Mme la Comtesse de Ségur
(née Rostopchine)
LES PETITES FILLES
MODÈLES
(1857)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
Préface.......................................................................................4
I. Camille et Madeleine. ............................................................5
II. La promenade, l’accident.....................................................6
III. Marguerite. ....................................................................... 14
IV. Réunion sans séparation................................................... 16
V. Les fleurs cueillies et remplacées. ..................................... 20
VI. Un an après : le chien enragé............................................28
VII. Camille punie...................................................................33
VIII. Les hérissons. .................................................................43
IX. Poires volées......................................................................56
X. La poupée mouillée. .......................................................... 68
XI. Jeannette la voleuse.......................................................... 77
XII. Visite chez Sophie. 86
XIII. Visite au potager. ...........................................................93
XIV. Départ. ............................................................................97
XV. Sophie mange du cassis ; ce qui en résulte....................102
XVI. Le cabinet de pénitence................................................ 110
XVII. Le lendemain................................................................121
XVIII. Le rouge-gorge........................................................... 125
XIX. L’illumination............................................................... 137
XX. La pauvre femme. 145
– 2 – XXI. Installation de Françoise et Lucie................................ 155
XXII. Sophie veut exercer la charité..................................... 162
XXIII. Les récits.................................................................... 177
XXIV. Visite chez Hurel........................................................182
XXV. Un événement tragique...............................................186
XXVI. La petite vérole...........................................................198
XXVII. La fête. ..................................................................... 205
XXVIII. La partie d’âne......................................................... 212
À propos de cette édition électronique.................................224
– 3 – Préface
Mes Petites filles modèles ne sont pas une création ; elles
existent bien réellement : ce sont des portraits ; la preuve en est
dans leurs imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des
ombres légères qui font ressortir le charme du portrait et
attestent l’existence du modèle. Camille et Madeleine sont une
réalité dont peut s’assurer toute personne qui connaît l’auteur.
Comtesse de Ségur, née Rostopchine.
– 4 – I. Camille et Madeleine.
Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles,
bonnes, gentilles, aimables, et qui avaient l’une pour l’autre le
plus tendre attachement. On voit souvent des frères et des
sœurs se quereller, se contredire et venir se plaindre à leurs
parents après s’être disputés de manière qu’il soit impossible de
démêler de quel côté vient le premier tort. Jamais on
n’entendait une discussion entre Camille et Madeleine. Tantôt
l’une, tantôt l’autre cédait au désir exprimé par sa sœur.
Pourtant leurs goûts n’étaient pas exactement les mêmes.
Camille, plus âgée d’un an que Madeleine, avait huit ans. Plus
vive, plus étourdie, préférant les jeux bruyants aux jeux
tranquilles, elle aimait à courir, à faire et à entendre du tapage.
Jamais elle ne s’amusait autant que lorsqu’il y avait une grande
réunion d’enfants, qui lui permettait de se livrer sans réserve à
ses jeux favoris.
Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les
soins qu’elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans
Madeleine, eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et
de ne changer de linge et de robe que tous les trois ou quatre
jours.
Mais la différence de leurs goûts n’empêchait pas leur
parfaite union. Madeleine abandonnait avec plaisir son livre ou
sa poupée dès que sa sœur exprimait le désir de se promener ou
de courir ; Camille, de son côté, sacrifiait son amour pour la
promenade et pour la chasse aux papillons dès que Madeleine
témoignait l’envie de se livrer à des amusements plus calmes.
Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites
sœurs, et leur maman les aimait tendrement ; toutes les
personnes qui les connaissaient les aimaient aussi et
cherchaient à leur faire plaisir.
– 5 – II. La promenade, l’accident.
Un jour, Madeleine peignait sa poupée ; Camille lui
présentait les peignes, rangeait les robes, les souliers, changeait
de place les lits de poupée, transportait les armoires, les
commodes, les chaises, les tables. Elle voulait, disait-elle, faire
leur déménagement : car ces dames (les poupées) avaient
changé de maison.
MADELEINE. – Je t’assure, Camille, que les poupées
étaient mieux logées dans leur ancienne maison ; il y avait bien
plus de place pour leurs meubles.
CAMILLE. – Oui, c’est vrai, Madeleine ; mais elles étaient
ennuyées de leur vieille maison. Elles trouvent d’ailleurs
qu’ayant une plus petite chambre elles y auront plus chaud.
MADELEINE. – Oh ! quant à cela, elles se trompent bien,
car elles sont près de la porte, qui leur donnera du vent, et leurs
lits sont tout contre la fenêtre, qui ne leur donnera pas de
chaleur non plus.
CAMILLE. – Eh bien ! quand elles auront demeuré
quelque temps dans cette nouvelle maison, nous tâcherons de
leur en trouver une plus commode. Du reste, cela ne te contrarie
pas, Madeleine ?
MADELEINE. – Oh ! pas du tout, Camille, surtout si cela
te fait plaisir. »
Camille, ayant achevé le déménagement des poupées,
proposa à Madeleine, qui avait fini de son côté de les coiffer et
de les habiller, d’aller chercher leur bonne pour faire une longue
promenade. Madeleine y consentit avec plaisir ; elles appelèrent
donc Élisa.
– 6 –
« Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener
avec nous ?
ÉLISA. – Je ne demande pas mieux, mes petites ; de quel
côté irons-nous ?
CAMILLE. – Du côté de la grande route, pour voir passer
les voitures ; veux-tu, Madeleine ?
MADELEINE. – Certainement ; et si nous voyons de
pauvres femmes et de pauvres enfants, nous leur donnerons de
l’argent. Je vais emporter cinq sous.
CAMILLE. – Oh ! oui, tu as raison, Madeleine ; moi,
j’emporterai dix sous. »
Voilà les petites filles bien contentes ; elles courent devant
leur bonne, et arrivent à la barrière qui les séparait de la route ;
en attendant le passage des voitures, elles s’amusent à cueillir
des fleurs pour en faire des couronnes à leurs poupées.
« Ah ! j’entends une voiture, s’écrie Madeleine.
– Oui. Comme elle va vite ! nous allons bientôt la voir.
– Écoute donc, Camille ; n’entends-tu pas crier ?
– Non, je n’entends que la voiture qui roule. »
Madeleine ne s’était pas trompée : car, au moment où
Camille achevait de parler, on entendit bien distinctement des
cris perçants, et, l’instant d’après, les petites filles et la bonne,
qui étaient restées immobiles de frayeur, virent arriver une
voiture attelée de trois chevaux de poste lancés ventre à terre, et
que le postillon cherchait vainement à retenir.
– 7 –
Une dame et une petite fille de quatre ans, qui étaient dans
la voiture, poussaient les cris qui avaient alarmé Camille et
Madeleine.
À cent pas de la barrière, le postillon fut renversé de son
siège, et la voiture lui passa sur le corps ; les chevaux, ne se
sentant plus retenus ni dirigés, redoublèrent de vitesse et
s’élancèrent vers un fossé très profond, qui séparait la route
d’un champ labouré. Arrivée en face de la barrière où étaient
Camille, Madeleine et leur bonne, toutes trois pâles d’effroi, la
voiture versa dans le fossé ; les chevaux furent entraînés dans la
chute ; on entendit un cri perçant, un gémissement plaintif, puis
plus rien.
Quelques instants se passèrent avant que la bonne fût assez
revenue de sa frayeur pour songer à secourir cette malheureuse
dame et cette pauvre enfant, qui probablement avaient été tuées
par la violence de la chute. Aucun cri ne se faisait plus entendre.
Et le malheureux postillon, écrasé par la voiture, ne fallait-il pas
aussi lui porter secours ?
Enfin, elle se hasarda à s’approcher de la voiture culbutée
dans le fossé. Camille et Madeleine la suivirent en tremblant.
Un des chevaux avait été tué ; un autre avait la cuisse cassée
et faisait des efforts impuissants pour se relever ; le troisième,
étourdi et effrayé de sa chute, était haletant et ne bougeait pas.
« Je vais essayer d’ouvrir la portière, dit la bonne ; mais
n’approchez pas, mes petites : si les chevaux se relevaient, ils
pourraient vous tuer. »
Elle ouvre, et voit la dame et l’enfant sans mouvement et
couvertes de sang.
– 8 – « Ah ! mon Dieu ! la pauvre dame et la petite fille sont
mortes ou grièvement blessées. »
Camille et Madeleine pleuraient. Élisa, espérant encore que
la mère et l’enfant n’étaient qu’évanouies, essaya de détacher la
petite fille des bras de sa mère, qui la tenait fortement serrée
contre sa poitrine ; après quelques efforts, elle parvient à
dégager l’enfant, qu’elle retire pâle et sanglante. Ne voulant pas
la poser sur la terre humide, elle demande aux deux sœurs si
elles auront la force et le courage d’emporter la pauvre petite
jusqu’au banc qui est de l’autre côté de la barrière.
« Oh ! oui, ma bonne, dit Camille ; donnez-la-nous, nous
pourrons la porter, nous la porterons. Pauvre petite, elle est
couverte de sang ; mais elle n’est pas