Katherine Mansfield
LA GARDEN-PARTY
ET AUTRES NOUVELLES
Traduit de l’anglais par Marthe Duproix
Paris, Stock, 1929
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
SUR LA BAIE ............................................................................ 6
I .................................................................................................... 7
II ................................................................................................. 11
III ............................................................................................... 14
IV ............................................................................................... 21
V ................................................................................................. 26
VI ............................................................................................... 33
VII .............................................................................................. 38
VIII ............................................................................................ 44
IX ............................................................................................... 50
X ................................................................................................. 58
XI ............................................................................................... 65
XII .............................................................................................. 68
LA GARDEN PARTY ............................................................... 75
I .................................................................................................. 76
II ................................................................................................ 89
LES FILLES DE FEU LE COLONEL .................................... 105
I ................................................................................................ 106
II ............................................................................................... 110
III .............................................................................................. 114
IV .............................................................................................. 115
V ................................................................................................ 118
VI ............................................................................................. 120
VII ............................................................................................ 125
VIII .......................................................................................... 128 IX ............................................................................................. 132
X ............................................................................................... 135
XI ............................................................................................. 139
XII ............................................................................................. 141
MONSIEUR ET MADAME COLOMBE ................................ 146
JEUNE FILLE ....................................... 160
VIE DE MAMAN PARKER .................................................... 171
MARIAGE À LA MODE ........................ 182
LE VOYAGE .......................................................................... 201
MISS BRILL .......... 215
SON PREMIER BAL ............................................................. 222
LA LEÇON DE CHANT ......................... 233
L’ÉTRANGER ....................................................................... 243
JOUR FÉRIÉ .........2 64
UNE FAMILLE IDÉALE ....................................................... 270
LA FEMME DE CHAMBRE .................. 281
À propos de cette édition électronique ................................ 289
– 3 – « Montaigne dit que les hommes sont béants aux choses
futures ; j’ai la manie de béer aux choses passées. »
– 4 – À JOHN MIDDLETON MURRY
– 5 – SUR LA BAIE
– 6 – I
Au matin, très tôt. Le soleil n’était pas encore levé et la baie
tout entière était cachée par un brouillard blanc venu de la mer.
Les grandes collines recouvertes de brousse, au fond, étaient
submergées. On ne pouvait voir où elles finissaient, où com-
mençaient les prairies et les bungalows. La route sablonneuse
avait disparu, avec les bungalows et les pâturages de l’autre cô-
té ; par-delà, il n’y avait plus de dunes blanches revêtues d’une
herbe rougeâtre ; rien n’indiquait ce qui était la grève, ni où se
trouvait la mer. Une rosée abondante était tombée. L’herbe était
bleue. De grosses gouttes se suspendaient aux buissons, prêtes à
tomber sans tomber pourtant ; le toï-toï argenté et floconneux
pendait mollement à ses longues tiges ; l’humidité inclinait jus-
qu’à terre toutes les renoncules et les œillets des jardins. Les
froids fuchsias étaient trempés ; de rondes perles de rosée repo-
saient sur les feuilles plates des capucines. On eût dit que la mer
était venue doucement battre jusque-là dans les ténèbres,
qu’une vague immense et unique était venue clapoter, clapoter…
jusqu’où ? Peut-être, si l’on s’était éveillé au milieu de la nuit, on
aurait pu voir un gros poisson effleurer brusquement la fenêtre
et s’enfuir…
Ah… ah… ah ! faisait la mer ensommeillée. Et de la brousse
venait le son des ruisselets qui coulaient vivement, légèrement,
glissaient entre les pierres lisses, jaillissant, dans des vasques
ombragées de fougères et en ressortaient ; on entendait le bruit
de grosses gouttes éclaboussant des feuilles larges, le bruit de
quelque chose encore – qu’était-ce donc ? – un vague frémisse-
ment, une secousse légère, une brindille qui se brisait, puis un
silence tel qu’il semblait que quelqu’un écoutât.
– 7 – Tournant le coin de la baie, entre les masses entassées des
quartiers de rocs, un troupeau de moutons avança dans un ta-
potement de petits pas. Ils se pressaient les uns contre les
autres, petite masse cahotante et laineuse, et leurs pattes
minces, semblables à des baguettes, trottinaient bien vite
comme si le froid et le silence les eussent effrayés. Derrière eux,
un vieux chien de berger, ses pattes mouillées couvertes de
sable, courait, le museau contre le sol, mais d’un air distrait
comme s’il pensait à autre chose. Puis, dans l’orifice encadré de
rochers, parut le berger lui-même. C’était un vieil homme
maigre et droit, vêtu d’une veste de bure que couvrait un réseau
de gouttelettes menues, de pantalons de velours attachés sous le
genou et d’un large chapeau avec un mouchoir bleu plié et noué
autour du bord. Il tenait une main passée dans sa ceinture ;
l’autre étreignait un bâton jaune, merveilleusement poli. Et tan-
dis qu’il marchait sans se presser, il ne cessait de siffloter tout
doucement, légèrement, lointain et aérien pipeau au son mélan-
colique et tendre. Le vieux chien esquissa une ou deux de ses
cabrioles d’autrefois, puis s’arrêta vivement, honteux de sa fri-
volité, et fit à côté de son maître quelques pas pleins de dignité.
Les moutons avançaient en courant, à pas menus, par petits
élans ; ils se mirent à bêler et des troupeaux fantômes leur ré-
pondirent sous la mer : « Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! »
Pendant quelque temps il leur sembla se trouver toujours
sur le même bout de terrain. Là, devant eux, s’étendait la route
sablonneuse avec des flaques peu profondes ; de chaque côté se
montraient les mêmes buissons mouillés, les mêmes palissades
noyées d’ombre. Ensuite quelque chose d’immense apparut : un
géant énorme, à la tête échevelée, les bras étendus. C’était le
gros eucalyptus devant la boutique de madame Stubbs et, lors-
qu’ils passèrent devant, une forte bouffée aromatique s’exhala.
Et maintenant de grosses taches lumineuses luisaient dans la
brume. Le berger cessa de siffler ; il frotta sur sa manche mouil-
lée son nez rouge, sa barbe humide, et, plissant les paupières,
jeta un regard dans la direction de la mer. Le soleil se levait.
– 8 – C’était merveilleux de voir avec quelle rapidité le brouillard se
raréfiait, s’enfuyait, se dissolvait sur la plaine peu profonde,
roulait sur la brousse en s’élevant, et disparaissait comme s’il
avait hâte de s’échapper ; de grands lambeaux tordus, enroulés
en boucle, se heurtaient, se repoussaient l’un l’autre à mesure
que les rayons argentés devenaient plus larges. Le ciel lointain,
d’un bleu éclatant et pur, se reflétait dans les flaques ; les
gouttes d’eau qui glissaient le long des poteaux télégraphiques,
se transformaient soudain en points lumineux. Maintenant, la
mer bondissante, étincelante, était d’un tel éclat que les yeux
vous faisaient mal à la regarder. Le berger tira de sa poche de
côté une pipe au fourneau aussi petit qu’un gland, trouva, à
force de fouiller, une motte de tabac tacheté, en racla quelques
bribes et bourra sa pipe. C’était un vieil homme grave et beau.
Tandis qu’il allumait et que la fumée bleue montait en volutes
autour de sa tête, le chien qui le contemplait semblait fier de lui.
« Bê… ê… ê ! bê… ê… ê ! » Les moutons se déployèrent en
éventail. Ils eurent dépassé la colonie de vacances avant que le
premier dormeur se fût retourné et eût soulevé sa tête ensom-
meillée ; leur cri résonna parmi les rêves des petits enfants… qui
tendirent les bras pour attirer, pour dorloter les mignons petits
agneaux frisés du sommeil. Alors le premier des habitants appa-
rut : c’était Florrie, la chatte des Burnell, perchée sur le pilier du
portail, levée beaucoup trop tôt, comme d’habitude, et qui guet-
tait leur laitière. Quand elle vit le vieux chien de berger, elle
bondit bien vite, arqua le dos, rentra sa tête bigarrée de gris et
de roux et sembla frémir d’un petit frisson de dédain. « –
Pouah ! quelle grossière et dégoûtante créature ! » dit Florrie.
Mais le vieux chien, sans lever les ye