent les utiliser coûte que coûte.
Par suite de mon veto, la première idée de Mr. Thatcher
Junior fut de transposer l’action de son film en Chine,
l’inventrice de la poudre, mais le producteur s’y opposa et le
réalisateur ne put jouir que d’une quantité dérisoire de dyna-
mite pour faire sauter un ponceau en bois que, dans le scénario
modifié, mon maître Anthony Speer démolissait d’un coup de
poing.
Dans ces conditions, mes rendez-vous galants avec Vivian
ressemblèrent de plus en plus à un jeu de la roulette russe sur
un baril d’explosif à la mèche allumée. Dans la literie de soie
damassée, à l’hôtel Danieli, qui poussait invinciblement à de
tendres confidences, Vivian me livra que Smith Smith avait loué
un petit yacht et que, depuis des jours, il y chargeait le contenu
du camion des effets spéciaux, garé à la périphérie de la ville.
Chaque matin, il débouchait à la haute mer sur son bateau soli-
taire, pour ne rentrer qu’au coucher du soleil, le visage couvert
de suie par la poudre brûlée, mais les yeux étincelants. Il était
indubitable qu’il se préparait à utiliser sa poudrière flottante
pour une explosion mémorable, car, sans une déflagration dé-
lectable, le brave Smith & Smith ne pouvait pas survivre. Sans
– 9 – cet éclat et bruit impétueux, il s’étiolait purement et simplement
comme une plante privée d’eau.
De sur