Gaston Leroux
ROULETABILLE
CHEZ LE TSAR
(1913)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I GAIETÉ ET DYNAMITE ................................................................................4
II NATACHA ......................................................................................................23
III VEILLE...........................................................................................................47
IV « ELLE EST MORTE, LA JEUNESSE DE MOSCOU ! »................... 61
V SUR L’ORDRE DE ROULETABILLE, LE GÉNÉRAL SE
PROMÈNE EN LIBERTÉ...............................................................................74
VI LA MAIN MYSTÉRIEUSE......................................................................105
VII ARSÉNIATE DE SOUDE.......................................................................127
VIII LA PETITE CHAPELLE DES « GARDAVOÏS »............................. 155
IX ANNOUCHKA ...........................................................................................173
X DRAME DANS LA NUIT..........................................................................214
XI LE POISON CONTINUE........................................................................246
XII LE PÈRE ALEXIS ...................................................................................262
XIII LES BOMBES VIVANTES .................................................................. 276
XIV LES MARÉCAGES ................................................................................303
XV « JE VOUS ATTENDAIS ! » ................................................................. 323
XVI DEVANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE ........................ 336
XVII LA DERNIÈRE CRAVATE................................................................344
XVIII UNE SINGULIÈRE EXPÉRIENCE .............................................. 353
XIX LE TSAR ..................................................................................................358 À PROPOS DE CETTE ÉDITION ÉLECTRONIQUE .......................... 387
– 3 – I Gaieté et dynamite
– Barinia, le jeune étranger est arrivé.
– Où l’as-tu mis ?
– Oh ! il est resté dans la loge.
– Je t’avais dit de le conduire dans le petit salon de Nata-
cha : tu ne m’as donc pas compris, Ermolaï ?
– Excusez-moi, barinia, mais le jeune étranger, lorsque j’ai
voulu le fouiller, m’a envoyé un solide coup de pied dans le ven-
tre.
– Lui as-tu dit que tout le monde était fouillé avant d’entrer
dans la propriété, que c’était l’ordre, et que ma mère elle-même
s’y soumettait ?
– Je lui ai dit tout cela, barinia, et je lui ai parlé de la mère
de Madame.
– Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?
– Qu’il n’était pas la mère de Madame. Il était comme enra-
gé.
– Eh bien, fais-le entrer sans le fouiller.
– Le pristaff ne sera pas content.
– 4 –
– Je commande.
Ermolaï s’inclina et descendit dans le jardin. La barinia
quitta la véranda où elle venait d’avoir cette conversation avec le
vieil intendant du Général Trébassof, son mari, et rentra dans la
salle à manger de sa datcha des îles où le joyeux Conseiller
d’Empire Ivan Pétrovitch racontait aux convives amusés sa der-
nière farce de chez Cubat. Il y avait là bruyante compagnie et le
moins gai n’était pas le Général qui allongeait sur un fauteuil
une jambe dont il n’avait pas encore la libre disposition depuis
l’avant-dernier attentat si fatal à son vieux cocher et à ses deux
chevaux pie. La bonne farce du toujours aimable Ivan Pétrovitch
(un remuant petit vieillard au crâne nu comme un œuf) datait
de la veille. Après s’être comme il disait « récuré la bouche »
(car ces messieurs n’ignorent rien de notre belle langue fran-
çaise qu’ils parlent comme la leur, et dont ils usent volontiers
entre eux pour n’être point compris des domestiques), après
s’être récuré la bouche d’un grand verre de « mousseux, pétil-
lant vin de France », il s’esclaffait :
– On a bien ri, Féodor Féodorovitch : on avait fait chanter
les chœurs, à la barque, et puis, les bohémiennes parties avec
leur musique, on était descendu sur la rive pour se dégourdir les
jambes et se nettoyer le visage dans le frais petit jour, quand
une sotnia de cosaques de la garde vint à passer. Je connaissais
l’officier qui la commandait et je l’invitai à venir trinquer à la
santé de l’Empereur chez Cubat. Cet officier est un homme,
Féodor Féodorovitch, qui connaît bien les marques depuis sa
plus tendre enfance et qui peut se vanter de n’avoir jamais avalé
un verre de vin de Crimée. Au seul nom de champagne, il crie :
« Vive l’Empereur ! » Un vrai patriote. Il a accepté. Et nous voi-
là partis, gais comme des enfants au cœur léger qui se rappel-
lent des histoires de l’école. Toute la sotnia suivait, puis toute la
bande des soupeurs qui jouaient du mirliton et les isvotchiks
par derrière, à la file : une vraie sainte procession ! Devant
– 5 – Cubat, j’ai honte de laisser les compagnons officiers de mon ami
à la porte. Je les invite. Ils acceptent naturellement.
Mais les sous-officiers avaient soif. Je connais la discipline.
Tu sais, Féodor Féodorovitch, que j’ai toujours été pour la disci-
pline. Ce n’est pas parce qu’on est gai, un matin de printemps,
qu’il faut oublier la discipline. J’ai fait boire les officiers en ca-
binet particulier et les sous-officiers dans la grande salle du res-
taurant. Quant aux soldats, qui avaient soif, eux aussi, je les ai
fait boire dans la cour. Ainsi, ma parole, il n’y avait pas de fâ-
cheux mélange. Mais voilà que les chevaux hennissaient.
C’étaient de braves chevaux, Féodor Féodorovitch, qui, eux
aussi, voulaient boire à la santé de l’Empereur. J’étais bien em-
barrassé à cause de la discipline. La salle, la cour, tout était
plein ! Et je ne pouvais faire monter les chevaux en cabinet par-
ticulier ! Tout de même, je leur fis porter du champagne dans
des seaux et c’est alors qu’a eu lieu ce fâcheux mélange que je
tenais tant à éviter ; un grand mélange de bottes et de sabots de
cheval qui était bien la chose la plus gaie que j’aie jamais vue de
ma vie. Mais les chevaux étaient bien les plus joyeux et dan-
saient comme si on leur avait mis une torche sous le ventre et
tous, ma parole, étaient prêts à casser la figure de leurs cava-
liers, pour peu que les hommes ne fussent pas du même avis
qu’eux sur la route à suivre. À la fenêtre du cabinet particulier,
nous mourions de plaisir de voir une pareille salade de bottes et
de sabots dansants. Mais les cavaliers ont ramené tous leurs
chevaux à la caserne, avec de la patience, parce que les cavaliers
de l’Empereur sont les premiers cavaliers du monde, Féodor
Féodorovitch ! Et nous avons bien ri ! À votre santé, Matrena
Pétrovna.
Ces dernières gracieuses paroles s’adressaient à la Générale
Trébassof elle-même, qui haussait les épaules aux propos insoli-
tes du gai Conseiller d’Empire. Elle n’intervint dans la conversa-
tion que pour calmer le Général qui voulait faire « coller toute la
– 6 – sotnia au cachot, hommes et chevaux. Et, pendant que les
convives riaient de l’aventure, elle dit à son mari, de sa voix dé-
cidée de maîtresse femme :
– Féodor, tu ne vas pas attacher d’importance à ce que ra-
conte notre vieux fou d’Ivan. C’est l’homme le plus imaginatif de
la capitale, accompagné de champagne.
– Ivan !… tu n’as pas fait servir aux chevaux du champagne
dans les seaux ! Vieux vantard, protesta, jaloux, Athanase Geor-
gevitch, l’avocat bien connu pour son solide coup de fourchette,
et qui prétendait posséder les meilleures histoires à boire et qui
regrettait de n’avoir pas inventé celle-là.
– Ma parole ! et de première marque ! J’avais gagné quatre
mille roubles au cercle des marchands. Je suis sorti de cette pe-
tite fête avec cinquante kopecks.
Mais, à l’oreille de Matrena Pétrovna s’est penché Ermolaï,
le fidèle intendant de campagne qui ne quitte jamais, même à la
ville, son habit nankin beurre frais, sa ceinture de cuir noir et
ses larges pantalons bleus et ses bottes brillantes comme des
glaces (comme il sied à un intendant de campagne qui est reçu
chez son maître, à la ville). La Générale se lève, après un léger
coup de tête amical à sa belle-fille, Natacha, qui la suit des yeux
jusqu’à la porte, indifférente en apparence aux propos tendres
de l’officier d’ordonnance de son père, le soldat poète Boris
Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants
de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, sur leurs bar-
ricades.
Ermolaï a conduit sa maîtresse dans le grand salon et là il
lui montre une porte qu’il a laissée entr’ouverte et qui donne sur
le petit salon précédant la chambre de Natacha…
– 7 – – Il est là ! fait Ermolaï à voix basse.
Ermolaï, au besoin, aurait pu se taire, car la Générale eût
été renseignée sur la présence d’un étranger dans le petit salon
par l’attitude d’un individu au paletot marron, bordé de faux
astrakan comme on voit à tous les paletots de la police russe (ce
qui fait reconnaître les agents secrets à première vue). L’homme
de la police était à quatre pattes dans le grand salon et regardait
ce qui se passait dans le petit salon par l’étroit espace de lumière
qui se présentait entre la porte entr’ouverte et le mur, près des
gonds. De cette manière ou d’une autre, tout personnage qui
voulait approcher du Général Trébassof était ainsi mis en ob-
servation, sans qu’il s’en doutât, après avoir été fouillé, tout
d’abord, dans la loge (mesure qui ne datait que du dernier at-
tentat).
La Générale frappa sur l’épaule de l’homme à genoux, avec
cette main héroïque qui avait sauvé la vie de son mari et qui
portait encore des traces de l’affreuse explosion (dernier atten-
tat, où Matrena Pétrovna avait saisi à pleine main la boîte infer-
nale destinée à faire sauter le Général).
L’individu se releva et, à pas feutrés, s’éloigna, gagna la vé-
randa où il s’a