Rudyard Kipling (1865 – 1936) KIM (1901) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières I................................................................................................. 3 II ............................................................................................. 45 III 71 IV ............................................................................................ 99 V 127 VI ...........................................................................................156 VII..........................................................................................183 VIII ....................................................................................... 206 IX 232 X ........................................................................................... 262 XI .......................................................................................... 289 XII......................................................................................... 322 XIII ........................................................................................357 XIV 388 XV414 À propos de cette édition électronique ................................ 447 I 1Oh vous qui suivez l'Étroit Sentier 2Du brasier de Tophet au Jugement Dernier Soyez bons pour les païens agenouillés 3Devant Bouddha à Kamakura ! 4Bouddha à Kamakura. Il se tenait, au mépris des ordres municipaux, à califourchon 5sur le canon ...
Rudyard Kipling
(1865 – 1936)
KIM
(1901)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
I................................................................................................. 3
II ............................................................................................. 45
III 71
IV ............................................................................................ 99
V 127
VI ...........................................................................................156
VII..........................................................................................183
VIII ....................................................................................... 206
IX 232
X ........................................................................................... 262
XI .......................................................................................... 289
XII......................................................................................... 322
XIII ........................................................................................357
XIV 388
XV414
À propos de cette édition électronique ................................ 447
I
1Oh vous qui suivez l'Étroit Sentier
2Du brasier de Tophet au Jugement Dernier
Soyez bons pour les païens agenouillés
3Devant Bouddha à Kamakura !
4Bouddha à Kamakura.
Il se tenait, au mépris des ordres municipaux, à califourchon
5sur le canon Zam-Zammah , braqué au centre de sa plate-forme
de brique, en face de la vieile Ajaib-Gher — la Maison des
6Merveilles, comme les indigènes appellent le musée de Lahore .
Qui tient Zam-Zammah, ce « dragon au souffle de feu », tient le
Pendjab ; la grosse caronade de bronze vert, à chaque conquête,
tombe toujours la première dans le butin du vainqueur.
1 Voir Mathieu, 7, 14 : « Que la porte de la vie est petite, que la
voie qui y mène est étroite, et qu'il y en a peu qui la trouvent ! »
2 Tophet : littéralement, le « bûcher ». Il s'agit du lieu de sacrifice
d'enfants au dieu Moloch, situé dans la vallée de Ben Hinnom, au sud
de Jérusalem. Voir Isaïe, 30, 33.
3 Kamakura : lieu de pèlerinage bouddhiste, au Japon, célèbre
pour sa statue gigantesque de Bouddha.
4 Bouddha à Kamakura : Les exergues des chapitres ne figuraient
pas dans la version originale. Je les ai rétablis en utilisant le texte de
l'édition Sussex (revue par l'auteur), qui introduit une ou deux
variantes par rapport à la première édition MacMillan. Dans la
première édition, le titre Bouddha à Kamakura ne figurait pas à la
suite des exergues des trois premiers chapitres.
5 Zam-Zammah : ce canon du XVIIIème siècle se trouve encore, à
ce jour, devant le musée de Lahore.
6 Musée de Lahore : le père de Kipling, John Lockwood Kipling,
fut conservateur de ce musée de 1875 à 1894 et servit de modèle au
personnage du conservateur.
– 3 –
Kim avait quelque droit à sa place — son pied venait de
déloger d'un tourillon le garçon de Lala Dinanath — puisque les
Anglais tenaient le Pendjab et que Kim était anglais. Quoique le
teint brûlé comme celui de n'importe quel indigène, quoiqu'il
employât de préférence l'idiome du pays et parlât sa langue natale
avec une sorte de chantonnement hésitant et cassé, quoiqu'il
fréquentât sur le pied d'une égalité parfaite les petits garçons du
bazar, Kim était un Blanc, un Blanc pauvre parmi les plus
pauvres. La femme de demi-caste qui prenait soin de lui (elle
fumait l'opium et faisait semblant de tenir une boutique de
meubles d'occasion près du square où stationnent les fiacres pas
chers) disait aux missionnaires qu'elle était la sœur de la mère de
Kim ; mais sa mère, d'abord bonne d'enfants dans la famille d'un
colonel, avait épousé plus tard Kimball O'Hara, jeune sergent
7porte-drapeau des Mavericks , régiment irlandais. Il occupa
ensuite un poste sur la ligne de chemin de fer Sind-Pendjab-
Delhi, et son régiment retourna en Angleterre sans lui. La femme
mourut du choléra à Ferozepore, et O'Hara se mit à boire et à
vagabonder le long de la ligne avec le bébé de trois ans qui ouvrait
ses yeux vifs. Des œuvres, des chapelains, inquiets de l'enfant,
tentèrent de s'en emparer ; mais O'Hara disparut, toujours
errant, jusqu'au jour où il rencontra la femme qui fumait l'opium,
en prit le goût avec elle, et mourut comme meurent dans l'Inde
les Blancs qui n'ont point d'argent. Ses biens, à sa mort,
8consistaient en trois documents ; il appelait l'un son ne varietur ,
parce que le papier portait ces mots au-dessous de sa signature, et
7 Mavericks : le nom de ce régiment imaginaire a déjà été utilisé
par Kipling dans la nouvelle « La mutinerie des Mavericks » (Les
handicaps de la vie). Le nom vient d'un éleveur texan du nom de
Maverick dont le bétail n'était pas marqué. Par extension, le mot en
est venu à désigner une personne indépendante ou rebelle. La
destinée de Kim se trouve donc également inscrite dans le nom.
8 Ne varietur : « ne doit pas changer ». L'inscription figurait sur
les certificats d'appartenance à une loge maçonnique.
– 4 – 9le deuxième son « certificat de libération ». Le troisième était
l'extrait de naissance de Kim. Ces choses, avait-il coutume de dire
dans ses belles heures d'opium, feraient malgré tout du petit
Kimball un homme. Sous aucun prétexte Kim ne devait s'en
séparer ; elles faisaient partie d'une grande opération de magie,
magie que l'on pratique là-bas derrière le musée, dans le grand
Jadoo-Gher bleu et blanc, la Maison des Sortilèges, comme nous
10appelons la Loge maçonnique . Tout, disait-il, s'arrangerait un
11 12jour, et la corne de Kim serait exaltée parmi des colonnes —
des colonnes géantes — de force et de beauté. Le colonel lui-
même viendrait à cheval, en tête du plus beau régiment du
monde, servir Kim, le petit Kim qui aurait dû être plus riche que
son père. Neuf cents diables de premier ordre dont le dieu était
un Taureau Rouge sur champ vert, seraient au service de Kim,
s'ils n'avaient pas oublié O'Hara — le pauvre O'Hara qui avait été
contremaître sur la ligne de Ferozepore. Puis, il se mettait à
pleurer amèrement, écroulé sur sa chaise de rotin démolie, sous
la véranda. Aussi arriva-t-il qu'après sa mort la femme cousit
parchemin, papier et extrait de naissance dans une gaine de cuir
contenant une amulette qu'elle attacha au cou de Kim.
« Et un jour, dit-elle, se rappelant confusément les prophéties
d'O'Hara, un grand Taureau Rouge sur un champ vert viendra te
chercher, et le colonel sur son grand cheval, oui, et — la phrase
finissait en anglais — neuf cents diables.
— Ah ! dit Kim, je me rappellerai. Un Taureau Rouge et un
colonel sur un cheval viendront, mais d'abord, disait mon père,
9 Certificat de libération : certificat qui autorise le transfert d'un
membre de la loge.
10 Loge maçonnique : Kipling lui-même appartint à cette loge qui
avait la particularité d'admettre des gens de confessions et de
nationalités différentes.
11 La corne est un symbole biblique de force et de puissance.
12 Colonnes : cet emblème maçonnique renvoie aux colonnes du
temple de Salomon à Jérusalem.
– 5 – arrivent les deux hommes qui préparent le terrain pour ces
choses. C'est ainsi, disait mon père, qu'ils faisaient toujours, et
c'est toujours ainsi quand les hommes font des opérations
magiques. »
Si la femme avait envoyé Kim au Jadoo-Gher local avec ces
papiers, la Loge de la province se fut naturellement chargée de
lui, et l'aurait envoyé à l'Orphelinat maçonnique dans la
montagne, mais elle se méfiait de ce qu'elle avait entendu
raconter en fait de magie. Kim, en outre, avait son opinion
personnelle. En atteignant l'âge de déraison, il apprit à éviter les
missionnaires et les hommes blancs de mine sérieuse qui lui
demandaient qui il était et son métier. Car Kim ne faisait rien, ce
dont il s'acquittait avec un succès immense. Il connaissait, à vrai
dire, l'étonnante ville de Lahore, dans sa ceinture de remparts,
13depuis la porte de Delhi jusqu'au fossé du Fort ; il était à tu et à
toi avec des hommes qui menaient des existences plus étranges
14que Haroun-al-Rachid n'en rêva jamais, et vivait une vie aussi
folle que celle des Mille et Une Nuits, mais dont ni missionnaires
ni secrétaires des sociétés de bienfaisance n'eussent pu
comprendre la beauté. Son surnom dans les faubourgs était
« Petit Ami de Tout au Monde » ; et souvent, à cause de sa
souplesse et de sa facilité à passer inaperçu, il portait des
commissions la nuit sur les toits encombrés de la ville pour le
compte de jeunes élégants à peau luisante et poil lustré. Il
s'agissait d'intrigues, naturellement — il savait cela du moins —,
de même qu'il connaissait tout du mal depuis qu'il savait parler —
, mais ce qu'il aimait, c'était le jeu pour son propre attrait — les
courses furtives dans l'obscurité des passages et des ruelles,
l'escalade par quelque gouttière, les visions et les rumeurs du
monde des femmes sur les toits plats, et la fuite, tête baissée, de
13 Le fort de Lahore, construit par l'empereur Akbar à la fin du
XVI° siècle, se trouve de l'autre côté de la ville par rapport à la porte
de Delhi.
14 Haroun-al-Rachid : on aura reconnu le célèbre calife de
Bagdad qui apparaît dans Les Mille et Une Nuits.
– 6 – terrasse en terrasse, sous le couvert de l'ombre chaude. Puis, il y
avait de saints hommes, des fakirs barbouillés de cendre auprès
de leurs sanctuaires de brique sous les arbres de la rivière, qu'il
connaissait familièrement. Il les accueillait d'un salut, au retour
de leurs courses mendiantes, et mangeait à leur plat quand ne
passait personne. La femme qui s'occupait de lui insistait
jusqu'aux larmes pour lui faire porter des vêtements européens,
culotte, chemise et chapeau boss