Louis Noir
UNE CHASSE À COURRE
AU PÔLE NORD
Chez les esquimaux
Voyages, explorations, aventures
Volume 15
(1899)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
CHAPITRE PREMIER UN CONGRÈS DE COQUINS.............3
CHAPITRE II DANS L’ÎLE DE BANKS..................................28
CHAPITRE III ÉQUIPAGE DE CHASSE ............................... 31
CHAPITRE IV UNE INAUGURATION !................................39
CHAPITRE V LES ÉTONNEMENTS DE DEUX
TRAPPEURS ET D’UN SIOUX...............................................44
CHAPITRE VI ORGANISATION............................................64
CHAPITRE VII LE GOLFE GELÉ ..........................................69
CHAPITRE VIII DANS L’ÎLE DE BANKS..............................74
CHAPITRE IX PÊCHE-CHASSE AUX MORSES................... 77
CHAPITRE X LES OURS BLANCS ......................................100
CHAPITRE XI REVANCHE DE DAMES ............................. 118
CHAPITRE XII SURPRISES ................................................ 125
CHAPITRE XIII OEIL-DE-LYNX .........................................131
CHAPITRE XIV SAGACITÉ ................................................. 135
À propos de cette édition électronique................................. 139
CHAPITRE PREMIER
1UN CONGRÈS DE COQUINS
Ils sont là six blancs, dans un bois de pins, autour d’un bon
feu devant lequel rôtissent des quartiers de daim.
Comme nous sommes à l’extrême nord du Canada, il y a
encore de la neige ça et là sur le sol, quoique nous soyons à la fin
de mai et que le printemps soit commencé.
Les blancs, assis en rond sous un soleil encore chaud, il est
trois heures de l’après-midi, causent avec animation.
Une dizaine d’indiens, leurs domestiques évidemment,
s’occupent les uns de la cuisine, les autres d’installer des huttes
pour la nuit.
Leur façon d’opérer est très simple ; ils choisissent un arbre
qui, comme l’épicéa, fait retomber presque jusqu’au sol ses
premières branches très touffues.
Ils assujettissent sur le sol avec des pierres l’extrémité des
branches.
Il en résulte qu’ils ont ainsi la charpente bien garnie déjà,
d’un toit conique soutenu par le tronc et reposant sur le sol.
1 L’épisode qui précède ce récit a pour titre : Un Mariage polaire.
– 3 – Sur cette charpente, ils jettent force branches qu’ils cou-
pent, puis des épaisseurs de mousse, puis encore des branches.
Une petite entrée très basse, facile à boucher avec des
branches et des mousses, donne accès à l’intérieur.
On entre en rampant.
Avec un bon sac de couchage en fourrure, dans les poils
duquel on se fourre, on brave le froid intense des nuits.
De 15 à 2o degrés au-dessous de zéro, alors que, dans le
jour, il fait 2o au-dessus de zéro au soleil.
Mais la hutte est un bon abri.
Pour les blancs deux huttes.
Pour les Indiens trois.
Maîtres et domestiques couchent à part, par vergogne chez
les maîtres et manque de confiance envers leurs serviteurs.
Car tout ce monde-là est du très sale monde.
Les Indiens sont des bannis.
Quand une tribu est mécontente d’un de ses membres, elle
le chasse.
Et toujours ces Indiens cherchent à s’attacher à un blanc.
Pourvu que celui-ci fournisse de temps en temps du tafia, il
sera assez bien servi.
– 4 – Drôles de domestiques que ceux qui ne montrent du zèle
que pour bien se saoûler une ou deux fois par mois.
Tout ce monde, armé jusqu’aux dents, est venu là à cheval.
Les chevaux pâturent.
Ils coucheront à la belle étoile.
Ils y sont habitués.
Les Indiens ont de mauvaises figures, des mines patibulai-
res.
Chez aucun peuple, on ne voit autant de types de ce que
j’appellerai les animaux humains, des hommes ressemblant à
des bêtes.
Hommes-fouines, hommes-renards, hommes-loups, hom-
mes-jaguars, etc.
Il y en avait là, dix ou douze qui rappelaient soit une ou
l’autre bête féroce.
Sombres du reste, taciturnes et d’allures sournoises, ils tra-
vaillaient aux huttes silencieusement mais adroitement.
Les blancs étaient tous très bien vêtus, et quatre d’entre
eux avaient des allures de gentlemen, mais de gentlemen alcoo-
liques.
La voix éraillée, l’œil halluciné, les yeux rouges, les mains
tremblantes, permettaient de classer à première vue ces mes-
sieurs parmi les buveurs invétérés de rhum et de gin.
Pas d’erreur.
– 5 –
Mais ils avaient encore force physique et intelligence.
Ils étaient relativement jeunes.
Ils s’étaient donné rendez-vous là, sur l’initiative de l’un
d’eux, un certain Nilson, à tête de renard et de chat.
Très remarquable, avec ses oreilles pointues et très déta-
chées.
C’était un déclassé, un raté comme nous dirions en France,
mais il avait reçu une instruction solide et aimait à en faire pa-
rade ; cela lui donnait une supériorité sur les autres.
Dès que le cercle avait été formé, il avait pris la parole.
– Mes camarades, avait-il dit, nous étions les directeurs
des forts qui servent de factoreries à la Compagnie de Pelleteries
de la baie d’Udson et nous ne sommes plus rien.
» Destitués !
» Chassés !
» Bannis !
» Remplacés !
» Et, par dessus le marché, ruinés.
Il y eut une explosion de colère.
« Canaille d’inspecteur ! »
– 6 – « Le diable l’emporte au bout de sa fourche pour le rôtir à
grands feux. »
« Si une bonne fièvre jaune pouvait donc l’emporter ! »
« La peste l’étouffe ! »
Une espèce de géant, une brute, mais non dénuée de ruse,
un vieux, le seul vieux de cette assemblée, qui ressemblait à un
ours blanc étonnamment, demanda :
– Mais pourquoi diable cet homme a-t-il acheté tant d’ac-
tions de la Compagnie, et ses compagnons comme lui, au point
qu’ils sont les maîtres et qu’il s’est fait nommer inspecteur géné-
ral avec pleins pouvoirs ?
– Ours-Blanc, mon ami, j’ai pris mes renseignements.
» Notre nouvel inspecteur est un monsieur qui est quatre
ou cinq fois milliardaire.
» C’est un homme qui a découvert une montagne d’or, qui
a récolté les champs d’or, qui fait exploiter aujourd’hui les mi-
nes extraordinairement riches par une compagnie, dont lui et
les siens ont les actions pour les quatre cinquièmes.
» Cet homme si riche est un fou.
» Il veut aller au pôle, au centre de la terre, dans la planète
Mars, la lune lui paraît trop rapprochée.
» Il la dédaigne.
– Est-ce que vous blaguez, Nilson ?
– Pas du tout.
– 7 –
» Je suis sûr de ce que je dis.
– Mais voyons, aller au centre de la terre, c’est impossible.
– Ce n’est pas tout à fait ce qu’il veut, et je me suis mal ex-
pliqué.
» Il veut arriver au feu central.
» Alors plus besoin de houille, on capterait la chaleur de ce
feu.
– Bon.
» Mettons que ce soit possible.
» Mais le voyage aux planètes ?
– Vous permettrez, cher Ours Gris, de vous dire que vous
n’êtes pas instruit comme moi, ce n’est pas votre faute, mon bon
ami.
» Vous ne pouvez comprendre ce que je comprends ; c’est
évident.
» Je vais cependant essayer de vous initier aux possibilités
de ce projet.
» Pourquoi un ballon monte-t-il dans l’air, mon cher cama-
rade ?
» Parce qu’il est rempli d’un gaz plus léger que l’air.
– Oui ! oui !
– 8 – » Pas besoin d’être savant pour savoir ça, master Nilson.
– Entendu.
» Mais au-dessus de l’air, qu’est-ce qu’il y a, mon bon ami ?
– Je n’en sais rien.
» Je suppose même qu’il n’y a rien.
» Ç’est le vide.
– Le vide n’existe pas dans la nature, c’est impossible.
» Entre les planètes, il y a des espaces remplis d’un fluide
que l’on appelle l’éther et dont on ne connaît pas la composi-
tion.
» Connaître ce fluide serait peut-être résoudre le problème.
» Qui sait si ce fluide condensé ne donnerait pas des gaz,
comme l’oxygène et l’hydrogène dont on fait de l’eau, comme
l’oxygène et l’azote dont on fait de l’air.
» Or, si l’on pouvait gonfler un ballon d’un fluide plus léger
que l’éther, le ballon monterait dans l’éther, c’est certain.
» Et l’on fabriquerait de l’air respirable, de l’eau buvable ;
on mangerait, car on pourrait emporter des aliments condensés.
– Ainsi, vous Nilson, vous croyez cela possible ?
– Oui.
– 9 – » Et M. d’Ussonville, qui a des milliards, est en train de
faire construire sur le toit du monde, le Pamir, à la plus haute
altitude du monde, un observatoire d’où s’élèveront des ballons.
» Ils atteindront au plus près de l’éther, l’éther lui-même
peut-être.
» Alors, on touchera à ta solution.
– Mais, vous avez traité cet homme de fou.
– Le génie et la folie se touchent.
» Mais si j’ai qualifié M. d’Ussonville de fou, c’est parce que
je trouve insensé qu’ayant des milliards, au lieu d’en jouir, il
cherche à résoudre des problèmes scientifiques.
» Qu’il aille au pôle si ça l’amuse, passe encore ; le feu sou-
terrain, soit !
» Mais le voyage dans la planète Mars pour faire plaisir à
un certain astronome français, Camille Flammarion, qui s’est
toqué de cette planète, je trouve ça déraisonnable.
» Il risque de mourir comme Crocé-Spinelli ou comme Pi-
lâtre de Rozier.
L’Ours-Blanc se gratta l’oreille et il dit avec un air mo-
deste :
– Connais pas ces gentlemen ; mais s’ils ont voulu aller
dans la lune ou dans les planètes, il ne faut pas s’étonner s’il
leur est arrivé du désagrément, voire même, s’ils en sont morts.
– 10 –