Jules Vallès
(1832-1885)
L'ENFANT
(1879)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
DÉDICACE ............................................................................... 4
1 Ma mère ..................................................................................5
2 La famille..............................................................................14
3 Le collège27
4 La petite ville ....................................................................... 34
5 La toilette41
6 Vacances 49
7 Les joies du foyer................................................................. 68
8 Le Fer-à-Cheval................................................................... 78
9 Saint-Étienne....................................................................... 86
10 Braves gens ........................................................................ 95
11 Le lycée ..............................................................................107
12 Frottage – Gourmandise – Propreté................................ 119
13 L’argent ............................................................................. 127
14 Voyage au pays..................................................................138
15 Projets d’évasion...............................................................162
16 Un drame .......................................................................... 181
17 Souvenirs 206
18 Le départ...........................................................................214
19 Louisette 272
20 Mes humanités................................................................ 282 21 Madame Devinol.............................................................. 295
22 La pension Legnagna ....................................................... 311
23 Madame Vingtras à Paris ................................................ 332
24 Le retour.......................................................................... 362
25 La délivrance ................................................................... 382
À propos de cette édition électronique ................................ 396
– 3 – DÉDICACE
À TOUS CEUX
qui crevèrent d’ennui au collège
ou
qu’on fit pleurer dans la famille
qui, pendant leur enfance,
furent tyrannisés par leurs maîtres
ou
rossés par leurs parents
Je dédie ce livre.
Jules VALLÈS.
– 4 – 1
Ma mère
Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a
donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai
mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout
petit ; je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisoté ; j’ai été beaucoup
fouetté.
Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me
fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est
pour midi, rarement plus tard que quatre heures.
Mademoiselle Balandreau m’y met du suif.
C’est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure
au-dessous de nous. D’abord elle était contente : comme elle n’a
pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. « Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! –
voilà le petit Chose qu’on fouette ; il est temps de faire mon café
au lait. »
Mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me
cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, elle m’a vu ;
mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d’abord le montrer à tout le monde, ameuter les
voisins autour ; mais elle a pensé que ce n’était pas le moyen de le
sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu’elle entend ma mère me dire : « Jacques, je vais te
fouetter !
– Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire
ça pour vous.
– 5 – – Oh ! chère demoiselle, vous êtes trop bonne ! »
Mademoiselle Balandreau m’emmène ; mais au lieu de me
fouetter, elle frappe dans ses mains ; moi, je crie. Ma mère
remercie, le soir, sa remplaçante.
« À votre service » répond la brave fille, en me glissant un
bonbon en cachette.
Mon premier souvenir date donc d’une fessée. Mon second
est plein d’étonnement et de larmes.
C’est au coin d’un feu de fagots, sous le manteau d’une vieille
cheminée ; ma mère tricote dans un coin ; une cousine à moi, qui
sert de bonne dans la maison pauvre, range sur des planches
rongées quelques assiettes de grosse faïence avec des coqs à crête
rouge et à queue bleue.
Mon père a un couteau à la main et taille un morceau de
sapin ; les copeaux tombent jaunes et soyeux comme des brins de
rubans. Il me fait un chariot avec des languettes de bois frais. Les
roues sont déjà taillées ; ce sont des ronds de pommes de terre
avec leur cercle de peau brune qui imite le fer… Le chariot va être
fini ; j’attends tout ému et les yeux grands ouverts, quand mon
père pousse un cri et lève sa main pleine de sang. Il s’est enfoncé
le couteau dans le doigt. Je deviens tout pâle et je m’avance vers
lui ; un coup violent m’arrête ; c’est ma mère qui me l’a donné,
l’écume aux lèvres, les poings crispés.
« C’est ta faute si ton père s’est fait mal ! »
Et elle me chasse sur l’escalier noir, en me cognant encore le
front contre la porte.
– 6 – Je crie, je demande grâce, et j’appelle mon père : je vois, avec
ma terreur d’enfant, sa main qui pend toute hachée ; c’est moi qui
en suis cause ! Pourquoi ne me laisse-t-on pas entrer pour
savoir ? On me battra après si l’on veut. Je crie, on ne me répond
pas. J’entends qu’on remue des carafes, qu’on ouvre un tiroir ; on
met des compresses.
« Ce n’est rien, » vient me dire ma cousine, en pliant une
bande de linge tachée de rouge.
Je sanglote, j’étouffe : ma mère reparaît et me pousse dans le
cabinet où je couche, où j’ai peur tous les soirs.
Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide.
Ce n’est pas ma faute, pourtant !
Est-ce que j’ai forcé mon père à faire ce chariot ? Est-ce que je
n’aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu’il n’eût point mal ?
Oui – et je m’égratigne les mains pour avoir mal aussi.
C’est que maman aime tant mon père ! Voilà pourquoi elle
s’est emportée.
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit en
grosses lettres, qu’il faut obéir à ses père et mère : ma mère a bien
fait de me battre.
La maison que nous habitons est dans une rue sale, pénible à
gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais où les
voitures ne passent pas. Il n’y a que les charrettes de bois qui y
arrivent, traînées par des bœufs qu’on pique avec un aiguillon. Ils
vont, le cou tendu, le pied glissant ; leur langue pend et leur peau
fume. Je m’arrête toujours à les voir, quand ils portent des fagots
– 7 – et de la farine chez le boulanger qui est à mi-côte ; je regarde en
même temps les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge, –
on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la croûte et la
braise !
La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent
souvent des prisonniers qui ont les menottes, et qui marchent
sans regarder ni à droite ni à gauche, l’œil fixe, l’air malade.
Des femmes leur donnent des sous qu’ils serrent dans leurs
mains en inclinant la tête pour remercier.
Ils n’ont pas du tout l’air méchant.
Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap
blanc qui le couvrait tout entier ; il s’était mis le poignet sous une
scie, après avoir volé ; il avait coulé tant de sang qu’on croyait
qu’il allait mourir.
Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison ; il
vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d’en bas,
et nous sommes camarades, son fils et moi. Il m’emmène
quelquefois à la prison, parce que c’est plus gai. C’est plein
d’arbres ; on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du
bagne et qui fait des cathédrales avec des bouchons et des
coquilles de noix.
À la maison, l’on ne rit jamais ; ma mère bougonne toujours.
– Oh ! comme je m’amuse davantage avec ce vieux là et le grand
qu’on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du
Vivarais !
Puis, ils reçoivent des bouquets qu’ils embrassent et cachent
sur leur poitrine. J’ai vu, en passant au parloir, que c’étaient des
femmes qui les leur donnaient.
– 8 – D’autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères leur
portent, comme s’ils étaient encore tout petits. Moi, je suis tout
petit, et je n’ai jamais ni gâteaux, ni oranges.
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman
dit que ça gêne, et qu’au bout de deux jours ça sent mauvais. Je
m’étais piqué à une rose l’autre soir, elle m’a crié : « Ça
t’apprendra ! »
J’ai toujours envie de rire quand on dit la prière. J’ai beau me
retenir ! Je prie Dieu avant de me mettre à genoux, je lui jure bien
que ce n’est pas de lui que je ris, mais, dès que je suis à genoux,
c’est plus fort que moi. Mon oncle a des verrues qui le démangent,
et il les gratte, puis il les mord ; j’éclate. – Ma mère ne s’en
aperçoit pas toujours, heureusement ; mais Dieu, qui voit tout,
qu’est-ce qu’il peut penser ?
Je n’ai pas ri pourtant, l’autre jour ! On avait dîné à la maison
avec ma tante de Vourzac et mes oncles de Farreyrolles ; on était
en train de manger la tourte, quand tout à coup il a fait noir. On
avait eu chaud tout le temps, on étouffait, et l’on avait ôté ses
habits. Voilà que le tonnerre a grondé. La pluie est tombée à
torrents, de grosses gouttes faisaient floc dans la poussière. Il y
avait une fraîcheur de cave, et aussi une odeur de poudre ; dans la
rue, le ruisseau bouillait comme une lessive, puis les vitres se sont
mises à grincer ; il tombait de la grêle.
Mes tantes et mes oncles se sont regardés, et l’un d’eux s’est
levé ; il a ôté son chapeau et s’est mis à dire une prière. Tous se
tenaient debout et découverts, avec leurs fronts jeunes ou vieux
pleins de tristesse. Ils priaient Dieu de n’être pas trop cruel pour
leurs champs, et de ne pas tuer, avec son plomb blanc, leurs
moissons en fleur.
Un grêlon