Mme la Comtesse de Ségur
(née Rostopchine)
LE GÉNÉRAL DOURAKINE
(1863)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I. De Loumigny à Gromiline. ................................................... 4
II. Arrivée à Gromiline. ...........................................................12
III. Dérigny tapissier. ..............................................................19
IV. Madame Papofski et les petits Papofski........................... 25
V. Premier démêlé.................................................................. 34
VI. Les Papofski se dévoilent. ................................................ 44
VII. Le complot........................................................................55
VIII. Arrivée de l’autre nièce.................................................. 60
IX. Triomphe du général........................................................ 64
X. Causeries intimes............................................................... 78
XI. Le gouverneur trouvé. ...................................................... 85
XII. Ruse du général. ............................................................103
XIII. Premier pas vers la liberté............................................ 121
XIV. On passe la frontière.....................................................129
XV. La laitière et le pot au lait ! ............................................ 141
XVI. Visite qui tourne mal. ...................................................146
XVII. Punition des méchants................................................153
XVIII. L’ascension.................................................................156
XIX. Fin des voyages. Chacun chez soi.................................166
XX. Tout le monde est heureux. Conclusion. .......................174
À propos de cette édition électronique ................................. 181
À ma petite-fille,
Jeanne de Pitray
Ma chère petite Jeanne, je t’offre mon dixième ouvrage, parce
que tu es ma dixième petite-fille, ce qui ne veut pas dire que tu
n’aies que la dixième place dans mon cœur. Vous y êtes tous au
premier rang, par la raison que vous êtes tous de bons et aimables
enfants. Tes frères Jacques et Paul m’ont servi de modèles dans
L’AUBERGE DE L’ANGE-GARDIEN, pour Jacques et Paul Déri-
gny. Leur position est différente, mais leurs qualités sont les mê-
mes. Quand tu seras plus grande, tu me serviras peut-être de mo-
dèle à ton tour, pour un nouveau livre, où tu trouveras une bonne
et aimable petite Jeanne.
Ta grand-mère,
Comtesse de SÉGUR
née Rostopchine
– 3 – I. De Loumigny à Gromiline.
Le général Dourakine s’était mis en route pour la Russie, ac-
compagné, comme on l’a vu dans L’Auberge de l’Ange-Gardien,
par Dérigny, sa femme et ses enfants, Jacques et Paul. Après les
premiers instants de chagrin causé par la séparation d’avec Elfy et
Moutier, les visages s’étaient déridés, la gaieté était revenue, et
Mme Dérigny, que le général avait placée dans sa berline avec les
enfants, se laissait aller à son humeur gaie et rieuse. Le général,
tout en regrettant ses jeunes amis, dont il avait été le généreux
bienfaiteur, était enchanté de changer de place, d’habitudes et de
pays. Il n’était plus prisonnier, il retournait en Russie dans sa pa-
trie ; il emmenait une famille aimable et charmante qui tenait de
lui tout son bonheur, et dans sa satisfaction il se prêtait à la gaieté
des enfants et de leur mère adoptive. On s’arrêta peu de jours à
Paris ; pas du tout en Allemagne ; une semaine seulement à Saint-
Pétersbourg, dont l’aspect majestueux, régulier et sévère ne plut à
aucun des compagnons de route du vieux général ; deux jours à
Moscou, qui excita leur curiosité et leur admiration. Ils auraient
bien voulu y rester, mais le général était impatient d’arriver avant
les grands froids dans sa terre de Gromiline, près de Smolensk,
et, faute de chemin de fer, ils se mirent dans la berline commode
et spacieuse que le général avait amenée depuis Loumigny, près
de Domfront. Dérigny avait pris soin de garnir les nombreuses
poches de la voiture et du siège de provisions et de vins de toute
sorte, qui entretenaient la bonne humeur du général. Dès que
Mme Dérigny ou Jacques voyaient son front se plisser, sa bouche
se contracter, son teint se colorer, ils proposaient un petit repas
pour faire attendre ceux plus complets de l’auberge. Ce moyen
innocent ne manquait pas son effet ; mais les colères devenaient
plus fréquentes ; l’ennui gagnait le général ; on s’était mis en
route à six heures du matin ; il était cinq heures du soir ; on de-
vait dîner et coucher à Gjatsk, qui se trouvait à moitié chemin de
Gromiline, et l’on ne devait y arriver qu’entre sept et huit heures
du soir.
– 4 – Mme Dérigny avait essayé, mais cette fois, elle avait échoué.
Jacques avait fait sur la Russie quelques réflexions qui devaient
être agréables au général, mais son front restait plissé, son regard
était ennuyé et mécontent ; enfin ses yeux se fermèrent, et il
s’endormit, à la grande satisfaction de ses compagnons de route.
Les heures s’écoulaient lentement pour eux ; le général Dou-
rakine sommeillait toujours. Mme Dérigny se tenait près de lui
dans une immobilité complète. En face étaient Jacques et Paul,
qui ne dormaient pas et qui s’ennuyaient. Paul bâillait ; Jacques
étouffait avec sa main le bruit des bâillements de son frère.
Mme Dérigny souriait et leur faisait des chut à voix basse. Paul
voulut parler ; les chut de Mme Dérigny et les efforts de Jacques,
entremêlés de rires comprimés, devinrent si fréquents et si pro-
noncés que le général s’éveilla.
« Quoi ? qu’est-ce ? dit-il. Pourquoi empêche-t-on cet enfant
de parler ? Pourquoi l’empêche-t-on de remuer ? »
MADAME DÉRIGNY. – Vous dormiez, général ; j’avais
peur qu’il ne vous éveillât.
LE GÉNÉRAL. – Et quand je me serais éveillé, quel mal au-
rais-je ressenti ? On me prend donc pour un tigre, pour un ogre ?
J’ai beau me faire doux comme un agneau, vous êtes tous frémis-
sants et tremblants. Craindre quoi ? Suis-je un monstre, un dia-
ble ?
Mme Dérigny regarda en souriant le général, dont les yeux
brillaient d’une colère mal contenue.
« Mon bon général, il est bien juste que nous vous tourmen-
tions le moins possible, que nous respections votre sommeil. »
LE GÉNÉRAL. – Laissez donc ! je ne veux pas du tout cela,
moi. Jacques, pourquoi empêchais-tu ton frère de parler ?
– 5 – JACQUES. – Général, parce que j’avais peur que vous ne
vous missiez en colère. Paul est petit, il a peur quand vous vous
fâchez ; il oublie alors que vous êtes bon ; et, comme en voiture il
ne peut pas se sauver ou se cacher, il me fait trop pitié.
Le général devenait fort rouge ; ses veines se gonflaient, ses
yeux brillaient ; Mme Dérigny s’attendait à une explosion terrible,
lorsque Paul, qui le regardait avec inquiétude, lui dit en joignant
les mains :
« Monsieur le général, je vous en prie, ne soyez pas rouge, ne
mettez pas de flammes dans vos yeux : ça fait si peur ! C’est que
c’est très dangereux, un homme en colère : il crie, il bat, il jure.
Vous vous rappelez quand vous avez battu Torchonnet ? Après,
vous étiez bien honteux. Voulez-vous qu’on vous donne quelque
chose pour vous amuser ? Une tranche de jambon, ou un pâté, ou
du malaga ? Papa en a plein les poches du siège. »
À mesure que Paul parlait, le général redevenait calme ; il fi-
nit par sourire et même par rire de bon cœur. Il prit Paul,
l’embrassa, lui passa amicalement la main sur la tête.
« Pauvre petit ! c’est qu’il a raison. Oui, mon ami, tu dis vrai ;
je ne peux plus me mettre en colère : c’est trop vilain.
– Que je suis content ! s’écria Paul. Est-ce pour tout de bon ce
que vous dites ? Il ne faudra donc plus avoir peur de vous ! On
pourra rire, causer, remuer les jambes ? »
LE GÉNÉRAL. – Oui, mon garçon ; quand tu m’ennuieras
trop, tu iras sur le siège avec ton papa.
PAUL. – Merci, général ; c’est très bon à vous de dire cela. Je
n’ai plus peur du tout.
LE GÉNÉRAL. – Nous voilà tous contents alors. Seulement,
ce qui m’ennuie, c’est que nous allions si doucement. Hé ! Déri-
– 6 – gny, mon ami, faites donc marcher ces izvochtchiks ; nous avan-
çons comme des tortues.
DÉRIGNY. – Mon général, je le dis bien ; mais ils ne me
comprennent pas.
LE GÉNÉRAL. – Sac à papier ! ces drôles-là ! Dites-leur
1dourak, skatina, skareï !
Dérigny répéta avec force les paroles russes du général ; le co-
cher le regarda avec surprise, leva son chapeau et fouetta ses che-
vaux, qui partirent au grand galop. Skareï ! skareï ! répétait Déri-
gny quand les chevaux ralentissaient leur trot.
Le général se frottait les mains et riait. Avec la bonne humeur
revint l’appétit, et Dérigny passa à Jacques, par la glace baissée,
des tranches de pâté, de jambon, des membres de volailles, des
gâteaux, des fruits, une bouteille de bordeaux : un véritable repas.
« Merci, mon ami, dit le général en recevant les provisions ;
vous n’avez rien oublié. Ce petit hors-d’œuvre nous fera attendre
le dîner. »
Dérigny, qui comprenait le malaise de sa femme et de ses en-
fants, pressa si bien le cocher et le postillon, qu’on arriva à Gjatsk
à sept heures. L’auberge était mauvaise : des canapés étroits et
durs en guise de lits, deux chambres pour les cinq voyageurs, un
dîner médiocre, des chandelles pour tout éclairage. Le général
allait et venait, les mains derrière lui ; il soufflait, il lançait des
regards terribles. Dérigny ne lui parlait pas, de crainte d’amener
une explosion ; mais, pour le distraire, il causait avec sa femme.
« Le général ne sera pas bien sur ce canapé, Dérigny ; si nous
en attachions deux ensemble pour rélargir le lit. »
1 Imbécile, animal, plus vite!
– 7 –
Le général se retourna d’un air furieux. Dérigny s’empressa
de répondre :
« Quelle folie, Hélène ! le