Alphonse Daudet
PORT-TARASCON
DERNIÈRES AVENTURES DE
L’ILLUSTRE TARTARIN
(1890)
Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits » Table des matières
LIVRE PREMIER.....................................................................11
Chapitre I .................................................................................... 12
Chapitre II.................................................................................. 20
Chapitre III ................................................................................. 31
Chapitre IV43
Chapitre V ................................................................................... 51
Chapitre VI63
Chapitre VII ................................................................................73
LIVRE DEUXIÈME ................................................................84
Chapitre I ....................................................................................85
Chapitre II...................................................................................98
Chapitre III ............................................................................... 105
Chapitre IV.................................................................................113
Chapitre V 122
LIVRE TROISIÈME.............................................................. 133
Chapitre I .................................................................................. 134
Chapitre II 146
Chapitre III ............................................................................... 157
Chapitre IV................................................................................ 167
Chapitre V ..................................................................................177
Chapitre VI 187
À propos de cette édition électronique.................................201
À LÉON ALLARD
Au subtil et profond romancier
Des Fictions et des Vies Muettes
Son frère et son ami Alphonse Daudet
Offre ce livre d’humour
– 3 –
C’était septembre, et c’était la Provence, à une rentrée de
vendange, il y a cinq ou six ans.
Du grand break attelé de deux camarguais qui nous empor-
tait à toute bride, le poète Mistral, l’aîné de mes fils et moi, vers
la gare de Tarascon et le train rapide du P.-L.-M., elle nous
semblait divine cette fin de jour d’une pâleur ardente, un jour
mat, épuisé, fiévreux, passionné comme un beau visage de
femme de là-bas.
Pas un souffle d’air malgré le train de notre course. Les ro-
seaux d’Espagne à longues feuilles rubanées, droits et rigides au
bord du chemin ; et par toutes ces routes de campagne, d’un
blanc de neige, d’un blanc de rêve, où la poussière craquait im-
mobile sous les roues, un lent défilé de charrettes chargées de
raisins noirs, rien que des noirs, – garçons et filles venant der-
rière, muets et graves, tous grands, bien découplés, la jambe
longue et les yeux noirs.
Grappes d’yeux noirs, et de raisins noirs, on ne voyait que
cela dans les cuves, sous le feutre à bords rabattus des vendan-
geurs, sous le fichu de tête dont les femmes gardaient les poin-
tes entre les dentes serrées.
Quelquefois, à l’angle d’un champ, une croix se dressait
dans le blanc du ciel, ayant à chacun de ses bras une lourde
grappe noire, pendue en ex-voto.
« Vé !… (vois !) » me jetait Mistral avec un geste attendri,
un sourire de fierté presque maternelle devant les manifesta-
tions ingénument païennes de sont peuple de Provence, puis il
reprenait son récit, quelque beau conte parfumé et doré des
bords du Rhône, comme le Gœthe provençal en sème à la volée,
de ses deux mains toujours ouvertes, dont l’une est poésie et
l’autre réalité.
– 4 –
Ô miracle des mots, magique concordance de l’heure, du
décor et de la fière légende paysanne que le poète déroulait pour
nous tout le long de l’étroit chemin, entre les champs d’oliviers
et de vignes !… Qu’on était bien, que la vie m’était blanche et
légère !
Tout à coup mes yeux se voilèrent, une angoisse m’étreignit
le cœur. « Père, comme tu es pâle ! » me dit mon fils, et j’eus à
peine la force de murmurer, en lui montrant le château du roi
René, dont les quatre tours me regardaient venir du fond de la
plaine : « Voilà Tarascon ! »
C’est que nous avions un terrible compte à régler, les taras-
connais et moi. Je les savais très montés, me gardant rancune
noire de mes plaisanteries sur leur ville et sur son grand
homme, l’illustre, le délicieux Tartarin. Des lettres, des menaces
anonymes m’avaient souvent averti : « Si tu passes jamais par
Tarascon, gare ! » D’autres brandissaient sur ma tête la ven-
geance du héros : « Tremblez ! le vieux lion a encore bec et on-
gles ! »
Un lion à bec, diable !
Plus grave encore : Je tenais d’un commandant de gen-
darmerie de la région qu’un commis-voyageur parisien ayant,
par une homonymie fâcheuse ou simple fumisterie, signé « Al-
phonse Daudet » sur le registre de l’hôtel, s’était vu brutalement
assailli à la porte d’un café et menacé d’un plongeon dans le
Rhône, selon les traditions locales :
– 5 – Dé brin o dé bran
Cabussaran
Dou fenestroun
De Taracoun
1Dedins lou Rose
C’était un vieux couplet de 93, qui se chante encore là-bas,
souligné de sinistres commentaires sur le drame dont les tours
du roi René furent témoins à cette époque.
Or, comme il ne me plaisait guère de piquer une tête du fe-
nestron de Tarascon, j’avais toujours évité dans mes voyages du
Midi de passer par cette bonne ville. Et voilà que cette fois un
mauvais sort, le désir d’aller embrasser mon cher Mistral,
l’impossibilité de prendre le « Rapide » ailleurs que là, me je-
taient dans la gueule du lion à bec.
Encore si je n’avais eu que Tartarin ; une rencontre
d’homme à homme, un duel à la flèche empoisonnée sous les
arbres du tour-de-ville n’était pas pour me faire peur. Mais la
colère d’un peuple, et le Rhône, ce vaste Rhône !…
Ah ! je vous réponds que tout n’est pas rose dans l’existence
du romancier…
Chose étrange, à mesure que nous approchions de la ville,
les chemins se dépeuplaient, les charrettes de vendanges deve-
naient plus rares. Bientôt nous n’eûmes plus devant nous que la
route vide et blanche, et tout autour dans la campagne le large
et la solitude du désert.
« C’est bizarre, disait Mistral, tous bas un peu impression-
né, on se croirait un dimanche.
1 De gré ou de force – ils feront le saut – du fenestron – de Ta-
rascon – dedans le Rhône.
– 6 –
– Si c’était dimanche, nous entendrions les cloches… »
ajouta mon fils, sur le même ton, car le silence qui enveloppait
la ville et sa banlieue avait quelque chose d’opprimant. Rien,
pas une cloche, pas un cri, pas même un de ces bruits de char-
ronnage tintant si clair dans l’atmosphère vibrante du Midi.
Pourtant les premières maisons du faubourg se levaient au
bout du chemin ; un moulin d’huile, l’octroi crépi à neuf. Nous
arrivions.
Et notre stupeur fut grande, à peine engagés dans cette
longue rue caillouteuse, de la trouver abandonnée, les portes et
les fenêtres closes, sans chien ni chat, enfants ni poules, ni per-
sonne, le portail enfumé du maréchal ferrant dégarni des deux
roues qui le flanquent à l’ordinaire, les grands rideaux de treillis
dont les seuils tarasconnais s’abritent sont les mouches, rentrés,
disparus comme les mouches elles-mêmes et l’exquise bouffée
de soupe à l’ail que toutes les cuisines auraient dû exhaler à
cette heure-là.
Tarascon ne sentant plus l’ail, imagine-t-on une chose pa-
reille !
Mistral et moi, nous nous regardions épouvantés ; et, vrai-
ment, il y avait de quoi. S’attendre aux rugissements d’un peu-
ple en délire, et trouver le silence de mort de cette Pompéi !
En ville, où nous pouvions mettre un nom sur tous les lo-
gis, sur toutes les boutiques familières à nos yeux depuis
l’enfance, cette impression de vide et d’abandon devint encore
plus saisissante. Fermée, la pharmacie Bézuquet de la placette,
l’armurier Costecalde fermé pareillement, et la confiserie Rébuf-
fat, « À la renommée des berlingots ». Disparus, les panonceaux
du notaire Cambalalette, et l’enseigne sur toile peinte de Marie-
Joseph-Spiridion Excourbaniès, fabricant de saucisson d’Arles ;
– 7 – car le saucisson d’Arles s’est toujours fait à Tarascon, et je si-
gnale en passant ce grand déni de justice historique.
Mais enfin qu’étaient devenus les tarasconnais ?
Notre break roulait sur le cours, dans l’ombre tiède des pla-
tanes espaçant leurs troncs blancs et lisses, où plus une cigale
ne chantait : envolées aussi les cigales ! Et devant la maison de
Tartarin, toutes ses persiennes fermées, aveugle et muette
comme ses voisines, contre le mur bas du fameux jardinet, plus
une caisse de cirage, plus un petit décrotteur pour vous crier :
« Cira, moussu ? »
L’un de nous dit : « Il y a peut être le choléra. »
À Tarascon, en effet, quand vient une épidémie, l’habitant
déménage et campe sous des tentes à bonne distance de la ville,
jusqu’à ce que le mauvais air soit passé.
Sur ce mot de choléra, dont tous les provençaux ont une
peur farouche, le cocher enleva ses bêtes, et quelques minutes
après nous stoppions à l’escalier de la gare, perchée tout en haut
du grand viaduc qui longe et domine la ville.
Ici nous retrouvions la vie, des voix humaines, des visages.
Dans l’entrecroisement des rails, les trains se succédaient sans
relâche, montée, descente, haltaient avec des claquements de
portières, des appels de station.
« Tarascon, cinq minutes d’arrêt…, changement de voiture
pour Nîmes, Montpellier, Cette… »
Tout de suite Mistral courut au commissaire de surveil-
lance, vieux serviteur qui n’a pas quitté sa gare depuis trente-
cinq ans :
– 8 – « Eh ! bé, maître Picard… Et les Tarasconnais ? Où sont-
ils ? Qu’en avez-vous fait ? »
L’autre, tout surpris de notre étonnement :
« Comment !… Vous ne savez pas ? D’où sortez-vous
donc ?… Vo