Gaston Leroux
LES TÉNÉBREUSES
DU SANG SUR LA NÉVA
Tome II
(1925)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL N’Y AVAIT
QUE DES AMIS DE LA KOULIGUINE....................................4
II M. KARATAËF EST UN NOUVEAU CLIENT DU
KABATCHOK.......................................................................... 13
III DES OMBRES DANS LA RUE ..........................................23
IV COMMENT IOURI AVAIT SUIVI KARATAËF ET CE
QU’IL EN ÉTAIT ARRIVÉ......................................................28
V « PRISCA ! PRISCA ! »........................................................38
VI À GENOUX DEVANT LE TSAR ........................................54
VII AIE PITIÉ ! .......................................................................64
VIII LA PETITE MAISON DE KAMENNY-OSTROV ............84
IX LE GRAND-DUC ET LA DANSEUSE................................97
X LE GASPADINE GRAP N’EST PAS CONTENT NI CE
PAUVRE IOURI NON PLUS ................................................108
XI OÙ IOURI TROUVE QU’IL A ENCORE DE LA CHANCE
DANS SES MALHEURS ....................................................... 125
XII À FOND DE CALE...........................................................141
XIII LE VOYAGE DE NOCES DE GILBERT ET DE VERA . 145
XIV DRAME DERRIÈRE UNE PLANCHE ...........................151
XV VERS QUEL ABÎME… .................................................... 163
XVI LES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA .................168
XVII SUITE DES MYSTÈRES DE LA PETITE TROÏTZA....189 XVIII PRISCA A DES NOUVELLES DE PIERRE................ 193
XIX LA COLOMBE ET L’ÉPERVIER .................................. 202
XX LES NUITS AU PALAIS ALEXANDRA......................... 208
XXI OÙ LE CAUCHEMAR SE PRÉCISE .............................229
XXII SUITE D’UNE CONVERSATION AU-DESSUS DE
DEUX CAISSES DE DYNAMITE ........................................ 240
XXIII IL Y A UN GRAND CONSEIL À LA COUR................252
XXIV UNE BOMBE AU PALAIS ALEXANDRA ..................264
XXV EXPLICATION EN FAMILLE .....................................273
XXVI LE GRAND-DUC IVAN VA SE MARIER .................. 284
XXVII UN ENTERREMENT DE VIE DE GARÇON ............293
ÉPILOGUE............................................................................305
I LES JARDINS DU TASSE......................................................305
II UN COUP DE ROSTOPOF ...................................................310
III FUITE .................................................................................. 321
MEIV M. ET M FOURNIER 328
À propos de cette édition électronique................................ 340
– 3 – I
LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL
N’Y AVAIT QUE DES AMIS DE LA
KOULIGUINE
Viborg est un grand port sur le golfe de Finlande, et comme
la population, qui y est nombreuse, s’y trouve tassée sur
d’étroites langues de terre qui s’avancent entre les bassins, il est
facile de s’y cacher et de passer à peu près inaperçu, pourvu,
bien entendu, que l’on ait de faux passeports bien en règle. Mais
ce n’est jamais ce qui manque en Russie.
La grande maison, pleine des amis de la Kouliguine, dont
1nous avons parlé dans la première partie de cet ouvrage , se
trouvait dans le fond le plus ténébreux du plus vieux quartier de
la ville, ce que l’on appelle, là-bas, le Faïtningen, dans une de
ces petites rues qui aboutissent à la place du Vieux-Marché, non
loin de la tour ronde.
La maison était la plus vieille de la rue. On eût dit une
antique auberge avec ses murs de rondins noircis, calcinés par
le temps. Son toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés
au tour et pareils à de prodigieux et très vieux chandeliers
d’église. Toute la demeure assurément, n’en conservait pas
moins un aspect des moins appétissants pour un jeune couple
d’amoureux dont la lune de miel venait de se passer dans un
certain luxe.
1 Les Ténébreuses – La Fin d’un Monde.
– 4 – Enfin, ce qui parut à Pierre le plus déplaisant de tout, ce fut
une sorte de cabaret russe, qui s’annonçait sous le perron de la
maison, et au-dessus d’une porte basse, par un écriteau bleu
céleste sur lequel on pouvait lire : Pritinny Kabatchok, ce qui
veut proprement dire : « Au petit cabaret de refuge ».
– Ne vous inquiétez point de cela, fit Iouri à Pierre, il ne
vient se réfugier dans ce petit cabaret, comme dans toute la
maison, que des amis de la Kouliguine, et il n’est point
d’exemple qu’aucun de ses hôtes y ait jamais eu d’ennuis avec
ceux de la police.
– Oui ! oui ! fit Pierre, je commence à comprendre.
– Comprenez, maître que c’est ici que la police fait se
réfugier ceux qu’il ne faut pas qu’elle trouve.
– C’est donc la police qui nous conduit ici ?
– C’est la Kouliguine, qui est plus puissante, en vérité, que
toutes les polices de la terre russe et qui sait que la police n’est
jamais curieuse de ce qui se passe ici… Voici tout ce que je peux
vous dire, barine !
– Bien, bien, Iouri. Emménageons.
Tout ceci était dit pendant que Iouri et Nastia vidaient les
voitures de leurs paquets. Deux dvornicks, sur un mot de Iouri,
étaient sortis de la cour pour les aider dans cette besogne.
Contre la porte entr’ouverte du cabaret, sur le seuil, se
tenait, les mains dans les poches, un homme de haute taille, tête
nue, en carrick de drap grossier, à larges poils.
– Celui-ci est Paul Alexandrovitch, le buffetier, un homme
qui en sait aussi long que moi sur bien des choses. Avec cela, il
– 5 – est fort comme un ours de Lithuanie et malin comme un pope
de village qui fait l’homme ivre pour ne pas dire la messe !
– C’est bon ! C’est bon ! Je ne tiens pas à ce que tu me le
présentes…
– Pendant que vous serez ici, c’est lui qui veillera sur vous,
nuit et jour, barine.
– Et où vas-tu nous caser dans cette maison ?
– Vous verrez, vous y serez très bien ! Dans l’appartement
qui a été occupé pendant trois semaines par un gaspadine tout à
fait distingué, fit Iouri en s’effaçant pour laisser passer son
maître, qui pénétrait dans la maison en soutenant Prisca.
– Cette maison me fait peur, disait la jeune femme en
frissonnant. Et ce n’est point tout ce que raconte Iouri qui me
rassurera.
À ce moment, le domestique, qui leur avait fait escalader
un étage par un étroit escalier de planches, les fit pénétrer dans
une antichambre d’où s’enfuit aussitôt une grosse commère en
robe de perse bigarrée. Elle avait poussé un cri en les
apercevant, et Prisca en conclut qu’elle avait dû reconnaître le
grand-duc.
Iouri dit que, si même la grosse commère avait reconnu
Son Altesse, cela n’avait aucune importance, et qu’elle ferait
désormais comme si elle ne l’avait jamais vu. Il se chargeait de
cela comme de tout. Du reste, il priait les jeunes gens de
l’attendre dans cette antichambre, car il allait se rendre compte
par lui-même de l’état dans lequel se trouvait l’appartement.
Prisca était de moins en moins tranquille. Elle regardait
autour d’elle avec un sentiment de méfiance grandissant.
– 6 –
Pierre entoura Prisca de ses bras amoureux :
– Calme-toi, ma chère petite colombe. Comment veux-tu
qu’on vienne chercher, ici, deux innocents comme nous, quand
tant de bandits s’y sont trouvés en pleine sécurité ? Le
raisonnement de Iouri est juste, et la Kouliguine savait
assurément ce qu’elle faisait en ordonnant à son domestique de
nous conduire ici dans le cas où nous serions menacés.
– Puisque la Kouliguine est si puissante, comment se fait-il
qu’elle ne nous fasse pas proposer de passer à l’étranger ? dit
Prisca.
– C’est exact ! exprima Pierre, soudain rêveur.
– Vois-tu Pierre, après tout ce que tu as dit à ta mère, il n’y
a qu’en France que nous pourrions nous croire en sécurité. Sois
persuadé qu’elle va remuer ciel et terre pour nous retrouver, et
sa vengeance sera terrible. Tu sais que je ne crains point de
mourir avec toi, mais il fait si bon vivre, mon Pierre, si bon vivre
dans tes bras…
Il l’embrassa et lui promit qu’aussitôt que cela serait
possible, il enverrait Iouri auprès de la Kouliguine, pour que
celle-ci organisât leur fuite à l’étranger et leur procurât les
passeports nécessaires. Iouri revint. Son visage parut tout de
suite à Pierre assez énigmatique.
Iouri les invita à le suivre, ce qu’ils firent, et, après avoir
passé devant quelques portes entr’ouvertes, qui laissaient
apercevoir parfois de bien singulières silhouettes, ils arrivèrent
à une porte à double battant devant laquelle se trouvait Nastia,
qui, après avoir fait une grande révérence, la leur ouvrit.
– 7 – Alors, ils ne furent pas plus tôt dans l’appartement qu’ils se
trouvèrent en face d’une jeune demoiselle qui sautait de joie,
tandis que, derrière elle, un monsieur d’un certain âge, avait la
figure ravagée certainement par le plus sombre souci.
– Vera ! Gilbert ! s’écria le grand-duc.
Mais les deux autres ne crièrent point : « Monseigneur ! »
et comme ils ne savaient encore comment l’appeler, ils ne le
nommèrent pas du tout.
Les portes furent soigneusement refermées et l’on
échangea force poignées de main, souhaits, hommages,
cependant que l’étonnement général s’exprimait par des
exclamations sans signification précise et par des soupirs, qui
traduisaient un fond d’anxiété, dont seule la petite Vera était
parfaitement exempte.
Elle se montrait rose et fraîche et très amusée comme à son
ordinaire. Les événements continuaient pour elle à avoir
d’autant plus d’attraits, qu’ils étaient plus inattendus, si
dangereux fussent-ils.
Prisca ne connaissait point Vera, mais elle connaissait
Gilbert, qui lui avait souvent parlé de Vera, comme d’une petite
poupée tout à fait exceptionnelle.
Ce pauvre Gilbert faisait peine à voir. Jamais on ne lui avait
vu figure aussi tragique, et c’était vrai qu’il avait, soudain, vieilli,
blanch